Vie du Seigneur Jésus

Chapitre III

But et plan de l’évangile de Jean. — Renseignements sur Jésus en dehors de la Bible ; chez les Pères ; dans l’évangile des Hébreux ; dans les évangiles apocryphes.

En nous occupant, dans notre précédente leçon des évangiles de Matthieu, de Marc et de Luc, nous nous sommes efforcés de discerner la pensée fondamentale et directrice de chacun de ces évangélistes. En cherchant de quel côté chacun d’eux envisage la personne et l’œuvre du Seigneur Jésus, et à quel point de vue il se place pour raconter son histoire, nous avons reconnu que Matthieu montre avant tout aux Israélites la venue du Messie promis ; que Marc, en puisant dans la prédication de Pierre, nous montre le Fils de Dieu, puissant en œuvres ; que Luc enfin, en sa qualité d’historien qui remonte aux sources, recherche surtout les traces qui manifestent dès le commencement comment le Sauveur d’Israël appartient aussi au monde entier, comment il apporte le salut à tous les pécheurs et de quelle manière ce salut, par le fait que les Juifs le repoussent, se répand sur les gentils. Il nous reste à parler de Jean.

Si nous nous enquérons du but principal que Jean poursuit dans son évangile, but qui a déterminé son choix dans cette matière surabondante, et qui domine toute l’exécution de son œuvre, l’évangéliste lui-même nous l’expose clairement par ces paroles qui se trouvent vers la fin de son livre : « Jésus fit encore, en présence de ses disciples, plusieurs autres miracles, qui ne sont pas écrits dans ce livre. Mais ces choses ont été écrites, afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu’en croyant vous ayez la vie par son nom (Jean 20.30-31). C’est à la lumière de cette déclaration que nous considérons l’hypothèse suivant laquelle Jean a voulu compléter les évangiles écrits précédemment. Et nous reconnaissons mieux encore que tel était réellement son but en comparant avec les autres, son évangile pris dans sa pensée fondamentale et dans son ensemble. Matthieu a prouvé, par le moyen des prophéties, que Jésus est le Messie promis à Israël. Jean veut à la fois aller plus au fond et élever plus haut le regard des croyants. Il veut les faire arriver à la conviction que Jésus est ce Messie, parce qu’il est le Fils éternel du Dieu éternel. Et c’est là ce qu’il prouve, non seulement par la parole prophétique accomplie et consommée en Jésus-Christ, mais bien plus encore par le témoignage que Jésus se rend à soi-même. Il est vrai que cette vérité n’est absente d’aucun des trois autres évangiles, mais aucun d’eux n’a manifesté à l’égal de Jean l’éternelle gloire du Fils de Dieu et la vie qui découle de lui sur tous ceux qui croient. Nous peindre de cette manière la personne du Sauveur, ôter le voile du sanctuaire intérieur et montrer ainsi à côté des œuvres de Jésus l’essence de la personne, qui les a opérées : c’est bien là compléter les trois premiers évangiles par le quatrième qui est tout particulièrement l’évangile spirituel. Et ce but de l’ensemble projette une lumière sur tout ce qui distingue cet évangile dans ses détails. Jean ne nous parle que peu de ce royaume de Dieu, dans lequel Jésus, sans se lasser, pressait tout le peuple d’entrer. Les autres évangélistes ayant suffisamment rapporté ces discours du Seigneur, il suffit à Jean de mentionner au commencement de son écrit la parole du Seigneur indiquant à Nicodème la condition de l’entrée dans ce royaume, et à la fin cette autre parole de Jésus déclarant à Pilate que son royaume n’est pas de ce monde. Par contre, bien que les trois premiers évangélistes n’eussent pas gardé le silence sur la personne du Roi de ce royaume des deux, ils n’avaient point rapporté ces discours du Seigneur aussi transparents que mystérieux, tels que Jean nous les donne et dont nous ne trouvons chez eux que de faibles échos. Jean veut nous révéler, autant que cela est possible à la parole humaine, l’essence intérieure du Fils éternel de Dieu. C’est là ce qu’il fait par le moyen de cette remarquable expression, semblable à celle que nous avons trouvée dans l’Apocalypse : Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu et Dieu était la Parole. De même que l’homme manifeste les pensées de son esprit par la parole, ainsi fait Dieu par sa parole éternelle. En disant : Que la lumière soit ! il crée la lumière et avec elle la vie qui continue à être portée par cette Parole toute-puissante, et à être éclairée par elle, en tant que cette vie créée est dotée de connaissance. Dans cette Parole éternelle était la vie, et la vie était la lumière des hommes. C’est donc là l’expression à la fois concise et profonde de ce que nous devons reconnaître comme l’éternelle essence de la personne de Christ : il est la source de la vie et la source de la lumière pour tous les hommes. Ces deux choses sont réunies dans cette gloire, que l’on voyait en lui, alors que la Parole faite chair habitait parmi les hommes. C’est à cette gloire que Jean, le précurseur du Seigneur, rendait témoignage, en même temps qu’il rendait les hommes attentifs à la lumière, lui préparant la voie dans les cœurs, de telle sorte que ceux qui étaient bien disposés vinrent et virent et crurent (Jean 1.39). Jésus manifesta lui-même sa gloire dans ce miracle par lequel il combla de joie les convives de Cana, et sans miracle, par la sévérité qu’il déploya contre les profanateurs du temple à Jérusalem. L’entretien du Seigneur avec Nicodème est un résumé qui traite de l’amour éternel du Père, du don qu’il a fait de son Fils pour le salut du monde, de la nécessité de venir à la lumière afin de naître de l’esprit. Ensuite le Seigneur révèle sa gloire surtout en se montrant comme la source de la vie : Il offre à la Samaritaine une eau vive ; il dit à ce seigneur de la cour d’Hérode : Va, ton fils est vivant. Le Père a donné au Fils tout pouvoir de vivifier et de juger : voilà ce qu’il enseigne, après avoir guéri le malade de Béthesda. Il se donne comme le pain de vie, après avoir miraculeusement rassasié les milliers qui l’avaient suivi au désert. C’est auprès de lui seul que Pierre trouva les paroles de la vie éternelle et encore une fois, à la fête des tabernacles, il convie le peuple aux fleuves d’eau vive.

Ensuite l’autre côté se découvre : Si Jésus se montre comme la lumière du monde, qui reprend les œuvres des ténèbres et qui rend la vue à l’aveugle, par contre ceux qui voient deviennent aveugles, parce que, bergers infidèles, ils s’opposent au bon Berger. Dans la résurrection de Lazare les deux faces se rencontrent comme dans l’entretien avec Nicodème : Celui qui rendit la vue à l’aveugle (Jean 11.37) rend aussi la vie à un mort, afin qu’on voie la gloire de Dieu (v. 40) Mais c’est contre cela même que s’élève une incrédulité hostile, qui ira jusqu’à faire mourir Jésus.

En effet, à mesure que la gloire du Seigneur, source de la lumière et de la vie, se manifeste plus complètement, nous voyons d’un côté la foi qui le reçoit, et de l’autre côté l’incrédulité qui le repousse, se séparer de plus en plus. Du côté de la foi nous voyons ce savant haut placé, qui est indécis, qui cherche, et qui n’arrive que lentement à une joyeuse conclusion ; puis cette simple femme samaritaine, dont la conscience est promptement réveillée ; ce seigneur de la cour, qui supporte bien l’épreuve d’une apparence de refus ; puis ce paralytique, dans lequel il faut d’abord réveiller le désir d’un secours ; l’aveugle-né à l’intelligence saine et au cœur accessible ; puis les sœurs de Béthanie, qui tout en aimant le Seigneur l’affligent par leur manque de foi. Du côté opposé, nous voyons une incrédulité hostile qui demande des miracles et qui, à Jérusalem du moins, ne tarde pas à vouloir ôter la vie au Seigneur, bien qu’alors ces ennemis impies couvrent encore leur orgueil blessé du manteau d’un faux zèle pour le sabbat. Mais non moins funeste est l’incrédulité de ces Galiléens sans intelligence, qui ne cherchent en Jésus que le faiseur de miracles, capable de procurer le pain du corps ; et celle de ces disciples non affermis, qui se scandalisent des paroles dures, par lesquelles il les éprouve, et surtout l’incrédulité qui fait un démon de l’un des douze apôtres. C’est l’incrédulité qui, à la fête des Tabernacles, se montre dans cette soif de disputes, qui échappe à la vérité en lui opposant un prétexte après l’autre, jusqu’à ce que la haine violente tente de mettre à mort le Seigneur, en même temps qu’elle essaye d’étouffer la foi en ceux qui ont cru. Et lorsque la puissance de résurrection du Seigneur éclate dans le miracle le plus admirable, le souverain sacrificateur, prophète à son insu dans son hostilité incrédule, va jusqu’à faire cette déclaration, qu’il faut qu’un homme meure pour le peuple. Cette lutte des ténèbres contre la lumière se déploie surtout à Jérusalem. C’est sur ce théâtre si différent de la Galilée, que le Seigneur a prononcé en présence des scribes et des principaux de la capitale des discours qui différaient si fort de ceux qu’il tenait en Galilée, discours qui renferment d’importants enseignements sur sa personne, contre laquelle se dressait une résistance des plus opiniâtres. Les voyages aux fêtes de Jérusalem marquent ainsi les degrés de la manifestation du Seigneur, et ceux de la lutte des ténèbres contre la lumière.

L’entrée royale à Jérusalem avec ce qui la précède à Béthanie et ce dont elle est suivie dans le temple, tout cela est mis en rapport par le Seigneur avec sa mort prochaine. Pour la dernière fois, la vie est offerte au peuple et il est invité à marcher dans la lumière ; mais il s’y refuse. Le jugement de l’endurcissement approche, tel qu’Esaïe l’a prophétisé (Ésaïe 12.38-40). Mais ce jugement sur le monde (Jean 12.31) est en même temps la glorieuse consommation de l’œuvre de Christ, en ce que le Seigneur s’abandonne librement à la mort.

Lui-même parle de sa mort, comme étant le moyen par lequel il s’en va auprès du Père. Maintenant, dit-il, le Fils de l’homme est glorifié et Dieu est glorifié par lui. Si Dieu est glorifié par lui, Dieu lui-même aussi le glorifiera et il le glorifiera bientôt (Jean 31-32). Jusqu’à cette heure, le Fils, par toute sa vie, a glorifié le Père ; maintenant le Père va aussi glorifier son Fils, d’abord intérieurement, au milieu de l’opprobre de sa souffrance et de sa mort, et bientôt aussi extérieurement, par sa résurrection d’entre les morts. C’est un commencement de la glorification du Fils de Dieu, que sa préparation à la passion dans le cercle le plus intime de ses disciples, et ce déploiement d’amour par lequel il agit sur leurs cœurs. En comparant ces chapitres aux discours précédemment adressés aux Juifs, nous trouvons que le Seigneur est obligé de faire à ses disciples les mêmes reproches qu’aux habitants incrédules de Jérusalem. En eux aussi la chair est faible, quand il s’agit de croire. Mais au milieu de cette faiblesse, un attrait vers Jésus a été éveillé dans leurs cœurs ; ils sont attachés à lui et c’est par là qu’il les retient, qu’il les sauve et qu’il les rend capables d’être les témoins de sa glorification. La parole adressée à Thomas : « Bienheureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru, » indique le terme de cette préparation des disciples à la foi. Après les discours prononcés dans le cercle intime des amis, et la prière admirable par laquelle le Seigneur abandonne à son Père le glorieux achèvement de son œuvre, il se dispose à montrer au monde de quelle manière il fait ce que son Père lui a commandé (Jean 14.31), et comment il est glorifié par le Père, même au milieu des souffrances. A la vue de cette gloire, la troupe envoyée pour prendre Jésus, tombe à terre. Une impression de cette majesté inspire même à Pilate un sentiment de crainte et de respect pour ce roi étrange, et tout saisi, il s’écrie : « Voyez quel homme ! » Des sept paroles du Crucifié, Jean nous a conservé la plus intime et la plus humble, ainsi que la plus grande et la plus profonde. L’une et l’autre nous font surtout voir la gloire de Celui qui accomplit toute la prophétie, et qui, après sa résurrection apporte la paix, le souffle de l’Esprit, et cette foi par laquelle nous avons la vie. Non seulement cela, mais c’est encore Jean qui nous rapporte les paroles par lesquelles Jésus prépare les disciples pour leur ministère, leur promet sa bénédiction, rend l’apostolat au disciple qui l’a renié et enseigne à son Eglise à contempler Celui qui viendra finalement dans la gloire qu’il a eue dès le commencement.

C’est ainsi que les évangélistes nous annoncent le Seigneur, chacun à sa manière, et malgré cela tous s’accordent. Comment un seul aurait-il pu suffire, pour rendre la plénitude divine de la vie du Sauveur ?

La gloire du Fils de Dieu avait été annoncée de la manière la plus simple par Marc, par le récit de ses œuvres, et c’est ainsi qu’il fallait procéder pour produite une impression profonde sur ceux, qui entendaient ces choses pour la première fois. Matthieu avait prouvé au peuple d’Israël que Jésus était le Christ, depuis longtemps annoncé par les prophètes ; Luc l’avait montré comme le Sauveur du monde entier qui, repoussé par les Juifs devait appartenir aux Gentils ; Jean dévoila le sanctuaire, non point aux commençants, dans lesquels il faut que le fondement soit d’abord posé par les autres évangiles, mais à l’Eglise déjà formée, afin de fortifier sa foi et de compléter sa connaissance. A ceux qui étaient arrivés à la foi, il fit connaître comme fond de la vérité, que ce Fils de Dieu, ce Messie promis, ce Sauveur du monde est venu du sein du Père, afin d’apporter la vie au monde et de le régénérer pas sa lumière. Voilà les quatre évangiles, quatre rayons émanant d’un même foyer de lumière ; un quadruple miroir reflétant la même vie, quatre dons différents du même Esprit ; les quatre chérubins, portant la gloire du Seigneur.

Nous pouvons apprendre à connaître le Seigneur en employant fidèlement ces quatre écrits simples et brefs. Quelque légitime que soit le désir de ceux qui voudraient connaître encore autre chose touchant les paroles et les œuvres de Jésus, ils doivent se contenter du peu que nous donnent les évangiles, qui en restreignant leurs communications, nous invitent à les approfondir. Quand même l’évangile de Jean ne l’eût pas expressément déclaré (Jean 21.25), il va de soi que les écrits apostoliques sont loin de nous donner une narration complète des œuvres et des paroles de Jésus-Christ. Remarquons, par exemple, que deux chapitres et demi de Marc (Marc 3.20 à 5.43 ; comp. à Matthieu 13.1) ne nous donnent probablement que l’histoire de deux jours, et que pareillement, trois chapitres et demi de Jean (Jean 7.1 à 10.24), nous montrent l’histoire des quelques jours que dura la fête des tabernacles. Combien de(paroles et d’enseignements du Seigneur sont compris dans ce résumé général : « Il allait dans toute la Galilée, enseignant dans les synagogues, prêchant l’Evangile du royaume et guérissant toutes sortes de maladies parmi le peuple. »

Toutefois, ce que donnent les récits évangéliques suffit pleinement pour servir de base à cette communion avec le Seigneur, par le moyen de laquelle nous grandissons dans sa connaissance. Aussi le désir de ceux qui voudraient apprendre plus de faits isolés concernant Jésus est-il, sinon défendu, au moins stérile et trompeur.

Aux premiers temps de l’Eglise, mainte parole du Seigneur et maint récit de ses œuvres devaient être en circulation. Toutefois on est frappé du peu d’importance et de solidité, de tout ce qui nous est transmis par la plus ancienne tradition extra-biblique. Les Pères de l’Eglise ne nous rapportent pas une seule parole du Seigneur, qui puisse être comparée à celle-ci, par exemple, que nous a conservé Paul : Il est plus doux de donner que de recevoir (Actes 20.35). Au contraire, celles qu’ils lui attribuent produisent sur nous une impression quelque peu étrange, si bien que nous ne sommes pas surpris de ne pas les trouver dans les évangiles. Tout aussi insignifiantes sont les additions à l’histoire de la vie et des œuvres de Jésus. Lorsque, par exemple, Justin Martyr raconte que le Seigneur est né dans la caverne d’un rocher, (ce qui n’est pas incompatible avec le récit de Luc), et qu’au baptême de Celui qui était venu baptiser d’Esprit et de feu, non seulement l’Esprit descendit, mais qu’une flamme s’éleva du Jourdain, nous ne savons pas s’il a puisé dans la tradition orale ou dans des écrits apocryphes, si comme cela est plus d’une fois arrivé, il a illustré le récit évangélique par quelques traits puisés dans les prophéties. Ce qu’il nous offre de plus ingénieux, c’est l’indication des ustensiles confectionnés par Jésus, en sa qualité d’aide de son père, le charpentier Joseph : c’étaient des jougs et des charrues, emblèmes de la justice et de la vie laborieuse.

C’est à cela que se réduisent les communications auxquelles on peut ajouter foi dans une certaine mesure. Il suffit de jeter un regard sur les prétendus évangiles qui existaient et qui existent encore à côté de nos quatre évangiles, pour voir à quels égarements est exposée la curiosité avide de choses nouvelles et désireuse de les connaître malgré le silence des sources apostoliques. Suivant ce que disent les Pères, il y avait une quantité d’évangiles, dont la plupart ne nous sont connus que par leurs titres et une faible partie de leur contenu. C’est ainsi qu’on cite un évangile des Egyptiens, un évangile des douze apôtres, un évangile de Thomas, de Matthias, de Barthélémy ; d’autres qui portaient les noms des fondateurs de sectes égarées, comme du reste la plupart d’entre eux, étaient les produits des sectes. Le plus solide de ces écrits, que nous connaissons le mieux par les Pères de l’Eglise et qui n’est pas à rejeter complètement, a pour titre : L’Evangile des Hébreux. Ainsi que ce nom l’indique, c’était là l’évangile de ces chrétiens juifs, qui se séparèrent strictement de l’Eglise se développant parmi les gentils, et qui, comme secte, furent appelés, les uns : Nazaréens, — c’étaient les moins rigides ; — les autres : Ebionites, c’est-à-dire les pauvres, — c’étaient les plus sévères. Cette dernière dénomination, qui à l’origine a pu désigner les Eglises pauvres juives en général, devint plus tard décidément le nom d’une secte.

L’évangile, dont se servaient ces Hébreux, était écrit en langue hébraïque. Au dire des Pères de l’Eglise, il en fut d’abord de même de l’évangile de Matthieu, et cet évangile a dû se rapprocher beaucoup de celui des Hébreux. C’est Jérôme, ce savant prêtre de la Pannonie qui, en 420, mourut à Bethléhem, qui nous donne là-dessus les renseignements les plus détaillés. Il dit à plusieurs reprises que plusieurs le tenaient pour l’écrit original de Matthieu (probablement sans le connaître de plus près), que lui-même, Jérôme, l’a traduit de l’hébreu en grec et en latin, ce qui déjà suffit pour autoriser cette conclusion : L’évangile des Hébreux n’a pas dû être complètement identique à celui de Matthieu ; sans cela cette nouvelle traduction eût été inutile. D’une part ce qui nous est communiqué de son contenu ne diffère pas sensiblement de Matthieu, mais d’un autre côté nous trouvons des additions, par le moyen desquelles ces chrétiens juifs, qui rejetaient les autres évangiles, en s’efforçant de compléter l’évangile de Matthieu, ne parvinrent qu’à le déformer.

Si l’évangile des Hébreux affirme que l’homme qui avait une main sèche, était un tailleur de pierres qui dit au Seigneur : « J’ai travaillé de mes mains pour gagner mon pain ; je te prie, Jésus, de me guérir afin qu’il ne me faille pas honteusement mendier, » cela peut nous paraître innocent. Nous ne ferons non plus un grave reproche à cet évangile, de ce qu’au lieu de rattacher le déchirement du voile au tremblement de terre, survenu à la mort du Seigneur il parle de la rupture du seuil du temple. Mais que le Seigneur ait dit : « Ma mère, qui est le Saint-Esprit, me tenant par un de mes cheveux, vient de me transporter sur la montagne de Thabor, » cela paraît fort étrange. Ce n’est que dans la langue hébraïque, où le mot esprit est du genre féminin, que cet esprit peut être appelé mère.

Le caractère de ce livre se révèle d’une manière frappante dans le récit qu’il nous fait de l’histoire du jeune homme riche. Au conseil du Seigneur de vendre ses biens, ce jeune homme répondit en se grattant la tête, et le Seigneur dut lui adresser ces paroles sévères : « Comment oses-tu prétendre avoir gardé la loi et les prophètes, quand il est écrit dans la loi : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Or, beaucoup de tes frères, enfants d’Abraham comme toi, sont couverts de haillons et meurent de faim, tandis que ta maison est remplie de richesses, sans que rien n’en sorte pour les soulager ! » C’est donc en un avare, dans la pire acception de ce mot, que l’évangile des Hébreux transforme ce jeune homme, que le Seigneur avait regardé avec amour, en même temps qu’il met dans la bouche du Seigneur des paroles de blâme bien moins faites pour aller au cœur que le simple regard et le silence de Jésus. Non moins déplacé est le récit du baptême du Seigneur, suivant lequel sa mère et ses frères lui auraient dit : Jean baptise pour la rémission des péchés ; nous voulons aussi nous faire baptiser par lui. A cela Jésus aurait répondu : « Quel est mon péché que je doive aller pour être baptisé par lui ? » à moins que ce que je viens de dire ne soit une marque d’ignorance. Ici encore on a cru améliorer et expliquer le simple récit des évangiles véritables, mais en réalité on l’a gâté pas des embellissements grossiers. Probablement le renseignement suivant lequel Christ ressuscité apparut en premier lieu à son frère Jacques, ne mérite pas plus de confiance. Voici ce récit : « Le Seigneur, après avoir donné le linge au serviteur du souverain sacrificateur, se rendit auprès de Jacques et lui apparut. Car Jacques avait fait serment de ne pas manger de pain, depuis l’heure à laquelle il avait bu la coupe du Seigneur jusqu’à ce qu’il le vît ressusciter des morts. Alors le Seigneur dit : Apportez une table et du pain, et il prit le pain, rendit grâces, le rompit, et le donnant à Jacques le Juste, il lui dit : Mon frère, mange ton pain, car le Fils de l’homme est ressuscité d’entre ceux qui dorment ; » Ce récit serait assurément attrayant, si nous pouvions admettre que Jacques, un de ces frères de Jésus qui ne croyaient pas en lui avant sa résurrection (Jean 7.5), ait attendu avec tant d’assurance cette résurrection qui, jusqu’au moment où elle s’effectua, était restée un mystère caché aux disciples les plus fidèles. Il paraît d’après cela que les chrétiens juifs voulaient attribuer à Jacques, l’apôtre le plus éminent à leurs yeux, quelque chose dont même le plus avancé d’entre les apôtres avait été privé.

Nous reconnaissons encore bien mieux une interpolation arbitraire de la secte ébionite, dans ces paroles que l’évangile des Hébreux attribue au Seigneur : « Je suis venu abolir les sacrifices, et tant que vous n’y renoncerez pas, la colère du Seigneur restera sur vous. » Le Seigneur n’a point dit cela, lui qui était venu non pas pour abolir, mais pour accomplir, et qui laissa subsister la loi de Moïse jusqu’à ce qu’il l’eut accomplie par le sacrifice de son propre corps. Au contraire, le Seigneur avait dit au lépreux guéri par lui : « Va et montre-toi au sacrificateur, et offre le sacrifice ordonné par Moïse ». Ce n’est donc pas le Seigneur lui-même qui a ainsi parlé contre les sacrifices, mais ce sont les ébionites, auxquels ce langage était familier, qui lui ont attribué faussement ces paroles. Il en est de même de cette réponse qu’il aurait faite aux disciples qui lui demandaient où ils devaient préparer la Pâques : « Pensez-vous donc que j’aie demandé de manger la chair de l’agneau pascal ? » Cette parole est inventée par les ébionites, aux yeux desquels c’était une chose condamnable que de manger de la viande. — Nous reconnaissons que ces chrétiens juifs possédaient et employaient depuis longtemps l’évangile de Matthieu en langue hébraïque, mais à mesure que la rigidité et l’aigreur de l’esprit de secte les isolaient davantage de la vie normale de l’Eglise, ils allaient plus loin dans l’arbitraire avec lequel ils se permettaient de défigurer l’Evangile par des additions. L’absurdité croissante de ces additions nous montre que la secte elle-même se corrompait de plus en plus. C’est donc à bon escient que les Pères de l’Eglise ne parlaient qu’avec une grande réserve de ce prétendu évangile des Hébreux. Ils s’expriment ainsi : « Si quelqu’un veut admettre le témoignage de l’évangile des Hébreux, non pour décider valablement d’une chose, mais à titre de simple renseignement… »

Ils condamnent bien plus encore les évangiles appelés apocryphes, dont un certain nombre a été conservé jusqu’à nos jours, ce qui nous permet de les comparer aux évangiles véritables. Les plus anciens sont attribués à Jacques et à Thomas. Ces écrits, ainsi que les prétendus actes de Pilate, qui forment la première partie de l’évangile attribué dans la suite à Nicodème, remontent probablement jusqu’au second siècle. D’autres ne surgirent que plus tard. Tous trahissent leur origine impure par des vues sectaires de toute espèce, par leur tendance au culte de Marie et des saints et par de grossières erreurs historiques. Il y a surtout deux ou trois points, sur lesquels se porta l’imagination qui, au lieu de se contenter de la sainte brièveté des récits évangéliques, s’efforçait de découvrir ce que ces récits avaient chastement voilé : cette imagination s’efforça de faire un tableau fantastique de l’enfance du Sauveur, et entreprit d’éclaircir les sombres heures de sa passion et de sa mort. Le troisième point, auquel je fais allusion, ce sont les récits apocryphes qui nous donnent l’histoire de Joseph et surtout celle de Marie, avant la naissance de Christ.

On voit des représentations dans les tableaux et les gravures catholiques, qui n’ont d’autre fondement que les évangiles apocryphes. Les parents de Marie portent les noms de Joachim et d’Anne. Ce couple à la fois pieux et riche fut longtemps sans avoir d’enfants ; un sentiment douloureux de honte engagea les époux à se séparer pour quelque temps, jusqu’à ce qu’un message divin, leur annonçant la naissance d’une fille, les réunit de nouveau. L’enfant, sur lequel reposaient des promesses spéciales, fut conduite au temple dans sa troisième année, conformément au vœu qu’en avaient fait ses parents, et elle réjouit leur cœur en montant rapidement et sans se retourner les marches du temple. Elle y demeura, après avoir fait un vœu de virginité perpétuelle et partagea son temps entre la dévotion et le travail. Elle mangeait la nourriture qu’un ange lui apportait chaque jour, guérissait les malades par le simple attouchement, et gagna par sa bonté l’amour et l’admiration de toutes ses compagnes. Arrivée à l’âge de douze à quatorze ans, Marie refusa de se marier à l’exemple de ses amies ; elle en appelait à son vœu et à l’exemple d’Abel et d’Elie. C’est pourquoi on lui chercha un époux, qui devait être, non pas un mari, mais uniquement un protecteur. Les bâtons des veufs et des célibataires furent réunis par le souverain sacrificateur, et Joseph, dont les apocryphes font un sacrificateur, tout en affirmant sa descendance de David, fut choisi, parce qu’une colombe était sortie de son bâton. Il avait alors quatre-vingt-dix ans, âge qui faisait de lui un protecteur paternel. On prétend qu’il atteignit l’âge de cent onze ans, conservant jusqu’à la fin une bonne santé, une vue non affaiblie et des dents saines. Quatre fils et deux filles lui étaient nés d’un premier mariage. C’est ainsi que les apocryphes expliquent ces frères et ces sœurs du Seigneur, dont parlent les évangiles. C’est dans la maison de Joseph, que Marie file de la pourpre pour faire un voile du temple.

Puis vient l’annonciation de la naissance de Jésus, la visite à Elisabeth, la naissance et la présentation de Jésus dans le temple, ainsi que l’adoration des mages. C’est dans les traits essentiels le récit de Matthieu et de Luc, mais orné et en même temps défiguré par maintes additions. Parmi ces travestissements figurent quelques grossières argumentations en faveur de la sainte naissance, qui sont de nature à nous faire estimer d’autant plus, si cela était nécessaire, la délicatesse inimitable des évangiles authentiques.

D’autres parties sont plus acceptables et plus ingénieuses, bien que les traits absurdes ne fassent nulle part défaut. La naissance du Sauveur a lieu dans une caverne, qui tout à l’heure complètement obscure, est subitement inondée d’une lumière éclatante. Le nouveau-né se tient debout ; il est adoré par les anges, et même il parle à sa mère pour s’annoncer comme étant la Parole faite chair. Quand ensuite la sainte famille alla se loger dans une étable, cette parole d’Esaïe : « Le bœuf connaît son possesseur et l’âne connaît la crèche de son maître » (Ésaïe 1.3) fut accomplie en ce que les bœufs et les ânes adorèrent Jésus. Les mages d’Orient ne sont pas encore devenus ces rois, tels que la légende les représenta dans la suite, en leur appliquant littéralement ces paroles du psaume 72 : « Les rois de Schéba et de Séba lui apporteront des présents…, on lui donnera de l’or de Schéba  ; ou bien ces paroles du chapitre 60 d’Esaïe : « Les nations marcheront à ta lumière, et les rois à la splendeur, qui se lèvera sur toi… ; une foule de chameaux te couvrira, les dromadaires de Madian et de Hépha et, tous ceux de Scéba viendront ; ils apporteront de l’or et de l’encens et publieront les louanges de l’Eternel. » Les évangiles apocryphes n’en sont pas encore là. Ils n’ont pas encore non plus fixé à trois le nombre des mages, ainsi qu’on le fit plus tard, en se laissant guider par les trois présents. Toutefois quelques embellissements dans le goût apocryphe ne font pas défaut ici ; c’est ainsi que Marie fait cadeau aux mages d’un lange incombustible de l’enfant Jésus. Hérode, qui cherche en vain les mages pour les faire périr, fait mettre à mort non seulement les enfants de Bethléhem mais encore le sacrificateur Zacharie. Evidemment on confond ici le père de Jean avec cet ancien Zacharie dont le meurtre est désigné par le Seigneur comme un péché d’Israël non encore expié (Matthieu 23.35). La colère d’Hérode contre Zacharie, au dire des apocryphes, fut causée par la fuite d’Elisabeth, reçue, avec Jean dans l’intérieur d’une montagne qui se fendit, et fournit ainsi à cet enfant le moyen d’échapper au massacre.

Vous voyez que ces auteurs, ne sont pas embarrassés, quand il s’agit d’inventer des contes. Toutefois ces évangiles renferment aussi quelques passages d’une poésie saisissante. De ce nombre est cette plainte d’Anne, qui est sans enfants et qui, à la vue d’un nid de passereaux, répand ainsi son cœur : « Malheur à moi ! Qui m’a engendrée ? et de quelle mère suis-je née, pour être devenue anathème aux yeux des enfants d’Israël, et avoir été honteusement chassée du temple de l’Eternel ! Malheur, à moi ! A qui puis-je me comparer ? Ce n’est pas aux oiseaux du ciel, car eux aussi sont féconds devant toi, Seigneur ! Malheur à moi ! A qui puis-je me comparer ? Ce n’est pas aux animaux de la terre, car les animaux aussi sont féconds devant toi, ô Seigneur ! Malheur à moi ! A qui donc puis-je me comparer ! Ce n’est point aux eaux, car les eaux aussi sont fécondes devant toi, Seigneur ! Malheur à moi ! A qui puis-je me comparer ? Ce n’est pas à la terre, car la terre aussi produit son fruit en son temps et elle te glorifie, ô Seigneura  ! »

aProtévangile de Jacques III.

Un charme particulier est répandu sur le récit de Joseph qui raconte ce qui lui arriva lorsqu’il alla chercher un secours pour Marie, qui du reste n’en eut pas besoin. Le poète le fait dépeindre ce qui arriva dehors, au moment ou l’enfant miraculeux vint au monde dans la grotte : « Je marchais et cependant je ne marchais pas ; je regardai dans l’air et je vis l’air muet d’étonnement ; j’élevai mes regards vers le firmament, et je le vis immobile et les oiseaux du ciel s’arrêtèrent. Je considérai la terre ; des ouvriers étaient groupés autour d’un plat ; mais les mangeurs ne mangeaient pas, et ceux qui élevaient la main ne pouvaient porter la nourriture à la bouche ; au contraire toutes les faces étaient tournées en haut. Je vis des brebis qu’on menait au pâturage : mais elles s’étaient arrêtées ; la main du berger, levée pour les frapper, était restée levée. Je regardai la rivière : des boucs s’étaient baissés pour y boire, mais ils ne buvaient pas. » C’est ainsi qu’il décrit la stupeur de toute la création à la naissance du Seigneur ; il y a là de la poésie, c’est incontestable  ; seulement il semble qu’au lieu d’un évangile nous nous trouvions en face d’un conte de quelque princesse enchantée.

Les miracles de toute espèce, par lesquels on a embelli la fuite en Egypte et l’enfance de Jésus portent le même caractère, et sont même généralement bien plusabsurdes. Les dragons et les lions l’adorent pour accomplir la prophétie d’Esaïe, aux termes de laquelle le loup ; l’agneau, le lion et le bœuf doivent paître ensemble. Le palmier, qui se penche au commandement de l’enfant, afin que sa mère en puisse cueillir le fruit, en même temps que cet arbre fait jaillir de ses racines une source délicieuse et reçoit la promesse d’être transplanté dans le paradis. Au surplus, ce soulagement devient inutile à ces pèlerins du désert, car par la puissance miraculeuse de l’enfant, le voyage, au lieu de durer des semaines, s’effectue en un jour, si bien que dès le premier soir on aperçoit dans le lointain les montagnes de l’Egypte. A l’approche de l’enfant Jésus, les idoles tombent, réalisant par là une autre parole d’Esaïe (Ésaïe 19.1). C’est ensuite une foule de guérisons de sourds-muets, de lépreux, d’aveugles, de malades de toute espèce, par le moyen de l’eau dont on s’est servi pour laver l’enfant Jésus, ou de ses langes, qui ont la vertu de conserver vivants ceux qui tombent dans l’eau ou dans le feu. Un enfant malade est guéri en étant couché dans le berceau du fils de Marie ; d’autres le sont par la seule odeur de ses habits. Par ces mêmes moyens, des démons sont chassés ; ils sortent de la bouche du fils d’un prêtre égyptien sous la forme de serpents et de corbeaux, et sous l’apparence d’un chien enragé de ce même Judas, qui plus tard trahit le Seigneur. Celui qui fut plus tard l’apôtre Barthélémy est pareillement guéri à cette époque, ainsi que Jacques, le frère du Seigneur. Au commandement de Jésus un serpent, qui a mordu Simon de Cana, est forcé de sucer le venin de la plaie. Mais celle de ces fables, qui inspire le plus de répugnance, concerne un jeune Egyptien, qui, devenu un mulet par la sorcellerie, est rétabli dans son premier état, dès que Marie a mis son enfant sur lui.

Ce qui précède montre la tendance de l’imagination apocryphe, à mettre en rapport avec l’enfant Jésus des personnes qui plus tard jouent un rôle dans l’histoire du Seigneur. C’est ainsi qu’on le met en contact en Egypte avec les hommes qui furent plus tard crucifiés à ses côtés, et que même alors déjà Jésus promet une grâce à celui des deux qui lui montra de la bienveillance lors de sa crucifixion. Si, par des mentions de cette espèce, ces récits anticipent sur l’histoire réelle, ils retombent dans l’histoire des temps les plus reculés, en racontant la rencontre de la sainte famille avec Pharaon, à une époque où l’Egypte, devenue province romaine, avait depuis longtemps perdu ses Pharaons. Cet exemple, auquel je pourrais en ajouter d’autres, suffit pour mettre en lumière l’ignorance grossière de ces auteurs. Nous avons déjà reconnu leur tendance à une vénération outrée de la vierge Marie ; les miracles du voyage en Egypte ont pour but sa glorification autant que celle de Jésus, car la mère, par sa royale intercession, est la médiatrice des grâces accordées par l’enfant.

Bien étranges sont les miracles que les apocryphes attribuent à l’enfant Jésus, après son retour d’Egypte, jusqu’à sa douzième année. Ce n’est que de la douzième jusqu’à la trentième année, qu’ils lui accordent une vie saintement cachée, sans se douter que cette obscurité n’est possible qu’à la condition que les merveilles dont ils remplissent ses douze premières années ne soient que des fables. Ces histoires non seulement étonnent, mais elles choquent par l’esprit d’orgueil avec lequel le jeune garçon fait parade de sa toute-puissance. Un spectateur l’ayant blâmé d’avoir un jour de sabbat formé de petits oiseaux de terre, l’enfant claque des mains, et les oiseaux s’envolent, chantent, vont et viennent à son commandement. Cela du moins ne fait de mal à personne, bien que ce ne soient là que des caricatures des véritables œuvres de sabbat. D’autres fois il fait des choses vraiment nuisibles. Ses jeunes camarades surtout sont en danger auprès de lui. A l’un d’eux, qui a défait les petits fossés, creusés par Jésus au bord d’un ruisseau, il adresse ce reproche : « Malheur à toi, enfant de la mort, enfant du diable, qui détruis ce que j’ai fait ! » — et l’enfant ainsi grondé tombe mort. Il est vrai que Jésus le ressuscite, s’étant aperçu que cette mort peinait Marie ; mais cette résurrection, il l’accompagne d’un coup de pied et de ces paroles : « Lève-toi, enfant de malice ; tu n’es pas digne d’entrer dans le repos de mon Père ! » D’autres jeunes garçons, pour avoir refusé de jouer avec lui, sont changés en petits boucs. Israël est incorrigible, et il faut le forcer à le reconnaître, lui, comme le bon Berger, et à chercher le salut auprès de lui seul : voilà le motif de cette punition ; ce n’est que sur l’instante prière des femmes, témoin de ce miracle, qu’il rendit à ces boucs leur forme précédente. Ces exemples d’une toute-puissance brutale, magique et sans entrailles auxquels on pourrait en ajouter d’autres, nous font comprendre que l’on ait dit à Joseph : « Enseigne à ton fils à bénir au lieu de maudire. Nous comprenons aussi que Joseph et Marie ne lui aient presque plus permis de quitter la maison…

Les maîtres qui osent s’approcher de Jésus, tel que nous le donnent les apocryphes, ne sont pas mieux traités que ses jeunes camarades. Au premier qui lui enseigne l’alphabet il refuse de prononcer le B, avant qu’il lui ait expliqué le A, et il le confond en lui montrant dans la forme de cette lettre toutes sortes de mystères concernant la Trinité. Le second, qui donne un soufflet à cet élève récalcitrant, en emporte une main sèche. Le troisième se présente humblement et exalte son élève, après que celui-ci a lu dans un livre, non ce qui y était écrit, mais des paroles de profonde sagesse touchant la loi de Dieu. Le jeune garçon sourit et il est satisfait. Après avoir obtenu cet hommage qui lui était dû, il guérit ceux qui précédemment avaient été frappés de plaies. Lorsqu’il visite le temple à l’âge de douze ans, ce n’est point cet enfant aux pensées profondes, tel que nous le dépeint l’Evangile véritable, qui se montre à nous ; au contraire, c’est le docteur de tous les docteurs, qui les embarrasse par ses questions concernant le Messie, en même temps qu’il les frappe d’étonnement en découvrant les mystères les plus profonds de l’astronomie et de la médecine.

Il est vrai qu’après cela il est complètement incompréhensible qu’il ait pu retourner à Nazareth avec ses parents et leur être soumis. Je laisse de côté les tours d’adresse consistant à sortir d’une même chaudière des étoffes de diverses couleurs, telles que les demandait le teinturier, ou de rendre droit ce qui avait été charpenté de travers par Joseph, et j’aborde brièvement le prétendu évangile de Nicodème.

Dans sa première moitié, cet évangile décrit les débats judiciaires devant le tribunal de Pilate. Sa tendance constante est d’exagérer la culpabilité des Juifs, leurs accusations mensongères, en dépit du cri de leur conscience, le grand respect de Pilate pour Jésus et sa répugnance à le condamner. Par là, ce tableau perd toute sa vraisemblance ; ce ne sont plus, les personnes réelles, que les véritables évangiles nous dépeignent en traits rapides avec tant de vérité et d’une manière à la fois si nette et si personnelle ; ce sont des figures sans caractère, changeant leurs rôles à chaque instant, comme cela arrive dans un mauvais drame. Pilate fait chercher Jésus comme un roi ; à son entrée les bannières romaines, s’abaissent involontairement ; ensuite les Juifs le chargent d’accusations qui, valables devant un tribunal juif, n’ont aucun sens aux yeux d’un gouverneur romain : c’est ainsi que nous trouvons des plaintes touchant les guérisons par Jésus le jour du sabbat, des griefs au sujet du massacre des jeunes enfants à Bethléhem, le reproche fait à Jésus d’avoir voulu détruire le temple de Salomon, ce qui, soit dit en passant, est une confusion manifeste du temple édifié par Zorobabel et par Hérode avec le sanctuaire construit par Salomon et détruit par Nébucadnetsar. Mais des défenseurs de Jésus se présentent aussi devant Pilate : c’est avant tout Nicodème, et ensuite une série de personnes guéries par Jésus, parmi lesquelles nous remarquons la femme qui avait été malade d’une perte de sang, qui fut plus tard nommée Véronique, et qui doit avoir reçu de Jésus cette image connue, consistant dans l’empreinte de son visage. D’un autre côté, Pilate reproche aux Juifs d’avoir été de tout temps un peuple rebelle à son Dieu, et à cette occasion il leur rappelle le veau d’or que leurs pères ont adoré dans le désert. Après tout cela, la condamnation finale de Jésus devient inexplicable.

Après avoir raconté la crucifixion du Seigneur, cet évangile apocryphe s’efforce de montrer comment les sacrificateurs furent convaincus de la manière la plus irréfragable de sa résurrection. Ils font éclater toute leur haine contre Joseph d’Arimathée, en lui disant, comme autrefois Goliath à David, qu’ils donneront à manger sa chair aux oiseaux du ciel, parce qu’il a enseveli Jésus. Ils l’enferment durant le sabbat ; mais, délivré miraculeusement par le ressuscité, il est dans la suite rappelé honorablement, après que la résurrection de Jésus eut été attestée, non seulement par les gardiens du sépulcre, mais par quelques rabbins considérés, devenus fortuitement les spectateurs de son ascension. Mais le plus merveilleux, c’est l’histoire de deux fils de Siméon : morts précédemment, ils avaient été ressuscités avec les patriarches par le Christ ressuscité. Baptisés ensuite dans le Jourdain, ils ne disparaissent qu’après avoir raconté, chacun de son côté, et malgré cela avec une concordance littérale, la descente de Jésus-Christ aux enfers. Quoi d’étonnant, qu’après tout cela, Anne et Caïphe arrivent à la repentance et à la foi ; et que Pilate, à son tour, après avoir appris tout cela, se trouve parfaitement convaincu de la résurrection du Seigneur ?

Cet évangile aussi a des passages d’une poésie grandiose : au premier rayon qui pénètre dans le royaume des morts, l’émotion d’une vivante espérance s’empare des pères ; chacun d’eux se rappelle les paroles prophétiques qu’il avait prononcées pendant sa vie terrestre. Ce cri retentit comme le tonnerre : « Portes, élevez vos têtes ; portes éternelles, haussez-vous, et le Roi de gloire entrera. » Et Hadès, le roi personnifié de ces lieux, s’écrie tout étonné : « Qui est ce Roi de gloire ? » et la voix de tonnerre répond : « C’est l’Eternel fort et puissant dans les combats ! » Puis Hadès demande avec tristesse à ce vainqueur, devant qui les portes de l’enfer se sont ouvertes : « Qui es-tu, toi qui es venu ici sans péché, petit en apparence et capable de grandes choses, abaissé et magnifique, serviteur et souverain, obscur soldat et roi, mort et vivant, cloué à la croix et enseveli, mais délivré maintenant et assez puissant pour ravager mon empire ? » Hadès reproche à Satan d’avoir osé s’attaquer à Jésus, et lui montre que ce qu’il avait gagné par l’arbre de la connaissance, il l’a reperdu par le bois de la croix. Tout cela est beau, sans contredit, et a une vraie valeur poétique ; mais est-ce bien un Evangile, un message annonçant les œuvres véritables et réelles de Dieu en Christ ? Nullement, et les Pères de l’Eglise ont dix fois raison de contester à tous ces prétendus évangiles ce titre excellent. Ce n’est point par un écrit attribué à deux hommes qui, après leur résurrection, auraient reçu le baptême dans le Jourdain, que nous devons être instruits des mystères du sépulcre. Revenant à ce que j’ai cité des récits apocryphes de l’enfance de Jésus, je dirai en terminant : Personne ne doit comparer de telles merveilles aux miracles réels du Seigneur racontés par la Bible, à moins que l’on ne veuille faire ressortir par là le contraste immense entre ces deux ordres de faits.

En effet, cette parole mystérieuse, que nous trouvons dans le véritable évangile : « Avant qu’Abraham ne fût, je suis, » — combien ne diffère-t-elle pas de ces affirmations du petit enfant, qui dit pendant sa fuite en Egypte : « Je fus et je suis de tout temps parfait ; » qui dit à ses maîtres : « J’étais là lors de votre naissance, et même avant la création du monde ; » qui, par ce fait même, connaît déjà tout et enseigne ceux qui devaient l’instruire, en sorte qu’il ne reste plus aucune place pour cette vérité attestée par l’Evangile : « Jésus croissait en sagesse, en stature et en grâce devant Dieu et devant les hommes » (Luc 2.52). Ces auteurs ignorent et oublient que le Seigneur s’est dépouillé de la gloire divine pour prendre la forme d’un serviteur. Sans doute, dans le véritable Evangile aussi, nous voyons l’étonnement des Juifs, en voyant que cet homme connaissait les Ecritures, ne les ayant point apprises (Jean 7.15) ; ce qui signifie : n’ayant été instruit par aucun rabbin. Les Juifs ne prétendent nullement qu’il n’ait pas été instruit par ses pieux parents dans la connaissance des Ecritures ; mais le peuple sentait qu’il enseignait comme ayant autorité, et non pas comme les scribes ; ce qui présuppose des études, mais des études faites à la véritable école. Même nous, faibles enfants des hommes, nous savons que ce qu’il y a de plus excellent dans la Parole de Dieu ne peut pas nous être inculqué par un maître humain, fût-il supérieur à tous les rabbins. Pour que la parole pénètre en nous, qu’elle s’y enracine et qu’elle nous illumine de sa lumière, il faut que par une opération du Saint-Esprit nous soyons enseignés de Dieu. A plus forte raison, ce fut en sondant lui-même les Ecritures et en y puisant, que le Seigneur remporta la victoire sur la tentation et qu’il remplit d’admiration tous ceux qui écoutaient. Oui, certes, comment celui-ci sait-il les Ecritures ne les ayant point apprises ? Ils sentent qu’il les possède, comme les scribes ne les possèdent point, et d’une manière telle qu’il n’a pas pu recevoir d’eux cette connaissance. Mais que, dès la crèche il est été un maître accompli, ainsi que le dépeignent les apocryphes, cela ne peut être qu’une caricature de la vérité.

Il en est de même de ce qu’ils disent des miracles du petit enfant en contradiction flagrante avec l’assertion de Jean (Jean 2.11), qui déclare que le miracle de Cana fut le premier qu’opéra Jésus. Les apocryphes, au contraire nous racontent une foule de miracles faits par l’enfant, et à plusieurs reprises, ils parlent de l’étonnement des gens en voyant que chez ce jeune garçon chaque parole était une œuvre accomplie. Voilà quelle est aux yeux de ces inventeurs de fictions l’essence même du miracle, voilà le seul côté qu’ils mettent en relief ; ce sont des miracles magiques, uniquement faits pour manifester une puissance illimitée. Après cela, le caractère de cette puissance importe peu, car ces miracles ne guérissent que le corps. En effet, les apocryphes ne savent rien de cette foi du cœur, condition indispensable à remplir, pour que les vrais miracles produisent leur effet principal, qui est le renouvellement de l’homme intérieur. Voilà pourquoi cette puissance peut aussi opérer d’une manière nuisible et même malicieuse ; celui qui la heurte quelque peu, ne fût-ce que par une’étourderie enfantine, est exposé aux coups de sa vengeance. Il n’y a ici nulle idée de cette puissance suprême, qui donne un caractère si divin au Sauveur débonnaire, et en vertu de laquelle il n’a infligé, durant les jours de sa chair aucun châtiment miraculeux, si ce n’est le signe prophétique du figuier maudit à cause de sa stérilité. Ces auteurs n’ont aucun sentiment de la puissance de la longanimité miséricordieuse, de ce miracle de support et de patience, qui aux yeux de Matthieu, est l’accomplissement de cette parole d’Esaïe : « Il a pris nos langueurs, et s’est chargé de nos maladies. On n’entendait point sa voix dans les rues, il ne brisait point le roseau froissé et n’éteignait pas le lumignon fumant. » Voilà la sainte puissance de l’amour, voilà la source des vrais miracles.

J’aborde, pour la dernière fois, cette multitude d’évangiles dont l’existence dès le second siècle pourrait nous inquiéter, s’ils ne se rendaient pas le plus puissant témoignage, non pas contre nos évangiles, mais en leur faveur. En effet, ils les présupposent partout, et quand nous trouvons des parties de nos évangiles intercalées dans ces fictions, il nous semble rencontrer une oasis dans le désert. Et puis, combien a dû être puissante l’impulsion que tous les esprits reçurent de la vérité divine, pour avoir fait surgir de si nombreux produits de l’imagination humaine. Mais quelle différence entre leur esprit et celui des véritables originaux, qui par le fait même de ce contraste, brillent d’un plus pur éclat. Comparons les discours d’une trivialité si vulgaire que les apocryphes attribuent au Seigneur, aux paroles remplies d’esprit et de vie que nous rapportent les évangiles. Ce n’est pas à tort qu’un auteur (R. Hofmann) a dit que pour rendre un palais blasé capable d’avoir de nouveau soif des eaux vives des évangiles véritables, on n’avait qu’à l’astreindre à se contenter pendant quelques années du fade breuvage de ces apocryphes. Aussi ne peut-on rien faire de plus contraire à la vérité que de réunir ces deux espèces d’évangiles, comme s’ils devaient, ou rester debout ensemble, ou tomber les uns avec les autres. Déjà les Pères de l’Eglise avaient le sentiment de la différence fondamentale qui les séparait. Si, dans la suite, l’Eglise a perdu ce discernement, le jugement ne s’est pas fait attendre. En remarquant que le Coran ne sait presque rien d’autre touchant Jésus que ces fables apocryphes, cela nous permet de conjecturer à quel point la chrétienté orientale devait être déchue à l’époque du faux prophète. La victoire de Mahomet ne s’explique que par l’impuissance de l’Eglise. Mais, quant aux docteurs de l’Eglise ancienne, ils savaient bien faire la distinction. Ils connaissaient une masse de prétendus évangiles ; toutefois ils n’en admirent que quatre comme authentiques. Ils s’expriment avec réserve touchant l’évangile des Hébreux, et les autres sont à leurs yeux des livres fictifs, d’un caractère absurde et parfois impie. Que pouvons-nous faire sinon d’adhérer à ce jugement ? Le don des Pères consistait, non pas à produire, mais à reconnaître les évangiles divinement inspirés, à éprouver les esprits et à discerner s’ils sont de Dieu. Nous sommes loin de nous assujettir dans le sens catholique à la décision infaillible de l’Eglise, et ne prétendons pas non plus nous arroger une supériorité, en vertu de laquelle nous rendrions des arrêts touchant les évangiles. Nous ne faisons qu’ouvrir nos yeux pour contempler le magnifique éclat du vrai soleil. Nous nous bornons à remarquer avec un esprit ouvert de quelles sources découle notre vie, de même que nous vénérons nos parents, sans que le fait d’être ainsi reconnus pour ce qu’ils sont, soit nécessaire pour les légitimer en qualité de parents. Si nous nous refusions à les reconnaître comme tels, ils ne le seraient pas moins pour cela, tandis que nous, nous serions des enfants insensés et dénaturés. C’est ainsi que les évangiles authentiques sont des sources de vie, soit que nous y puisions avec confiance ou que nous fassions le contraire. Ce n’est que pour nous et non pas pour les évangiles qu’il est d’une importance décisive que nous consentions à puiser grâce sur grâce dans leur plénitude, qui est la plénitude du Seigneur.

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