Vie du Seigneur Jésus

Chapitre V

Etat de l’humanité au temps de Jésus-Christ. — Les nations et le peuple de Dieu. — Etat des gentils : les Grecs et les Romains. — Renseignements donnés par des historiens romains sur les Juifs et les Chrétiens. — Ce que Josèphe dit de Christ. — Les prosélytes parmi les gentils. — Influences païenne parmi les Juifs : Hérode et sa race ; les péagers. — Les partis juifs : les pharisiens, les sadducéens, les esséniens. — Les Samaritains. — Ceux qui attendaient la consolation d’Israël.

Après nous être rendu compte dans la précédente leçon, des motifs pour lesquels nous croyons aux miracles de Dieu dans l’histoire sainte, et avoir montré pourquoi, ayant cette foi, nous puisons l’histoire de notre Seigneur Jésus dans les évangiles authentiques, nous consacrerons notre leçon d’aujourd’hui à jeter un regard sur la scène où l’œuvre du Seigneur devait se déployer. Non seulement nous examinerons l’état du monde en général, mais nous nous attacherons surtout à voir dans quelle mesure le peuple d’Israël, au milieu duquel le Sauveur du monde devait naître, se trouvait à cette époque préparé pour le recevoir.

Lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme et assujetti à la loi, afin qu’il rachetât ceux qui étaient sous la loi, et afin que nous reçussions l’adoption des enfants. Cette simple parole : « Lorsque les temps ont été accomplis, » a la plus vaste et la plus profonde signification. L’Apôtre avait comparé l’humanité appelée à l’adoption de Dieu, à un fils mineur, qui ne diffère en rien de l’esclave, quoiqu’il soit maître de tout, et qui est sous des tuteurs et des curateurs, jusqu’au temps marqué par le père. Et plût à Dieu que la minorité eût été la cause unique et innocente de la longue attente des peuples, et qu’ils n’eussent pas été obligés de traverser jusqu’au bout la rude école de la misère dans laquelle leur révolte contre le Dieu vivant les avait précipités ! Mais tel était l’état de l’humanité païenne et juive, sans distinction, que lorsque les temps furent accomplis, il ne suffisait pas de l’achèvement final, de ce que cette humanité aurait presque complètement obtenu dans la voie tracée par Dieu, mais il fallait avant tout une délivrance, qui la fît sortir des voies de la perdition. Ce n’était pas assez non plus d’une instruction destinée à faire connaître aux hommes ce qu’ils ignoraient encore, mais ils avaient avant tout besoin d’une rédemption, qui les affranchît de l’esclavage du péché et de la mort, par le moyen d’un ineffable sacrifice, après quoi seulement ils pouvaient se réjouir des dons et des trésors de Dieu, en devenant capables de les consacrer à son service et à sa gloire dans l’état d’une bienheureuse adoption.

Voilà le point de vue où nous place l’Apôtre. Nous en trouvons la confirmation en fixant nos regards sur l’état du monde à cette époque. Sous le rapport de la foi, les peuples se partagent en deux parties fort inégales, dont la première l’emporte par le nombre, tandis que la seconde lui est de beaucoup supérieure par son importance pour l’accomplissement du plan du salut. Les gentils, c’est-à-dire les nations, sont opposés à Israël, le peuple élu, qui depuis le moment de cette élection sait qu’il est le peuple de Dieu au milieu des nations. Il est vrai que le sens charnel a grossièrement abusé de cette excellente prérogative, mais il serait insensé d’y voir à cause de cela une prétention illégitime. Que Dieu n’ait pas choisi Israël à cause de ses vertus ou de son mérite, c’est là ce que Moïse et les prophètes ont dit à ce peuple rebelle aussi fortement que possible. Mais Dieu fait miséricorde à qui il veut, et déjà au moment où il appelle Abraham, il a l’intention de faire l’éducation de ses descendants, afin qu’ils répandent parmi toutes les nations la bénédiction qu’ils ont reçue, de telle sorte toutefois que la vie de Dieu, semblable en cela à toute vie humaine, après avoir mûri en un seul point, devait de là se répandre partout. Personne ne conteste que les Grecs n’aient été, plus que toute autre nation, le peuple de la beauté et de l’art, si bien que maintenant encore et aussi longtemps qu’existeront l’art et la beauté, les Grecs en seront les initiateurs pour tous les autres peuples. La même chose peut être dite d’Israël, quand il s’agit du suprême intérêt de la foi. Si par contre l’Apôtre déclare que, dans les temps passés, Dieu a laissé marcher toutes les nations dans leurs voies, il ne veut pas dire par là que le Seigneur les ait abandonnées, car il ajoute immédiatement qu’il n’a cessé de donner des témoignages de ce qu’il est, en nous faisant du bien, en nous envoyant les pluies du ciel et les saisons fertiles. Et ailleurs, Paul déclare que c’est par lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être, afin que tous cherchent le Seigneur et qu’ils puissent comme le toucher de la main et le trouver. Le même apôtre déclare que si les hommes ne reconnaissent pas par le moyen des ouvrages de la création la puissance éternelle de Dieu, ils sont inexcusables, et qu’au surplus le témoignage de la vérité se trouve gravé dans le cœur et dans la conscience des gentils, et que la loi de Dieu y fait naître les pensées qui les accusent ou les défendent. Il va jusqu’à confondre les Juifs en leur disant que si celui qui est incirconcis de naissance accomplit la loi, il condamnera celui qui, avec la lettre de la loi et la circoncision, est transgresseur de la loi.

Par conséquent ce que nous trouvons dans les écrits des anciens en fait de belles sentences sur le Dieu seul bon, de vues profondes dans les choses de Dieu, et les nobles exemples de vertu que nous rencontrons parmi eux, tout cela nous le considérons avec les yeux de l’apôtre des gentils, de telle sorte toutefois que ces choses, loin d’exclure la repentance envers Dieu et la foi en Jésus-Christ, en constituent une préparation. Nous saluons ces vestiges comme le firent Justin Martyr et les plus anciens Pères de l’Eglise, qui voyaient dans la doctrine et la vie de Socrate et d’autres excellents païens, des grains de semence épars de la Parole éternelle, des étincelles émanant de cette lumière, qui dès le commencement éclaire tous les hommes, et qui dans la plénitude des temps a été manifestée en chair.

Tout cela accordé, il ne reste pas moins vrai, d’un autre côté, qu’en thèse générale on peut appliquer aux nations restées en dehors de l’alliance divine prises dans leur ensemble, cette autre parole de l’Apôtre : Elles ne connaissent point Dieu, ce Dieu de sainteté, qui n’est pas chair, mais esprit, et que nous ne connaissons que dans la mesure de notre sanctification. Ce Dieu, les païens ne le connaissent pas, aussi longtemps qu’ils marchent dans leurs propres voies. Ils se sont éloignés de lui en négligeant de l’adorer comme Dieu. Par là ils sont tombés dans l’aveuglement et ont été livrés à toutes les infamies de leur nature dépravée et déchaînée. Alors même que de nobles philosophes élèvent la voix avec plus de force que maint chrétien de nom, contre les vices et les crimes attribués aux dieux par les poètes, ces protestations sont rares ; elles s’élèvent contre la foi populaire, tandis que les prophètes d’Israël n’annoncent pas d’autre Dieu que celui dont Moïse déjà a promulgué la sainte loi. Au surplus, ces protestations des meilleurs d’entre les païens sont bien défectueuses, parce qu’eux-mêmes sont atteints de mainte infirmité morale, et beaucoup de leurs préceptes de vertu s’appuient non pas sur la miséricorde envers un frère qui pèche, mais sur le mépris des pécheurs. Même les meilleurs ne poussent pas un cri de sainte indignation à la vue de ces vices, qui rongent la vie populaire, et qui dans la loi de Moïse sont atteints par la sévérité de la Parole sainte. Même les plus excellents se retirent orgueilleusement des multitudes ; leur connaissance de Dieu et de la vertu est souvent incertaine dans le point capital, et en tout cas elle n’est accessible qu’à la censure raffinée du penseur exercé, en sorte que ces hommes renoncent d’avance à toute tentative de répandre parmi les masses la vérité supérieure, et de remédier à la démoralisation générale par cette connaissance épurée. Alors même que nous pourrions accorder que ces penseurs possédaient une connaissance complète de l’essence de Dieu, — ce qui n’est pas, — l’état de l’humanité païenne à l’époque de la venue de Christ ne prouverait que mieux combien cette connaissance est impuissante à opérer ou à remplacer la réconciliation avec Dieu, et combien peu l’homme le plus sage est incapable de se sauver soi-même et de sauver son siècle.

L’Apôtre oppose aux Corinthiens cette parole d’un prophète : « J’abolirai la sagesse des sages, et j’anéantirai la science des intelligents ; et puis il demande d’un air de triomphe : Où est le sage ? où est le scribe ? où est le docteur profond de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas fait voir que la sagesse de ce monde n’est qu’une folie ? » Parole puissante et courageuse ! car à cette époque, la sagesse des Grecs, ramifiée en diverses écoles, se pavanait avec éclat ; et c’est dans cette Grèce si sage que Paul jette ce cri : Où est le docteur profond de ce siècle ? Sa sagesse n’est-elle pas déjà abolie ? Son affirmation procède de l’assurance fondée sur une expérience intime : en matière de salut, ils sont tous impuissants et stériles ! et c’est dans cette assurance qu’il revendique d’avance le triomphe. Voilà ce qu’ose faire ce pauvre artisan au milieu de l’épanouissement de la culture grecque, sans avoir l’avantage dont peut se consoler le simple missionnaire vis-à-vis d’un brahmine orgueilleux, avantage consistant à avoir derrière soi la foule des savants chrétiens, et de s’appuyer en même temps sur une civilisation avancée, bien supérieure à celle des Hindous. Le faiseur de tentes juif n’a pas de tels auxiliaires. Uniquement appuyé sur la puissance de la vérité de Dieu, il ose prononcer cette parole hardie et triomphante, — et il n’est point confus. Cela ne lui vient pas des hommes.

Elle est, en effet, abolie, cette sagesse du monde ancien, par la lumière de la vérité nouvelle à la fois vivante et vivifiante, par cette folie de Dieu, plus sage que les hommes, par cette faiblesse divine, plus forte que les hommes. Le monde ancien ne sent-il pas lui-même que son heure a sonné ? En effet, il me serait facile de réunir les plaintes les plus graves sur la profonde démoralisation de cette époque, plaintes proférées par des bouches païennes. Mais pourquoi vous en fatiguerais-je, puisqu’aux jours de sa chair, le Seigneur ne s’est trouvé que rarement en contact avec le monde païen, attendu qu’il était avant tout envoyé aux brebis perdues de la maison d’Israël ? C’est pourquoi je me bornerai à esquisser brièvement les deux puissances qui dominaient l’époque, savoir la culture grecque et la puissance romaine.

L’empire d’Alexandre, rapidement élevé et peu de temps après divisé en quatre parties, avait répandu dans tout l’Orient les arts, les mœurs, la langue et la sagesse des Grecs. Ce legs avait exercé une puissante influence même sur Israël ; c’est surtout à Alexandrie que les Juifs subirent cette prodigieuse influence d’une brillante culture philosophique, qui leur suggéra le désir d’interpréter la Parole de Dieu d’une manière plus pure, pensaient-ils, et plus spirituelle, c’est-à-dire allégoriquement. La langue, dans laquelle l’Ancien Testament fut traduite à Alexandrie, flexible plus qu’aucune autre pour rendre les nuances les plus délicates de la pensée, allait devenir l’instrument au moyen duquel le message du salut devait être apporté à toutes les nations du monde. C’est un honneur pour la langue grecque d’avoir, la première, trouvé un mot spécial pour désigner la conscience ; la langue hébraïque emploie pour cela le même mot qui désigne aussi le cœur.

Mais si les Grecs, bien que soumis extérieurement, continuaient à régir le monde par l’esprit et par la culture, si bien que même leurs vainqueurs, les Romains, acceptaient cette domination, dont l’influence avait tant contribué à altérer leurs mœurs, leur discipline et leur fidélité au serment, c’étaient, au contraire, les inflexibles Romains qui par leur puissance militaire, gouvernaient le monde dans le domaine du droit et de l’Etat ; et lors de la naissance de Jésus-Christ, le seigneur de ces seigneurs, que les Grecs appellent autocrate, c’était l’empereur Octavien Auguste. Sous ce long règne, aussi prudent que ferme, l’empire fut guéri des plaies dont il avait été frappé par les guerres civiles. Auguste put fermer trois fois le temple de Janus, chose qui avant lui n’avait eu lieu que deux fois dans tout le cours de l’histoire romaine (Suétone, Aug. XXII). On sait que ce sanctuaire devait rester ouvert même alors qu’il n’y avait qu’une menace de guerre aux confins les plus reculés de cet immense empire. Les arts célébraient le protecteur de la paix, et sous son administration bien ordonnée, florissaient l’opulence et une culture raffinée. Mais un ver rongeait cette paix : ce qui s’appelait autrefois la vertu romaine était devenu rare, et tout l’éclat extérieur n’empêchait pas un sentiment de vide de tourmenter beaucoup de cœurs, privés de lumières sur ce qui concerne les intérêts les plus élevés des hommes. L’antique foi populaire avait perdu sa puissance sur le grand nombre ; le doute érigé en système était devenu l’opinion la plus répandue. Par ce fait, beaucoup s’adonnèrent à une idolâtrie, mélange confus de cultes célébrés en l’honneur des dieux de toutes les nations. Des cultes, dont la célébration était accompagnée des plus honteux excès, et auxquels l’antique esprit romain avait longtemps opposé sa sévérité, parvinrent à se frayer la voie ; les mystères étrangers de l’Isis égyptienne et du Mithras perse furent introduits comme promettant un salut nouveau ; des astrologues, des devins, des magiciens de toute espèce exercèrent leur art même dans les classes les plus cultivées.

En même temps, on divinisait les hommes de la manière la plus scandaleuse. Les bustes du divin Auguste et de ses successeurs furent encensés dans les temples. Il fut aussi établi que les serments seraient prêtés par le génie de l’empereur, et c’est pour avoir refusé de prêter ce serment que dans la suite tant de chrétiens furent condamnés à mort. Cette profanation froidement pratique et égoïste de la divinisation des empereurs est une sombre tache, même lorsqu’il s’agit des meilleurs d’entre eux. Mais combien n’est-elle pas plus hideuse quand ces empereurs avaient été des monstres adonnés à tous les vices et ne reculant devant aucun crime, comme ce fut le cas des successeurs immédiats d’Auguste. C’est une chose tout aussi affreuse d’entendre l’empereur Vespasien, plaisantant à l’article de la mort, sur ces honneurs divins, proférer ces paroles : « Malheur à moi ! il me semble que je vais devenir un Dieu. » Voilà l’esprit impie de la puissance romaine. Quel épouvantable contraste avec l’incarnation de Dieu, s’accomplissant sous la domination de ces hommes divinisés par un blasphème ! C’est une chose admirable, que cette puissance romaine, persévérante, tenace et implacable entre toutes, dut servir d’instrument dans la main de Dieu, pour frayer la voie à l’Evangile. Ce que la Grèce a fait par sa langue, Rome l’a fait par cette politique qui, avec une lenteur inflexible, se soumettait successivement les Etats moins importants, ou qui commençait par s’allier avec eux pour les absorber ensuite, ainsi que cela arrive de nos jours dans l’Inde, et qui, brisant ainsi les barrières élevées entre les peuples, ouvrait partout les portes aux messagers de l’Evangile. Les Romains sont fiers du droit qu’ils nous ont légué et dont l’influence dure encore ; or, nous savons de quelle manière ce droit et la protection des magistrats romains couvrait l’apôtre Paul, alors que les chefs irrités de sa propre nation en voulaient à sa vie. On ne peut se faire une idée des entraves que l’activité des apôtres eût trouvées si elle avait rencontré partout la résistance de petits royaumes barbares et indépendants, où elle aurait été privée de la protection extérieure d’une puissante magistrature. Il est vrai que le représentant de cette puissance romaine n’a point protégé le Seigneur contre la mort : c’est que, d’après le conseil de Dieu, Christ devait mourir, afin que nous eussions la vie.

Dans l’état de tourment intérieur et de désolation, provenant de ce que tant de païens avaient cessé d’avoir confiance dans leurs anciennes divinités, on ne s’adonna pas seulement aux mystères du paganisme étranger. Beaucoup d’âmes en tous lieux se tournèrent vers la révélation d’Israël ; ce sont là les prosélytes, non moins connus des auteurs romains que des apôtres, dans le Nouveau Testament. En effet, les Juifs, dispersés en grand nombre dans le monde entier, ne pouvaient manquer d’attirer l’attention sur leur foi et leur genre de vie si particuliers. Déjà Moïse leur avait annoncé que les nations, en apprenant à connaître les lois d’Israël, seraient obligées de dire : Cette grande nation est le seul peuple sage et intelligent ; car quelle est la nation, qui ait ses dieux si près de soi, et qui ait des statuts et des lois justes, comme est toute cette loi ? C’est ainsi qu’Israël, alors même que sa gloire était bien obscurcie, arrachait -même aux observateurs hostiles une singulière admiration. Grand fut l’étonnement de Pompée, quand après avoir pris Jérusalem 63 ans avant Jésus-Christ, et être entré, dans le lieu très saint du temple, il n’y trouva aucune statue d’un Dieu. Varron, le contemporain de Cicéron, parle avec admiration de ce culte sans images, en même temps qu’il déplore que l’ancienne coutume romaine d’un culte du même genre soit tombée en désuétude. Il estime que si l’on n’avait pas abandonné le culte ancien, on adorerait les dieux d’une manière plus chaste, et il exprime la conviction que celui qui, le premier, érigea des statues aux dieux, dépouilla les peuples de la sainte vénération et introduisit une déplorable erreur parmi euxa. Tacite aussi, le grave historien des premiers temps de l’empire, ne peut refuser aux Juifs cet hommage, qu’ils adorent en esprit une Divinité unique, et qu’à leurs yeux, c’est une profanation de dresser aux dieux des statues sous forme humaine et faites de matières périssables. L’Etre suprême et éternel, dit-il, est inimitable et incorruptible ; c’est pourquoi ils ne souffrent pas d’images dans leurs villes et moins encore dans leurs temples. Ils n’accordent les hommages divins ni aux rois, ni même aux empereurs. Au reste, Tacite parle avec un amer mépris des coutumes absurdes et sales de ce peuple hideux entre tous. Il ne voit que de la paresse dans sa manière d’observer le sabbat, et des manifestations de sa haine contre tous les étrangers, aussi bien dans son refus de s’allier à eux par le mariage ou de manger avec eux, que dans sa bienfaisance uniquement bornée aux nationaux. Ce qui l’indispose surtout, ce sont les misérables qui, méprisant leur religion paternelle, s’en vont porter leur tribut au temple de Jérusalem et se soumettent à la circoncision ; car, dit-il, celui qui s’allie aux Juifs, n’est reçu parmi eux qu’à la condition de renier ses dieux, sa patrie et sa famille.

a – Aug., De civ. Dei, IV, 31.

Tacite n’est pas plus favorable aux chrétiens, quand il raconte que Néron, pour se disculper d’avoir incendié Rome, en accusa ceux qui, haïs pour leurs méfaits, étaient appelés chrétiens par le peuple. « L’auteur de ce nom, dit-il, Christ, avait été mis à mort sous l’empereur Tibère, par le gouverneur Ponce-Pilate. La superstition pernicieuse, étouffée un moment, se déchaîna de nouveau, non seulement dans la Judée, où ce mal avait pris naissance, mais même dans la ville (c’est-à-dire Rome), où de toutes parts tout ce qu’il y a de malfaisant et de honteux afflue et trouve un asile. Puis il rapporte comment on les tortura, et comment on parvint à leur imputer, non pas d’avoir allumé l’incendie, mais d’être les ennemis du genre humain. Finalement, après avoir décrit les supplices, il dit que bien qu’ils fussent coupables et qu’ils eussent mérité les peines les plus sévères, un sentiment de pitié se manifesta en leur faveur, parce que, loin d’être immolés pour le bien public, ils l’étaient par la rage d’un seul. » C’est une chose digne de remarque que le superbe mépris de Tacite rende indirectement un témoignage honorable aux chrétiens. Il n’est nullement prouvé à ses yeux qu’ils aient été les auteurs de l’incendie de Rome ; malgré cela ils méritent les peines les plus sévères, car ils sont haïssables à cause de leurs turpitudes ; en effet, la calomnie leur reprochait l’infanticide et d’autres œuvres de ténèbres. Mais que leur extorque-t-on par la torture ? Rien de tout cela ; l’accusation se concentre dans ce grief unique, qu’ils sont les ennemis du genre humain. Déjà Pierre avait écrit aux chrétiens : Ils trouvent étrange que vous ne couriez pas avec eux dans le même débordement à la dissolution, et ils vous en blâment. Le fier Romain, rempli d’une noble indignation, en voyant l’antique vertu disparue et son peuple démoralisé, ne sait pas discerner le remède divin préparé à cette époque. Que l’homme crucifié par Pilate soit l’auteur de tout salut et de toute paix, c’est là pour lui une énigme dont il lui est impossible de trouver le mot.

Le rapport de Suétone est encore plus étrange. Il raconte que sous l’empereur Claude (en 49) les Juifs furent bannis de Rome, parce que, excités par un certain Chrestus, ils ne cessaient de fomenter des troubles. Nous savons de quelle manière ce bannissement atteignit aussi Aquilas et Priscille, et amena leur rencontre avec Paul. Mais quel est ce Chrestus, auteur du tumulte ? Cela pourrait être un homme inconnu de ce nom, que portaient fréquemment les esclaves grecs, et qui, vivant à cette époque, aurait fomenté une agitation. Toutefois, on a souvent confondu Chrestus et Christus, et dès lors il est assez probable que Suétone n’ait eu qu’un rapport inexact, et que ces troubles n’aient pas été autre chose que la division passionnée entre les Juifs de Rome, les violences qui se déchaînèrent au milieu d’eux à l’occasion de la prédication de l’Evangile, ainsi que cela était arrivé à Thessalonique et ailleurs. En tout cas, une Eglise chrétienne a dû se former à Rome dès cette époque, car Paul adresse son épître à une Eglise existante depuis quelque temps. Il est donc à supposer que les Romains ne prirent pas la peine de bien se rendre compte de cette agitation : après avoir constaté qu’elle était causée par un certain Christus, ils avaient expulsé, sans autre forme de procès et sans distinction de partis, toute cette remuante population juive.

Quoi qu’il en soit, nous voyons suffisamment combien peu même les meilleurs esprits comprenaient ce salut ; qui se développait à cette époque au milieu d’Israël. Ces témoins sont dès lors d’autant moins prévenus quand ils affirment que non seulement le peuple juif était répandu partout, et qu’ainsi sa foi pouvait être connue, mais qu’un message, à la vérité défiguré, de la meilleure partie de cette foi, avait pénétré chez toutes les nations. Car ce que les Mages nous disent de l’Orient, touchant cette attente généralement répandue du roi des Juifs annoncé par les promesses, c’est là ce que les historiens romains, Tacite et Suétone, affirment de l’Occident. Le premier, en parlant des Juifs, dit que la plupart d’entre eux avaient la conviction, puisée dans les anciens écrits de leurs prêtres, que dans ce temps l’Orient se fortifierait, et que des gens sortis de la Judée s’empareraient du pouvoir. Quant à Suétone, il déclare que c’est là une opinion ancienne et invariable répandue dans tout l’Orient. Puis ils appliquent cet oracle mystérieux à Vespasien, qui sortit de Judée, et à son fils Titus, qui exécuta le jugement sur Jérusalem.

Mais ne serait-ce pas un Juif qui leur aurait enseigné cette manière superficielle d’appliquer les prophéties messianiques aux empereurs païens ? Flavius Josèphe, issu de la race sacerdotale, et né l’an 37 après Christ, figura comme général dans la guerre juive, jusqu’à ce qu’il fut fait prisonnier par Vespasien. Il sut se concilier la faveur de trois empereurs. Il écrivit pour les Romains l’histoire de cette guerre, mais il composa aussi un grand ouvrage sur l’histoire de son peuple. Ce Juif, de la secte des pharisiens, nous décrit d’une manière saisissante les abominations qu’il y eut au milieu du peuple et l’indicible désolation causée par cette guerre épouvantable, et il ajoute : « Ce qui les excitait le plus à cette guerre, ce fut un oracle à double sens, écrit dans leurs saints livres, suivant lequel un homme venu de leur pays s’élèverait à cette époque à la domination du monde. C’est là, remarque-t-il, ce qui a induit beaucoup de sages en erreur, et cependant cet oracle n’a fait qu’annoncer l’empire de Vespasien, qui fut proclamé empereur en Judéeb. » Ne trahit-il pas les plus précieuses espérances d’Israël, ce pharisien qui adresse à son protecteur ce compliment flatteur à la manière d’un homme du monde ? Nous y reconnaissons quelque chose de semblable à ce que firent les sacrificateurs et les principaux d ’Israël, quand ils crièrent en présence de Pilate : « Nous n’avons pas d’autre roi que César ! » Nous accordons toutefois que Josèphe ne rejeta pas le Seigneur placé en face de lui, et qu’en présence de la terrible catastrophe, qui devait troubler les pensées d’un Juif, il est plus excusable que Caïphe et ses complices.

bGuerre juive, VI, 5, 4.

Après ce reniement des espérances messianiques, nous serons d’autant plus frappés d’un passage de son grand ouvrage, où Josèphe parle de Christ presque comme un chrétien. « A cette époque surgit Jésus, un homme sage, s’il est permis de voir en lui un homme ; car il accomplit des œuvres extraordinaires, et il fut le docteur de ceux qui acceptaient la vérité avec empressement ; il eut de nombreux adhérents tant parmi les Juifs que parmi les Grecs. Il était le Christ. Après que, sur l’accusation des principaux des nôtres, Pilate l’eut condamné au supplice de la croix, ceux qui l’avaient auparavant aimé ne se détachèrent pas de lui ; car le troisième jour il leur apparut vivant, ce qui, avec mille autres choses admirables, avait été prédit de lui par les prophètes divins. Et jusqu’à cette heure, la race des chrétiens, qui tire son nom de lui, ne s’est pas perduec. » Nous, chrétiens, nous n’apprenons par ce témoignage rien de nouveau de l’histoire du Seigneur. La question très controversée touchant l’authenticité complète ou partielle ou l’entière non authenticité de ce passage, ou la supposition suivant laquelle ce que Josèphe aurait écrit de défavorable sur Jésus aurait été changé dans une bonne intention par un esprit chrétien, tout cela n’a d’importance qu’en tant qu’il s’agit d’apprécier Josèphed. Par ce motif, nous pouvons nous dispenser de nous y arrêter davantage.

cAntiquités, XVIII, 3, 3.

d – L’authenticité du passage entier a été défendue par Bretschneider, et plus récemment encore par Schœdel, Flavius Josephus de Jesu Christo testatus, Lips., 1840. Qu’une partie seulement de ce passage soit de Josèphe, c’est là ce que soutient entre autres Gieseler, dans son Histoire de l’Eglise, ainsi que Heinichen, dans son livre sur l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe, Leipzig, 1828, III e vol. L’inauthenticité complète est soutenue, après des critiques plus anciens, par Eichstaedt, Flaviani de Jesu Christo testimonii 1813, Le même s’est rallié à l’hypothèse que Josèphe aurait écrit quelque chose d’outrageant contre Jésus, ce qui aurait été changé dans la suite par un chrétien. Ewald est du même avis dans son Histoire de Christ. Gœttingen, 1855. p. 106.

Nous revenons à ces païens, qui se sentaient attirés à la foi d’Israël. Dans la suite, les rabbins les partagèrent en deux classes, dont la première s’appelait les prosélytes de la porte, lesquels, pour pouvoir habiter dans les portes d’Israël, se bornaient à éviter ce qui scandalisait le plus les Juifs. Déjà la loi de Moïse demandait aux habitants d’origine païenne de s’abstenir de pain levé à l’époque de la fête de Pâques, d’observer le sabbat, de se garder de manger du sang et de blasphémer le nom de l’Eternel. Les exigences qu’on formula plus tard à l’égard des prosélytes, savoir : l’abstention de l’idolâtrie, du meurtre et du vol, de la rébellion et des vices honteux, du blasphème et du sang, avaient reçu le nom de commandements noachiques, parce qu’il avait été défendu à Noé, pour tous ses descendants, de verser le sang humain et de se nourrir du sang des animaux. Les prosélytes de la justice ou de l’alliance se rangeaient d’une manière plus complète sous la loi de Moïse, en renonçant à leurs divinités, à leur patrie et à leur parenté ; les hommes se soumettaient à la circoncision, et ils étaient reçus, ainsi que les femmes, par le baptême et le sacrifice, dans la communion du peuple de l’alliance. L’origine du baptême en cette circonstance est un point obscur ; Jésus, quand il décrit le prosélytisme des pharisiens, n’en fait point mention ; il s’explique naturellement comme purification des gentils impurs, semblable à ces ablutions symboliques que la loi prescrivait à celui qui avait été guéri de la lèpre, ou délivré de quelque autre impureté. Il est à supposer qu’après que les sacrifices furent devenus impossibles par la destruction du temple, on a dû exiger le baptême comme une cérémonie indispensable remplaçant le sacrifice. Il y avait une quantité de ces prosélytes de la porte et de la justice, partout où habitaient les Juifs. Josèphe nous montre par l’exemple suivant à quel point l’attrait de la foi d’Israël s’exerçait surtout chez les femmes, c’est que les hommes de Damas durent cacher à leurs femmes leur projet de massacrer les Juifs, parce qu’elles suivaient presque toutes le culte juif. (Guerre juive, II, 20, 2.), Ce qui prouve que cette attraction s’étendait jusqu’aux régions les plus élevées de la société, c’est que même Poppée, l’épouse de Néron, est désignée par Josèphe comme une femme craignant Dieu, qui le protégeait, lui Josèphe, et qui intercédait volontiers en faveur des Juifs. (Vie de Josèphe, III ; Antiquités, XX, 8, 11.)

Ce sont les pharisiens qui déployaient le plus de zèle pour faire des prosélytes. Le Seigneur leur dit : « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, car vous courez la mer et la terre pour faire un prosélyte ; et quand il l’est devenu, vous le rendez digne de la géhenne deux fois plus que vous ! » Ce jugement peut nous étonner. N’était-ce donc pas un zèle louable que celui qui cherchait à détourner les païens de leurs folies et à les gagner au vrai Dieu d’Israël ? Et si en effet les pharisiens cherchaient moins à faire ces prosélytes en vue du Dieu vivant qu’au profit de leur propre gloire, les séducteurs, dans ce cas, n’étaient-ils pas plus condamnables que les séduits ? Ce point s’éclaircit quand nous considérons la manière dont Josèphe, pharisien lui-même, décrit par plusieurs exemples le prosélytisme des pharisiens. Il est rempli d’orgueil en voyant combien. Israël excelle par l’unité de sa foi et de ses mœurs, par son zèle à ne transgresser ni par l’action ni par la pensée ses antiques lois, par l’admirable organisation de sa hiérarchiee. Il constate avec satisfaction qu’il n’y a point de ville grecque ou barbare où n’ait pénétré la coutume du septième jour célébré par les Juifs, et où l’on n’observe le jeûne et d’autres ordonnances cérémonielles. Il se réjouit en voyant la peine que se donnent les païens de ressembler aux Juifs sous le rapport de la concorde, de la libéralité, de l’industrie et de l’abnégation à endurer tous les tourments pour l’amour de leur loi. Nous partagerions de grand cœur son admiration, s’il était vrai que cet empire de la loi se fût établi sans l’appât de quelque convoitise, et que, de même que Dieu est présent dans le monde entier sa loi se soit aussi répandue parmi tous les hommes.

eContre Apion, II, 19.

Il est vrai que Dieu ouvrit les portes à sa révélation faite à Israël, de manière à ce qu’elle pût partout préparer la voie à Christ. Mais combien Josèphe est-il loin de comprendre la nature vraiment divine de cette loi ! Qu’il est mesquin, forcé et insipide lorsque décrivant les splendeurs des coutumes nationales d’Israël, il cite tout d’abord la stricte observation du sabbat à la manière des pharisiens, avec accompagnement de jeûnes et de cierges allumés, et puis l’importance la plus exagérée attachée aux mets purs, qui n’aient pas même été touchés par des mains païennes. Et de même que son intelligence de la loi manque de spiritualité, nous voyons aussi, en y regardant de plus près, que la prétention qui affirme, que les gentils se soumettaient à cette loi uniquement à cause de son excellence intrinsèque, se dissipe en fumée. Josèphe lui-même cite les ruses et les fraudes de ces convertisseurs qui, sous prétexte d’enrichir le temple, cherchaient à ramasser de l’argent pour satisfaire leurs convoitises. Il raconte aussi que beaucoup de convertis n’avaient en vue que des avantages extérieurs, tels que l’exemption du service militaire, des mariages riches, etc. Il y eut plus d’un prince à qui l’on imposa la circoncision pour rendre possible son mariage avec une princesse juive. Antérieurement, plusieurs princes de la famille des Macchabées avaient forcé par de terribles menaces les Iduméens et les Ituréens de se faire circoncire, et ils avaient détruit la ville de Pella pour la punir de son refus de se soumettre au même rite. Josèphe n’a que des éloges pour les princes qui agirent de la sorte, et parmi lesquels se trouvait un meurtrier de sa mère et de son frère. Ce ne fut que par politique que lui-même, à l’époque de la guerre juive, résista à une suggestion de cette espèce. Certes il y a déjà un trait ismaélite dans cette ferveur de prosélytisme, qui procède d’autant plus brutalement, qu’on a perdu le sentiment de ce qu’est la véritable conversion du cœur au Dieu vivant. Ah ! oui, malheur à vous, pharisiens hypocrites !

Mais pourquoi les prosélytes sont-ils doublement enfants de la géhenne ? Ne sont-ce pas au contraire les séducteurs qui méritent une double peine ? Oui, à certains égards. Mais quand nous considérons ce que devenaient souvent ces convertis, même d’après les rapports de Josèphe, quand nous les voyons apostasier, au gré de leur humeur et de leurs convenances, nous reconnaissons que ces gens n’avaient renoncé à l’erreur de leur foi paternelle que pour l’échanger contre une autre erreur ; car au lieu d’accepter par le cœur leur foi nouvelle, elle n’était pour eux qu’une espèce différente de superstition charnelle. Par là ils s’étaient dépouillés du reste de leur respect pour quelque chose de divin ; ils s’étaient endurcis contre la foi, en tant qu’elle doit être autre chose qu’un métier, en même temps qu’ils avaient rompu les liens moraux qui les reliaient à la patrie et à la famille. Tandis que les Juifs de naissance, trouvaient un certain appui moral dans les statuts de leurs pères, ces prosélytes devenaient les esclaves sans sol ni racine de leurs séducteurs, de leurs propres convoitises, gens abjects et sans patrie spirituelle, sur lesquels les choses saintes avaient perdu toute puissance, enfants de la géhenne deux fois plus que leurs convertisseurs. Quoi d’étonnant que les Juifs les méprisassent généralement, en même temps que les païens parlaient d’eux avec cette amertume dont nous avons cité un exemple ?

Toutefois ce n’était là que la caricature d’une œuvre de Dieu, sainte et glorieuse. Cette œuvre, nous la voyons chez les prosélytes de la porte, parmi ces hommes et ces femmes craignant Dieu, ainsi que les nomment les Actes des apôtres, tels que le centenier de Capernaüm, ou ces Grecs qui voulaient voir Jésus le jour des Rameaux, ou encore le pieux Corneille ; voilà parmi tous les peuples celui qui était le mieux préparé pour recevoir l’Evangile du salut en esprit et en vérité, moisson toute prête, que les apôtres récoltèrent dès le commencement de leur ministère, du milieu du monde païen. Une puissante aspiration les avait conduits, de la misère de leur condition païenne, vers la révélation du seul vrai Dieu. Ils ne s’étaient pas astreints à des rites extérieurs, mais placés sur le seuil de la vérité, ils en cherchaient avidement les rayons, à l’époque où parut la pleine lumière, qui était l’accomplissement en esprit et en vérité de ces types charnels. C’étaient là les successeurs de Naaman le Syrien, les filles spirituelles de Ruth, la Moabite, qui avait dit à sa belle-mère : « J’irai où tu iras ; je demeurerai où tu demeureras ; ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu. » C’étaient là ces multitudes de gentils, dont la venue accomplit la prière que Salomon prononça lors de la dédicace du temple : « Ecoute aussi l’étranger, qui ne sera pas de ton peuple d’Israël, mais qui sera venu d’un pays éloigné pour l’amour de ton nom. Car on entendra parler de ton nom, qui est grand, et de ta main forte et de ton bras étendu. Quand donc il sera venu et qu’il te priera dans cette maison, exauce-le des cieux, et fais tout ce que cet étranger t’aura prié de faire, afin que tous les peuples de la terre connaissent ton nom, pour te craindre, comme ton peuple d’Israël. » C’étaient là les prémices des nations qui, suivant la parole du prophète, devaient « monter sur la montagne de l’Eternel, et venir à la maison du Dieu de Jacob, afin que par le serviteur de l’Eternel, la justice fût apportée aux nations, et que tous les peuples devinssent son partage. » Ces étrangers s’étaient joints, non pas aux orgueilleux serviteurs de l’Eternel, mais à l’Eternel lui-même et ils ne devaient plus dire : L’Eternel me sépare de son peuple, car ils devaient recevoir un nom meilleur que celui de fils et de filles, un renom perpétuel, qui ne serait point retranché, et l’Eternel devait les réjouir dans sa maison, appelée une maison de prières pour tous les peuples (Ésaïe 56.3-7).

De tels prosélytes, craignant véritablement Dieu, ne ressemblaient en rien à ces enfants de la géhenne. C’est parmi eux que les apôtres devaient faire leur œuvre dans un but tout autre que celui des pharisiens, et par l’emploi de moyens bien différents des moyens employés par ces convertisseurs. Le Seigneur Jésus, qui prononça l’anathème contre le prosélytisme charnel, a commandé aux apôtres d’aller par tout le monde et d’enseigner toutes les nations. Quand même la corruption du cœur humain ne cesse de contrefaire l’original divin par quelque hideuse caricature, il n’est permis à personne de se détourner de l’image primitive à cause de cette caricature. Il importe au contraire que la vraie image se produise dans sa pureté et dans son éclat. Ce n’est qu’en apparence, mais non point en réalité que les apôtres font la même œuvre que ces émissaires pharisiens. S’ils font en effet briller la pure lumière sans y ajouter aucun appât, et si, par le moyen de l’Evangile, ils font, parmi toutes les nations, des disciples réellement soumis au Seigneur et non pas au despotisme d’un parti humain, une telle mission, loin d’être sous l’anathème du Seigneur, possède sa promesse : « Voici, je suis tous les jours avec vous jusqu’à la fin du monde ! »

Les prosélytes nous donnent à connaître l’influence que le peuple de l’alliance exerçait sur le monde païen. D’un autre côté Israël était sous la domination de l’empire romain, qui faisait peser son joug corrupteur soit par les Hérodiens, soit par les proconsuls romains, soit encore par la classe méprisée des péagers. La glorieuse lutte des Macchabées contre le tyran, qui voulait contraindre les Juifs à renier leur Dieu et à embrasser une culte idolâtre (à partir de 167 avant Jésus-Christ) leur avait rendu, encore une fois, l’indépendance politique. Mais bientôt la corruption des princes-pontifes de la famille des Macchabées donna lieu à des luttes fratricides et à des guerres civiles, qui se terminèrent par l’intervention des Romains en qualité d’arbitres. Ce fut avec leur confirmation qu’Hérode Ier, dit le Grand, monta enfin sur le trône. Son père avait été le premier ministre d’un Macchabée, et lui-même, après avoir gagné la couronne par la ruse, sut la conserver jusqu’à sa mort (l’an 4 avant notre ère) par son énergie et par sa cruauté soupçonneuse.

Il descendait de ces Edomites ou Iduméens, dont la soumission forcée sous la loi et les rites d’Israël a déjà été mentionnée. Etranger, dans son for intérieur, à la foi du peuple de l’alliance, il sut le flatter par la reconstruction et par l’embellissement du temple élevé par Zorobabel. En même temps lui et sa famille avaient adopté la manière de vivre gréco-romaine ; ils fréquentaient les théâtres et s’adonnaient à d’autres plaisirs de cette espèce. La cruauté d’Hérode Ier n’immola pas seulement les enfants de Bethléhem, mais encore, parmi beaucoup d’autres victimes, quelques-uns de ses propres fils, qu’il soupçonnait d’une conjuration. Son fils Archélaüs hérita de sa cruauté, et fut banni à cause d’elle, l’an 6 de notre ère. Hérode Antipas, tétrarque de la Galilée et de la Pérée, qui mit à mort Jean-Baptiste, et qui se moqua de Jésus le vendredi saint, était tout aussi corrompu, mais moins énergique que son père. Il fut détrôné, au moyen d’intrigues ourdies auprès de l’empereur Caligula, par son neveu et beau-frère Hérode Agrippa Ier petit-fils du premier Hérode et frère d’Hérodias. Ce fut lui qui, pour plaire aux Juifs, fit décapiter l’apôtre Jacques, fils de Zébédée, et qui bientôt après cette persécution de l’Eglise (en 44), mourut dans les tourments atroces d’une mort misérable, pour avoir accepté les hommages idolâtres des flatteurs. C’est devant son fils Agrippa II que Paul défendit sa foi. Déjà, lors du bannissement d’Archélaüs, la Judée avait été incorporée dans la province romaine de Syrie. Le gouverneur spécial de la Judée résidait à Césarée, et ne se rendait à Jérusalem qu’aux époques des fêtes, des assises, etc. Après qu’Agrippa Ier, grâce à la faveur de deux empereurs, eut encore une fois réuni sous sa domination, tout le royaume de son aïeul, le pays fut abandonné à la tyrannie romaine, à la rébellion et au jugement. Agrippa II n’en conserva qu’une parcelle au nord-est, et en se joignant aux Romains, il la préserva des horreurs de la guerre. Cette nomination des Hérodiens déploie devant nous la lamentable image d’une corruption funeste ; le gouffre qui les attirait irrésistiblement pour les engloutir avec tout le peuple, c’était cet insatiable empire romain. Alors même que les Juifs conservaient une ombre d’indépendance, on sentait d’une manière particulièrement pénible la pression de la domination étrangère par l’élection des souverains sacrificateurs au gré de l’arbitraire romain, et en outre par l’action des péagers. Ceux-ci pourraient à bon droit être qualifiés de prosélytes païens parmi les Juifs, car c’étaient les fils infidèles d’Israël, qui poursuivaient un intérêt grossier en se mettant au service de la puissance païenne. Voici en quoi consistait cet arrangement : des chevaliers romains considérés, seuls ou associés, versaient pendant un temps, ordinairement fixé à cinq ans, une somme annuelle dans le trésor, à la condition de la recouvrer par la perception des péages. Ils y employaient des percepteurs pris parmi les nationaux, et ce sont là les péagers. Détestés partout, ils l’étaient surtout des Juifs, qui, les assimilant aux païens et aux pécheurs, aux meurtriers et aux adultères, les avaient excommuniés et privés du droit d’être témoins devant les tribunaux. Nous connaissons l’aversion qu’on a pour les douaniers, là surtout où ils sont les agents d’une domination étrangère impatiemment supportée. Cette aversion était augmentée par l’organisation défectueuse de la perception des impôts, qui donnait lieu à l’arbitraire, à la violence et à l’oppression. Au surplus, nous pouvons nous dispenser d’écouter les griefs du dehors, quand nous entendons un homme haut placé parmi eux, le péager Zachée de Jéricho, confesser ses nombreuses injustices après que sa conscience eut été réveillée.

Mais à cela ne se bornaient pas les griefs de l’Israélite contre le péager. Ce qu’il ne pouvait lui pardonner, c’était d’avoir abandonné le peuple de l’alliance et de l’avoir en quelque sorte vendu à l’étranger. Quand la domination étrangère s’attaque en même temps de la manière la plus odieuse à la foi et à là bourse, l’égoïsme proteste en se couvrant du manteau de la religion, qui ne l’empêche pas de poursuivre l’exacteur d’une haine irréconciliable. Au surplus, on était fondé à admettre que celui-là seulement choisirait ce gagne-pain, qui, plus ou moins détaché de la foi et des espérances d’Israël, avait pris Mammon pour son Dieu. Mais cette circonstance même pouvait conduire les péagers au salut, car quand le sentiment du péché surgissait dans l’âme, ainsi que nous le voyons chez Matthieu et chez Zachée, il la pénétrait avec plus de puissance, et la conversion radicale de ces hommes était favorisée par le fait qu’ils étaient plus affranchis des espérances charnelles des Juifs. Nous savons, en effet, que celui qui est engagé dans la voie des péchés grossiers et manifestes, arrive parfois plus facilement à la conversion que l’homme d’une bienséance irréprochable, ou même l’homme brûlant de zèle pour la pure doctrine ne parviennent à briser les liens de l’orgueil spirituel. « En vérité, dit le Seigneur aux pharisiens, les péagers et les femmes de mauvaise vie vous devancent au royaume de Dieu. » Qui donc y réfléchit suffisamment ?

En faisant abstraction des péagers, les Juifs étaient partagés à cette époque en trois partis principaux, dont deux, savoir : les pharisiens et les sadducéens, nous sont connus par les évangiles ; Josèphe mentionne les esséniens comme étant le troisième parti. Ces partis ont dû se former après que le peuple eut prouvé dans les guerres des Macchabées que le châtiment de la captivité babylonienne avait eu pour effet de le transformer au point de lui faire haïr maintenant le culte des idoles. Tandis que les pères, en dépit de tous les jugements, avaient éprouvé un attrait irrésistible pour l’idolâtrie de leurs voisins, le sang des fils coulait pour la défense de la foi héréditaire. Ils étaient retournés à la loi de Dieu et avaient manifesté par là une fidélité respectable. Mais le véritable retour au Dieu vivant lui-même faisant fréquemment défaut ; cette fidélité dégénéra promptement en une subtilité mesquine, qui, à force de se laisser absorber par les choses extérieures, négligeait le but vivant et l’esprit des commandements. Quand un autre esprit vint s’opposer à cette activité extérieure, ce ne fut pas la foi intime et primitive mais une superbe indifférence à l’égard de la foi, se produisant sous le prétexte de la simplicité d’autrefois. La troisième, celle des esséniens, indique une influence étrangère.

Le parti le plus important était celui des pharisiens, auquel Josèphe appartenait. Nous avons cité quelques traits de sa manière d’être. Toutefois son exposé du système pharisien est altéré par les préoccupations de l’historien. Non seulement, par égard pour ses lecteurs grecs, il emploie les expressions de la sagesse grecque, en faisant mention de trois écoles de la philosophie parmi les Juifs, et en remplaçant la Providence divine par le destin, mais encore il ne craint pas de passer sous silence ce qui était de nature à choquer ses lecteurs. C’est ainsi qu’il ne dit presque rien de la résurrection des morts, qui valut tant de moqueries à l’apôtre Paul ; il se tait sur Satan et sur ses anges, parce que c’était là un objet de raillerie pour les Grecs ; il évite de parler des prophéties messianiques, et nous avons vu plus haut de quelle manière il les interpréta pour flatter Vespasien. Quand il s’agit pour lui d’expliquer la signification de cette pierre qui, dans le songe de Nébucadnetsar, brise la statue et remplit le monde entier, il s’en excuse en disant qu’il lui appartient de raconter le passé et non l’avenirf. Il ne veut pas s’exposer aux soupçons des Romains.

fAntiquités, X, 10, 4.

C’est pour ce même motif qu’il s’efforce tant de distinguer des pharisiens ce Judas Galilaeus ou Gaulanites (mentionné par Gamaliel), et de montrer en lui le fondateur d’une quatrième école de philosophie, celle des zélotes. Lors du dénombrement qui fut fait après le bannissement d’Archélaüs, par les soins du gouverneur romain, Judas avait soulevé le peuple en disant que ce dénombrement entraînerait un esclavage complet, et que les Juifs devaient se lever pour leur indépendance et ne plus accepter de maîtres mortels à côté de Dieu. C’est pour cette cause que ses adhérents allèrent courageusement au supplice. Au dire de Josèphe, cette quatrième école de philosophie engendra beaucoup de maux inaccoutumés. Mais évidemment ces zélotes ne se distinguaient point radicalement des pharisiens. C’étaient des gens qui, allant jusqu’à l’extrême de leur opposition contre les péagers, osaient réaliser par le moyen des armes les conséquences du système pharisien. Ils faisaient ce que les pharisiens, soumis par prudence, auraient volontiers fait s’ils en avaient eu le courage. Quand ceux-ci se sentaient puissants et soutenus par la faveur populaire, ils osaient résister aux princes et aux prêtres, et ils allèrent une fois, au nombre de six mille, jusqu’à refuser de prêter le serment d’obéissance à Hérode et à l’empereur, ce dont ils furent punis par une peine bien légère.

Depuis notre enfance nous avons puisé dans l’Evangile l’impression que les pharisiens étaient des hypocrites, et si j’élève ici une objection, ce n’est certes pas pour diminuer la sévérité de cette désignation employée par le Seigneur, mais c’est plutôt pour renforcer un avertissement dont nous devons faire notre profit. Maint homme se dit : « Je ne suis pas un hypocrite, et ce que le Seigneur dit aux pharisiens ne s’applique pas à moi. » Mais comment devient-on hypocrite ? C’est là ce que nous montrent les pharisiens, depuis le premier début, innocent en apparence, jusqu’à la hideuse perfection de leur hypocrisie. On commence par se passionner avec un grand zèle pour la stricte observation de la loi ; mais le cœur n’ayant pas été purifié par une humble foi en la miséricorde divine, et voulant, au contraire, se justifier par les œuvres, on s’adonne à des pratiques extérieures, qu’on exagère avec une subtilité absurde. C’est ainsi qu’on paye la dîme des moindres plantes potagères, dont la loi ne fait pas mention ; pour éviter tout abus, on ne prononce pas même le nom de Jéhovah : on lave et on nettoie sans cesse les mains et les vases ; on va jusqu’à distinguer trente-neuf espèces de travaux défendus le jour du sabbat. Et dans tout cela, on voit finalement non seulement la justice exigée par la loi, mais une sainteté spéciale, supérieure à celle du commun des hommes. Le nom de pharisien énonce cette prétention, car il signifie celui qui est mis à part, celui qui a une sainteté spéciale. Nous voici déjà dans la voie dans laquelle on met sur le même rang les commandements d’invention humaine et les commandements primitifs de Dieu, en attendant qu’on en vienne à subordonner ceux-ci aux premiers. Le peuple, incapable de lire lui-même les Ecritures, ne connaît l’interprétation de la doctrine, des commandements et des statuts que par les enseignements de ses scribes, de ces hommes de la lettre, qui avaient pris la place des prophètes remplis de l’Esprit de Dieu. Or, ces scribes ne distinguent pas entre la Parole de Dieu et les traditions des docteurs. Ce qui leur importe, c’est d’être honorés par les hommes, et quand ce désir est devenu leur pensée dominante, alors se trouve consommée cette hypocrisie qui, sous un prétexte de sainteté, dévore les maisons des veuves et pousse à l’extrême la facilité du divorce. Mais tous n’atteignent pas ce degré extrême. En général nous ne voulons pas oublier que le Seigneur Jésus-Christ, malgré les paroles sévères qu’il adresse aux pharisiens, reconnaît les miracles qu’opéraient leurs disciples, et qu’il dit au peuple : « Observez tout ce que les pharisiens vous diront d’observer, mais ne faites pas comme ils font. » Il y a plus : Nicodème, l’un d’entre eux, vient de nuit auprès de Jésus et grandit peu à peu dans la foi. Et Saul n’est-il pas un pharisien, lui qui déclare que son égarement, qui lui fit persécuter l’Eglise de Dieu, doit être imputé à l’ignorance ? Dans un certain sens il a prouvé par ce fait même la sincérité de sa conscience, et dans le même sens il rend ce témoignage à son peuple qu’il a du zèle pour Dieu, mais un zèle sans connaissance (Romains 10.2). En se comparant aux autres hommes, les pharisiens étaient en droit de se considérer comme les plus zélés. Cette conviction pouvait dégénérer en orgueil et en hypocrisie, et il en fut ainsi chez le plus grand nombre ; mais d’autres pouvaient rester aussi sincères qu’il est possible de l’être dans la fausse voie de la propre justice. Cette recherche d’une justice par les œuvres était la plaie la plus profonde, le véritable levain que Paul découvrait dans le pharisaïsme ; l’esprit vétilleux n’en était que la manifestation extérieure.

Dans le domaine de la foi, l’esprit perverti des pharisiens se manifestait par la corruption charnelle de l’espérance messianique. Nous pourrions être embarrassés de dire en quoi la confession de foi des pharisiens était dans le faux en cette matière, car d’après l’Ecriture ils attendaient un Messie, un rédempteur d’Israël qui devait les délivrer de tous leurs ennemis, faire d’eux les maîtres du monde, juger les adversaires et ressusciter les morts, afin qu’ils participassent au repas des noces dans la résurrection des justes (Ésaïe 25.6). Mais la parole prophétique de l’Ancien et du Nouveau Testament n’annonce-t-elle pas partout ces mêmes choses ? Ou faudrait-il ne comprendre tout cela que spirituellement, et voir la faute des pharisiens en ce qu’ils ont compris et interprété matériellement les images prophétiques ? Non, ce n’est pas là leur erreur principale, bien que leur imagination ait enfanté des descriptions absurdes des jouissances sensuelles du festin de noces. Mais ce qu’en opposition à cela on décore du nom de spirituel, n’est pas pour cela le vrai ; en effet l’Ecriture annonce partout que Dieu rendra le jugement victorieux, et qu’il ne renoncera pas à soumettre aussi le monde extérieur au Christ et à son Eglise.

Aussi n’est-ce pas la conception spiritualisée et idéaliste qui est la véritable, mais la conception spirituelle, qui n’attend la soumission et la glorification du monde que de la puissance du Saint-Esprit ; et ce ne sont pas les pensées matérielles qui constituent le principal vice de l’esprit pharisaïque, mais c’est cette espérance charnelle, qui voudrait s’approprier ces grandes promesses sans passer par une vraie repentance, s’imaginant que la qualité d’Israélite par la naissance ou la circoncision suffît à tout, et que le Messie doit établir sa domination par la contrainte, et exercer une vengeance purement extérieure contre les oppresseurs d’Israël, En un mot, les pharisiens attendaient l’orgueil d’Israël impénitent et inconverti, au lieu d’attendre la consolation d’Israël, et voilà pourquoi ils espéraient en vain ; car cette consolation n’était que pour ces affligés qui menaient deuil sur leurs péchés, et qui ne voyaient que dans la délivrance du péché un affranchissement de toute autre misère. Chez les pharisiens au contraire, la loi, ne produisant pas le besoin de la véritable rédemption, la foi tournait au fanatisme.

Ces subtilités légales et ces espérances charnelles ont trouvé leur expression suprême dans le Talmud, recueil des doctrines pharisaïques, qui fut clos au cinquième siècle après Jésus-Christ, et qui de nos jours encore pèse comme un interdit sur la fraction croyante des Juifs. Le Talmud nous montre une caricature de la profondeur d’esprit recouverte d’un masque de mort ; il a quelque chose de la sinistre immobilité de la tête de Méduse.

Plût à Dieu que les sadducéens eussent mieux mérité le beau titre de justes, qui est la signification vraisemblable de leur nom. Malheureusement leur opposition contre l’extension croissante des doctrines pharisaïques n’avait point sa source dans une piété simple et pure, mais dans l’indifférence à l’égard de tout ce qui est divin. Cette indifférence se montre dans le premier article de leur morale, où cette noble parole : « Il ne faut pas servir Dieu en vue d’une récompense » reçoit une interprétation, en vertu de laquelle on rejette toute rémunération, toute action providentielle, toute vie après la mort, en même temps qu’on nie l’existence des esprits supérieurs, « Le nuage passe, et celui qui est descendu dans la tombe ne revient plus » : voilà une parole sadducéenne qui se trouve dans le Talmud. C’est à tort qu’on reproche aux sadducéens de n’avoir admis que le Pentateuque, ainsi que le firent les Samaritains ; Josèphe affirme au contraire que les Juifs en général acceptaient toute l’Ecriture sainte. Mais les sadducéens n’y croyaient pas sérieusement, sans cela ils auraient trouvé les anges, même dans les livres de Moïse, et dans ces mêmes écrits ils auraient pu trouver quelque chose de mieux que leur négation radicale de l’immortalité. Ils formaient la classe des gens éclairés, riches et haut placés. Quand ils revêtaient des fonctions publiques, ils étaient ordinairement obligés, bien qu’à leur corps défendant, de s’accorder avec les pharisiens, pour être acceptés par le peuple. Ils eurent peu de contact avec Jésus ; généralement ils se tenaient à l’écart, en observateurs froids et moqueurs ; ils essayèrent bien une fois de ridiculiser la foi, mais leur haine ne s’enflamma que lorsque les apôtres commencèrent à prêcher Christ ressuscité.

Josèphe nous décrit un troisième parti, que l’évangile ne mentionne pas : ce sont les esséniens. Il convient d’autant mieux d’en parler, que l’incrédulité a parfois essayé de les identifier avec le Seigneur et ses apôtres. Il sera bon de faire ressortir le manque de fondement de cette hypothèse. Les esséniens de la Palestine, semblables aux thérapeutes en Egypte, avaient surgi plus de cent ans avant Jésus-Christ et formaient une secte dont le caractère n’était en aucune manière purement juif : on reconnaît facilement dans leurs doctrines une influence étrangère, et il en résulta des mœurs particulières. Le nom d’esséniens doit probablement les désigner comme ceux qui guérissaient, c’est-à-dire comme des personnes qui cherchaient la guérison des âmes en se retirant de la corruption du monde. Josèphe avait goûté leur sagesse et avait conservé pour elle un attachement durable. Toutefois il ne s’affilia pas à leur communauté, parce que la sévérité d’une abstinence séparatiste n’était pas de nature à captiver complètement l’esprit de cet homme du monde.

En effet, ils formaient une espèce d’ordre monastique de quatre degrés, dans lequel on était reçu par une série de consécrations après un temps d’épreuve de trois ans. Leur tendance les portait à s’isoler du monde et de la société ordinaire, afin de conserver pure leur âme, qui, d’après leur manière de voir, était issue de l’éther le plus subtil, et qui se trouvait renfermée dans le corps comme dans une prison. En combattant la chair et ses convoitises, ils arrivèrent au célibat, en dépit de toutes les traditions Israélites. Il y avait, il est vrai, une fraction parmi les esséniens, qui maintint le mariage soumis à une discipline sévère. Toutefois le renoncement complet était la coutume dominante, et les esséniens aimaient mieux élever les enfants étrangers que leurs propres enfants. Pline, ce naturaliste romain, qui perdit la vie par une éruption du Vésuve, avait appris à connaître ces monastères du judaïsme au bord de la mer Morte, et il exprime son étonnement à la vue de ce peuple d’anachorètes sans femmes, qui, chose incroyable à dire, se perpétuait depuis des siècles, bien que personne n’y naquit. On raconte aussi qu’ils méprisaient les richesses, qu’ils possédaient leurs biens en commun, afin d’empêcher l’orgueil de la richesse et l’abjection de la misère ; qu’ils choisissaient des administrateurs des biens de la communauté et en outre des curateurs spéciaux pour les affiliés du dehors, qui les visitaient en qualité d’hôtes, et qui voyageaient sans importer aucune ressource, mais seulement des armes à cause des brigands. Ils n’avaient point d’esclaves, mais ils se servaient les uns les autres. Ils portaient des vêtements blancs, et leur nourriture était frugale. Du pain avec un seul mets leur suffisait ; leur vie était pieusement réglée et laborieuse. Avant le lever du soleil, ils ne parlaient d’aucune chose mondaine, mais commençaient leur journée par la prière ; puis ils se mettaient assidûment au travail, surtout à la campagne, car ils ne faisaient point de grand commerce, et s’adonnaient de préférence à l’agriculture et à divers métiers. A midi ils prenaient leurs bains symboliques, puis ils prenaient en commun et en silence leur simple repas, non sans le faire précéder et suivre d’une prière. Après midi ils travaillaient de nouveau. En toutes choses ils obéissaient non seulement à leurs supérieurs, mais encore aux magistrats, car, disaient-ils, les magistrats sont institués par Dieu. Ils se refusaient toutefois à porter les armes. Josèphe fait l’éloge de leur esprit pacifique, de leur fidélité à tenir leur parole, mieux que bien d’autres ne tenaient leur serment, de leur juridiction irréprochable et de leur sévère discipline. Ils sondaient assidûment les Ecritures ; ils avaient quelques prophètes au milieu d’eux, et connaissaient les vertus médicales des plantes et des minéraux. Ils estimaient qu’il était plus coupable de jurer que de prêter un faux serment. Celui-là, disaient-ils, est déjà condamné, auquel on ne peut pas ajouter foi, s’il n’a pas pris d’abord Dieu à témoin. Josèphe évalue leur nombre à plus de 4 000, répandus dans plusieurs villes, ou habitant en commun près de la mer Morte.

Il vous paraîtra tout naturel que celui qui jugeait d’une manière extérieure, pouvait être tenté de faire dériver des esséniens la doctrine du Seigneur ; car évidemment il y a des points de rapprochement frappants. En effet le Seigneur a prononcé une parole en faveur de ceux qui s’abstenaient du mariage à cause du royaume de Dieu, et bien plus fréquemment il a déclaré les pauvres bienheureux, en même temps qu’il faisait ressortir, par des paroles puissantes, le piège des richesses. La communauté des biens fut l’un des signes distinctifs du premier amour dans l’Eglise de la Pentecôte ; et cette hospitalité envers les étrangers, ces voyages sans sac ni souliers, ces agapes mêlées de prières, ce respect envers les puissances supérieures, cette discipline dans le sein de la communauté, ces paroles du Seigneur qui défendent de jurer ou de recourir aux armes charnelles, tout cela ne sont-ce pas des points de ressemblance avec la doctrine essénienne ? En outre, les connaissances médicales des esséniens servaient à expliquer d’une manière naturelle les miracles du Seigneur, et leurs vêtements faisaient comprendre ce qu’étaient ces anges des évangiles, savoir des messagers — c’est la signification de ce terme — des messagers de cette association secrète, qui poursuivait le but de régénérer le monde. Ces hypothèses, on les élaborait avec une grande prédilection dans un temps qui se complaisait à substituer les mystères d’une loge au mystère de Dieu et de son gouvernement.

En procédant ainsi on a négligé même des différences extérieures et frappantes pour n’avoir égard qu’aux ressemblances les plus superficielles. C’est ainsi que les esséniens manifestent un esprit de légalité monacale, qui, bien différent de la sainte liberté de Christ, se complaît dans des choses mesquines. Ils rejetaient toute onction avec de l’huile ; ils évitaient avec un soin extrême de cracher dans une assemblée, ou de cracher du côté droit ; ils observaient le sabbat d’une manière tellement rigoureuse, qu’ils allaient presque jusqu’à se refuser le nécessaire ; comme ils ne se permettaient ni de manger ni de tuer des animaux, ils s’abstenaient d’offrir des sacrifices, ce qui eut pour effet de les exclure du temple, auquel toutefois ils continuaient à envoyer des offrandes. Les membres des classes supérieures s’attribuaient une sainteté telle, qu’ils procédaient à des purifications spéciales, pour se nettoyer du simple attouchement d’un membre d’un degré inférieur. Chacun devait passer par un noviciat de trois années ; à la fin de la première année il recevait une cognée, un tablier et un vêtement blanc ; à l’expiration de la troisième année, il s’obligeait à l’obéissance par les serments les plus redoutables, prononcés par une exception permise par le commandement qui, en toute autre circonstance, interdisait le serment aux esséniens. Le novice jurait en même temps d’être parfaitement ouvert envers les membres de la secte et de garder avec soin les secrets vis-à-vis des étrangers. Parmi ces secrets figuraient surtout les livres de la secte et les noms des anges. Et comme ils devaient aussi jurer de ne toucher à aucune nourriture qui n’eût été préparée par leurs prêtres, beaucoup de ceux que les prêtres frappaient d’interdit et qui continuaient à se regarder comme liés par leur serment, périssaient misérablement de faim.

Cet esprit monacal est bien étranger à notre Seigneur Jésus-Christ. Quel abîme n’est pas creusé entre lui et les esséniens non moins qu’entre lui et les pharisiens, par cette parole que l’homme n’est pas souillé par ce qui entre par la bouche, mais par ce qui vient du cœur et qui sort de la bouche ! Combien Jésus-Christ n’est-il pas éloigné du séparatisme de cette secte ! Au lieu d’éviter le temple, il le purifie. Et ce n’est pas seulement dans la manière d’être que se révèle une grande différence ; une opposition radicale dans la doctrine nous montre que, malgré quelques ressemblances extérieures, il subsiste au fond une séparation complète. La doctrine des esséniens, semblable dans ses principes à la doctrine des Juifs hellénistes d’Alexandrie, trahit sa tendance par la croyance que le corps est la prison de l’âme, et c’est par ce motif que les esséniens, tout en croyant à l’immortalité rejetaient la résurrection. Sans doute nous aussi nous convenons que dans notre état actuel le corps pèse sur l’âme, qu’il empêche sous plusieurs rapports le plein déploiement de la vie divine en nous, parce qu’il porte dans ses membres une loi de péché opposée à la loi de Dieu. Il est le siège de beaucoup de convoitises, mais il n’est pas la racine primitive du péché. Or, c’était précisément là l’erreur de ces idéalistes, d’admettre que les convoitises, qui maintenant habitent notre corps, lui doivent leur première origine. Au lieu de faire remonter le péché à la désobéissance de la volonté humaine, ils l’imputaient à la matière dont le monde est fait. C’est là une erreur fondamentale, qui s’est fréquemment répétée, et qui est de nature à produire les plus terribles égarements. Mais il est aussi possible que toutes les conséquences funestes d’une pareille erreur ne se manifestent pas aussitôt en produisant des œuvres mauvaises. Ce que nous voyons chez les esséniens s’est souvent reproduit depuis lors, savoir que la secte attirait par des mœurs pures et dignes de respect, tandis que l’Eglise dominante (ici c’étaient les pharisiens), tout en ayant l’avantage d’une doctrine plus vraie, était bien plus corrompue quant à la vie.

Au surplus ce n’étaient pas les seuls pharisiens mais les Juifs en général, qui érigeaient leur propre justice. Tandis que les pharisiens, par la subtilité de leurs prescriptions, aggravaient en apparence la loi, dont en réalité ils étouffaient l’esprit et la puissance par leurs superfétations ; tandis que les sadducéens portaient préjudice à la vérité par une morale impie, les esséniens altéraient la foi révélée par l’addition d’éléments étrangers. Cloîtrés dans leur retraite monacale, ils n’entrèrent pas en contact avec le Seigneur. Dans la suite, une doctrine semblable à celle des esséniens, qui ne pouvaient croire à une incarnation du Verbe, exerça une influence funeste sur le développement de l’Eglise ; c’est là l’esprit que saint Paul est obligé de combattre dans son épître aux Colossiens.

Les Samaritains occupaient un certain milieu entre les Juifs et les païens. Après avoir vaincu le royaume d’Ephraïm, le roi d’Assyrie avait peuplé ce pays dévasté en y introduisant des colons païens, venus de cinq lieux différents, parmi lesquels le second livre des Rois (2 Rois 17.24) mentionne Cutha. Ce nom donna lieu aux Juifs de désigner par mépris les Samaritains sous le nom de Cuthéens. Toutefois ces étrangers ne formèrent pas la seule population du pays. Après leur émancipation, il est fait mention d’Israélites qui de cette contrée venaient aux fêtes à Jérusalem. (2 Chroniques 30.6 ; 34.9 ; Jérémie 41.5) C’est du mélange de ces restes d’Israël avec les colons païens que sortirent les Samaritains. Plus tard ils offrirent à la poignée de juifs revenus de Babylone leur concours pour la reconstruction du sanctuaire (Esdras 4), et cette offre n’ayant pas été agréée, ils se vengèrent de ce refus en calomniant les Juifs auprès du roi de Perse, ce qui eut pour effet d’empêcher pendant un certain nombre d’années la construction du temple. Dans la suite ils cherchèrent à empêcher la réparation des remparts de Jérusalem par de continuelles agressions. Accuserons-nous, à cause de ce refus, les conducteurs d’Israël d’une étroitesse à courte vue ? La suite a montré que c’est à bon escient que ces hommes de Dieu évitèrent d’accorder aux Samaritains des droits sur le temple. Après qu’un sacrificateur juif apostat se fut joint aux Samaritains, et que ceux-ci eurent consommé leur rupture avec les Juifs par la construction d’un temple et l’établissement d’un culte rival sur la montagne de Garizim (Néhémie 13.28), au temps du cruel Antiochus, alors que coulait le sang des martyrs juifs, qui avaient rejeté l’idolâtrie grecque, les Samaritains demandèrent que leur temple fût consacré à Jupiter (2Macch.6.2 ; Josèphe, Antiq., XII, 5,5). En général ils jouaient un rôle analogue : aux époques de la prospérité des Juifs, ils se disaient Israélites de la maison de Joseph, tandis qu’ils prétendaient être des Mèdes et des Perses quand les Juifs étaient dans le malheur. Antiq., XI, 8, 6). L’hostilité entre les Juifs et les Samaritains ne dura pas seulement jusqu’à la guerre juive, mais de nos jours encore elle fait sentir son effet.

Toutefois, dans le premier livre des Macchabées (1Macch.3.10), les Samaritains sont énumérés, non pas au milieu, mais à côté des païens ; et l’Evangile aussi leur assigne partout cette position intermédiaire. Par contre ils sont traités de Philistins dans le livre de l’Ecclésiastique (L, 26) ; et quand nous entendons les Juifs traiter Jésus de Samaritain, ils prétendent lui adresser de graves injures (Jean 8.48). Les plus fanatiques d’entre les Israélites refusaient même de manger avec les Samaritains. Le Seigneur, au contraire, fit acheter des vivres chez eux (Jean 4.8) ; il traversa plus d’une fois la Samarie, et si ses disciples durent s’abstenir une première fois de faire leur œuvre parmi les Samaritains, le Seigneur ne leur défendit nullement le chemin à travers cette contrée (Matthieu 10.5). Après que le temple des Samaritains eut été détruit par l’un des Macchabées, ils n’en continuèrent pas moins à adorer Dieu sur la montagne de Garizim (Jean 4.). Même de nos jours le petit troupeau qui habite Sichem, immole l’agneau pascal sur cette montagne. Des savants européens, avec lesquels cette communauté est en correspondance depuis le seizième siècle, ont publié ses lettres et ses cantiques.

Nous avons parlé de la Pâque des Samaritains, car bien qu’ils soient d’origine païenne, leur foi est la foi juive dégénérée. Comme les sadducéens, ils rejettent les traditions pharisaïques, et ils dépassent les sadducéens en n’admettant aucun livre biblique en dehors du Pentateuque. Toutefois ils ne nient point le monde des esprits et la résurrection ; et de même qu’il observent, comme les Juifs, la circoncision, le sabbat et les fêtes, l’attente du Messie ne leur est non plus étrangère, ainsi que nous le voyons par cette femme samaritaine à qui Jésus parla près du puits de Jacob. Il est vrai qu’ils voient en lui un descendant de Joseph, qui ne serait rien de plus qu’un prophète (Deutéronome 18.), vers lequel tous les peuples se tourneront. Selon eux le Messie doit rétablir le culte à Garizim dans sa splendeur, et après sa mort, être enseveli près du sépulcre de Joseph. Dans leur foi comme dans celle des péagers, le Seigneur ne rencontrait pas au même degré la résistance de l’orgueil charnel ; aussi les voyons-nous recevoir volontiers d’abord le Seigneur en personne (Jean 4.) et plus tard ses apôtres (Actes 8.). Toutefois ceux-ci durent fortifier la faiblesse des Samaritains et lutter en même temps contre le manque de sincérité qui se manifestait au milieu d’eux.

Quel tableau se présente à nous quand nous contemplons la situation d’ensemble d’Israël et des nations, lors de la naissance du Sauveur ! Les ténèbres couvraient la terre et l’obscurité enveloppait les peuples. Et parmi eux nous voyons la nation dépositaire de la promesse du salut opprimée extérieurement et intérieurement démoralisée. Si la majorité en Israël se cramponnait à l’attente du Messie, cette attente était tellement charnelle que plusieurs imposteurs purent successivement pousser le peuple à des tentatives de révolte sans cesse renouvelées, et finalement le fanatiser pour la guerre la plus horrible. On ne peut pas faire un reproche au peuple de ce que ses idées touchant le Messie se confondaient sans clarté, car avant l’accomplissement, personne ne pouvait s’orienter dans le clair-obscur de la prophétie avec le degré de précision qui devint possible après que le soleil d’en haut s’est levé. L’expérience seule pouvait enseigner à réunir ce qui était séparé dans les prophéties, savoir l’image du prophète, celle du serviteur abaissé de l’Eternel et celle du Roi de gloire, et d’un autre côté il fallait cette même expérience pour scinder ce qui dans la prophétie apparaît comme un seul et même acte, savoir la venue en chair et la venue pour le jugement. Nous ne sommes donc point surpris de voir que le peuple ne savait pas si le Messie et le prophète promis par Moïse formaient une même personne ou deux personnes distinctes, ou s’il devait voir dans la personne de Jésus Elie, ou Jérémie ou quelque autre prophète (Jean 1.20 et suiv. ; Matthieu 16.14).

Mais au milieu des partis et des sectes d’Israël, nous apercevons un humble groupe, Siméon et Anne, Zacharie et Elisabeth, Joseph et Marie, les bergers de Bethléhem, Nathanaël et les disciples en général, Joseph d’Arimathée et Nicodème, et tous ceux qui leur ressemblaient et qui comme eux attendaient la consolation d’Israël. Ceux-là nous montrent qu’Israël n’est pas seulement abaissé, mais qu’il est aussi humilié à salut. Ces pauvres gens sont le vrai Israël en Israël, le résidu croyant qui avait pris à cœur les jugements de Dieu et qui attendait le véritable salut avec une fervente espérance. Selon la promesse, ces âmes fidèles attendaient la délivrance d’Israël de tous ses ennemis, mais une délivrance qui commencerait à affranchir les cœurs du péché et qui, aux termes de la même promesse, apporterait aussi le salut aux gentils. Eux non plus n’étaient pas en état de se représenter clairement à l’avance de quelle manière le Messie viendrait et déploierait son activité ; mais en retenant ferme qu’il serait le Sauveur des misérables et des pécheurs repentants, ils étaient à même d’être enseignés par l’expérience sans se scandaliser de l’état d’abaissement du Fils de l’homme. Tandis que la majorité de ce peuple, au milieu duquel le salut du monde mûrissait, s’était endurcie contre la foi dans un égoïsme impénitent, sous prétexte de rester fidèle à sa foi, les païens par contre, éloignés jusqu’alors, se disposaient en grand nombre à s’approcher et à boire avec gratitude à la source du salut. C’est un événement tragique entre tous que cette opposition de la majorité des Juifs contre leur Roi et leur Seigneur. Leur ancêtre Jacob n’avait pas voulu laisser le Seigneur qu’il ne l’eût béni ; eux, au contraire, dans leur endurcissement luttent avec lui pour qu’il ne les bénisse point, ce que Jean exprime par cette parole pénétrante : « Il vint chez les siens et les siens ne le reçurent point. » Toutefois il peut ajouter : « Mais à ceux qui le reçurent, il donna le droit d’être faits enfants de Dieu, savoir à ceux qui croient en son nom. » Si ce n’était là qu’un petit groupe et si de tout temps le nombre est petit de ceux qui trouvent le chemin étroit de la vie, il importe d’autant plus que nous nous préoccupions sérieusement de ne pas rester en arrière.

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