Que ferait Jésus ? Dans ses pas…

Chapitre III

Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple…Quiconque ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut pas être mon disciple.

(Luc 14.26, 33)

Quand Rachel Winslow et Virginia Page s’étaient séparées, au sortir de l’assemblée du dimanche, elles avaient encore tant de choses à se dire que Virginia pria son amie de venir déjeuner avec elle le lendemain.

Rachel sonnait donc le lundi, peu avant midi, à la porte de la maison Page, et bientôt les deux jeunes filles causaient avec un profond sérieux de ce qui les préoccupait toutes deux.

— Le fait est, disait Rachel, au bout de quelques minutes, que je ne puis pas concilier la proposition qui vient de m’être faite avec ce que je crois qu’il ferait. Je ne pourrais pas donner un conseil à une autre personne dans un cas pareil, mais je sens que je dois refuser.

— Que ferez-vous ensuite ? demanda Virginia qui écoutait avec un vif intérêt.

— Je n’en sais rien encore. La première chose à faire c’est de répondre à ceci.

Elle désignait une lettre qu’elle tenait à la main, et qu’elle relut une seconde fois. Elle lui avait été écrite par le directeur d’une troupe d’opéra, qui lui offrait un engagement pour une série de représentations qu’il allait donner dans les principales villes des Etats-Unis. Le salaire offert était fort élevé et les termes dont il se servait des plus flatteurs. Il racontait avoir entendu Rachel chanter à l’Eglise, huit jours auparavant, et s’être dit qu’il y avait une fortune dans cette voix, qu’un pareil trésor ne pouvait rester caché et qu’il se ferait un honneur de le révéler au monde. Il terminait son épître en sollicitant une prompte réponse.

— Il n’y a pas de mérite à refuser cette proposition, continua Rachel d’un air pensif, quand on la compare à la seconde que j’ai reçue cette semaine. Celle-là m’aurait tentée bien davantage, mais j’en suis arrivée, Virginia, à la conviction que jamais Jésus n’aurait employé une belle voix à battre monnaie. Vous savez ce dont il s’agit : on m’engage à me joindre à quelques artistes, tous gens de bonne réputation, qui vont organiser une grande tournée de concerts. On me garantit deux cents dollars par mois pour toute la saison. Mais je ne puis me persuader qu’à ma place Jésus accepterait. Qu’en pensez-vous ?

— Ne me demandez pas de répondre pour vous, dit Virginia avec un sourire un peu triste. Je crois que M. Maxwell a eu raison de nous dire que chacun de nous doit se laisser guider par son propre jugement, au sujet de ce que Christ nous dicterait. J’ai plus de peine que vous, ma chère, à discerner ma route.

— Le croyez-vous vraiment ? fit Rachel qui se leva, et s’approcha de la fenêtre. Virginia la suivit et pendant un moment les deux jeunes filles regardèrent en silence le va-et-vient de la rue. Tout à coup Virginia s’écria, avec un accent passionné que son amie ne lui connaissait pas :

— Rachel, quand vous vous demandez ce que ferait Jésus, quelle impression vous font les contrastes dans les conditions humaines que nous rencontrons à chaque pas ? Je deviens folle, quand je songe que la société dans laquelle j’ai grandi, et à laquelle nous appartenons toutes les deux, est satisfaite d’une existence qui consiste à s’habiller, à manger, à aller à des fêtes et à en donner, à s’entourer de luxe et de confort, et qu’elle croit avoir fait tout son devoir quand elle consacre, sans le moindre sacrifice personnel, un peu d’argent à des œuvres de charité. J’ai été élevée, comme vous, dans une des écoles les plus chères de l’Amérique, puis j’ai été lancée dans le monde en qualité d’héritière, ce qui est considéré comme une position des plus enviables. Je me porte parfaitement bien, je puis à mon gré rester chez moi ou voyager, faire en un mot tout ce qui me plaît. Et maintenant, quand j’essaye de me représenter Jésus menant la vie que je mène, la vie qui est celle de milliers de gens riches, et que chacun suppose devoir être la mienne jusqu’à la fin, je passe condamnation sur moi comme sur la créature la plus mauvaise, la plus égoïste et la plus inutile de ce monde. Je n’ai pas regardé par cette fenêtre une seule fois, depuis des semaines, sans me prendre moi-même en horreur, en face de l’humanité que je vois défiler continuellement devant cette maison.

Virginia se détourna et se mit à se promener avec agitation dans la chambre. Rachel la regardait sans rien dire, mais ne se sentait pas moins agitée qu’elle.

A quoi le talent qu’elle avait reçu servait-il la cause du christianisme ? Le meilleur usage qu’elle en pût faire consisterait-il à le vendre pour tant par mois, à courir les salles de concert, à s’habiller magnifiquement, à s’enivrer d’applaudissements et à se faire une réputation comme grande cantatrice ? Etait-ce là ce qu’aurait fait Jésus ?

Elle n’était pas une exaltée et ne s’exagérait pas les succès qui l’attendaient, si elle consentait à se produire dans le grand public. Comme Virginia elle sentait qu’elle avait devant elle, pour peu qu’elle s’en souciât, un brillant avenir mondain, et la similitude de leurs positions donnait à ce qu’elle venait d’entendre un intérêt poignant.

La cloche du déjeuner les sortit toutes deux de leur préoccupation. Elles trouvèrent à la salle à manger la grand-mère de Virginia, une femme de soixante-cinq ans, encore fort belle, et son frère Rollin, un jeune homme qui passait la plus grande partie de son temps à son club et n’avait aucune ambition particulière, aucun sentiment défini, si ce n’est une admiration croissante pour Rachel Winslow.

Ces trois personnes formaient ensemble la famille Page. Le père de Virginia avait été banquier et spéculait en grand sur les grains. Il était mort l’année précédente, dix ans après sa femme. Mme Page, la grand-mère, était née dans le Sud ; elle était par tradition et par éducation attachée à ses privilèges de femme riche, occupant une place élevée dans la société. C’était une femme habile, entendue aux affaires et d’une intelligence très développée. Les propriétés et la fortune de la famille étaient placées, en grande partie, sous sa gérance, pourtant la part de Virginia appartenait, sans restriction, à cette dernière. Son père l’avait initiée à ses affaires, et sa grand-mère convenait elle-même qu’elle était capable de prendre soin de sa fortune.

Peut-être aurait-on eu quelque peine à trouver, où que ce fût, deux personnes moins capables de comprendre une jeune fille du caractère de Virginia que ne l’étaient Mme Page et Rollin. Rachel, qui les connaissait depuis son enfance, ne pouvait s’empêcher de songer à ce qui attendait son amie, dans sa propre maison, pour le jour où elle aurait décidé de ce que Jésus, à son avis, aurait fait à sa place. Tout en déjeunant, ce jour-là, elle se rappelait ce que Virginia venait de lui dire et cherchait à se figurer la scène qui, tôt ou tard, ne pouvait manquer d’éclater entre Mme Page et sa petite-fille.

— J’ai entendu dire que vous vous décidiez à paraître sur la scène, Miss Winslow, et je ne doute pas du ravissement dans lequel vous nous plongerez tous, dit tout à coup Rollin, comme pour ranimer la conversation qui languissait.

Rachel rougit et eut l’air ennuyé.

— Qui vous a dit cela ? demanda-t-elle, tandis que Virginia, qui était restée silencieuse jusqu’alors, relevait la tête et semblait se disposer à prendre part à la conversation.

— Oh ! je ne sais pas, on entend tant de choses dans la rue. D’ailleurs chacun a vu Crandall à l’église, il y a eu hier huit jours, et on sait qu’il n’y allait pas pour écouter le prêche, à coup sûr… au fait je connais d’autres gens qui sont dans le même cas que lui, et qui n’y vont que pour entendre quelque chose de mieux.

Cette fois Rachel ne rougit plus. Elle se contenta de répondre tranquillement :

— Vous vous trompez. Je n’entre pas à l’Opéra.

— C’est grand dommage, vous y feriez un effet épatant. Tout le monde parle de votre voix.

Pour le coup Rachel sentait la colère la gagner, mais avant qu’elle eût pu dire un mot, Virginia la prévint :

— Qu’entendez-vous par « tout le monde » ? fit-elle d’un ton bref.

— Mais tous ceux qui entendent Miss Winslow le dimanche. Quand donc peut-on l’entendre, si ce n’est à l’église. Je prétends que c’est une pitié que le grand public, en dehors de Raymond, ne puisse avoir cette jouissance.

— Parlons d’autre chose, s’il vous plaît, s’écria Rachel.

Mme Page la regarda et lui dit avec une courtoisie marquée :

— Ma chère, Rollin n’a jamais su faire des compliments indirects ; il ressemble, en cela, à son père. Mais nous sommes tous fort désireux de connaître vos plans et nous nous réclamons, pour cela, de nos droits de vieux amis. D’ailleurs, Virginia nous a déjà parlé des offres qui vous ont été faites par la société qui organise la tournée de concerts.

— Je suppose que cette nouvelle n’est point un secret, dit Virginia en souriant à son amie, puisque le journal d’hier en faisait mention.

— Mais, oui, certainement, Mme Page, répondit Rachel, vous avez le droit de vous informer de mes projets. Nous en parlions justement, Virginia et moi, il y a un instant. Je suis décidée à refuser l’office à laquelle vous faites allusion, voilà tout.

Rachel se rendait compte que le tour pris par la conversation avait non seulement tranché ses dernières hésitations, concernant la compagnie de concert, mais encore résolu, d’une façon qui la satisfaisait complètement, la question de la conduite probable de Jésus, s’il s’était trouvé à sa place. La dernière chose qu’elle eût désiré aurait été de discuter ainsi publiquement sa décision, et pourtant c’était ce que Rollin Page lui avait dit, et surtout la façon dont il s’était, exprimé, qui avait hâté et fixé son propre jugement.

— Vous plairait-il, Rachel, de nous dire les raisons de ce refus d’une proposition qui semblait heureuse pour vous, à tant d’égards ? Je suis de l’avis de Rollin : une voix telle que la vôtre appartient à un public plus étendu que celui de la Première Eglise de Raymond. Ne le sentez-vous pas vous-même ?

Rachel Winslow était une nature réservée, à laquelle toute publicité donnée à ses sentiments intimes répugnait, mais elle pouvait, parfois, sous l’empire d’une émotion très vive, sortir d’elle-même et dire sa pensée d’une façon simple, franche et sincère. Et ce fut dans un de ces moments d’épanchement, qui ajoutaient à son charme particulier, qu’elle répondit à Mme Page, en la regardant de ses yeux clairs et profonds :

— Ma seule raison est la conviction que Jésus agirait comme je le fais dans ce cas-ci.

Mme Page devint très rouge et Rollin prit un air étonné, mais avant que sa grand-mère eût pu faire même une exclamation, Virginia, qui changeait de couleur à chaque instant, s’écria :

— Grand-maman, vous savez que nous avons promis de nous conduire pendant un an d’après cette règle. La proposition de M. Maxwell ne prêtait pas à l’équivoque, tous ceux qui l’ont entendue l’ont comprise dans sa simplicité. Nous ne sommes pas arrivées d’un coup à décider de la route que nous devions suivre, car la difficulté de savoir ce que Jésus ferait à notre place a troublé Rachel, comme elle me trouble moi-même.

Mme Page regarda fixement Virginia avant de lui répondre.

— A coup sûr, fit-elle enfin, j’ai compris l’idée de M. Maxwell, mais je sais aussi qu’elle est parfaitement impossible à mettre en pratique. J’ai été persuadée, dès le début, que ceux qui ont pris l’engagement dont vous parlez arriveraient bien vite, après un essai, à en comprendre l’absurdité, et à l’abandonner, comme bon seulement pour des détraqués. Je n’ai pas d’opinion à émettre sur les affaires de Miss Winslow, mais j’espère, — sa voix avait pris un timbre dur que Rachel ne lui connaissait pas — j’espère, Virginia, que vous n’allez pas vous mettre en tête de folles idées dans ce genre-là.

— J’ai beaucoup d’idées nouvelles, répliqua Virginia d’un ton tranquille.

— Sont-elle folles oui, ou non ?

— Je ne le sais pas, parce que je ne suis pas encore arrivée à comprendre clairement ce que Jésus ferait dans les cas qui me préoccupent. Quand je me serai fait une conviction, j’y conformerai certainement ma conduite.

— Excusez-moi, Mesdames, si je vous quitte, dit Rollin en se levant. La conversation devient trop profonde pour moi, je veux aller fumer un cigare au fumoir.

Il sortit de la salle à manger, et pendant un moment le silence le plus complet y régna. Mme Page attendit que la servante eût placé le dessert sur la table, puis elle lui fit signe de s’en aller. Elle était fort irritée, et la présence seule de Rachel l’empêchait de donner à son irritation une expression par trop vive.

— J’ai bien des années de plus que vous, jeunes filles, dit-elle en se redressant avec une telle roideur que Rachel crut voir une muraille de glace se placer entre elle et l’idée qu’elle se faisait de Jésus s’offrant lui-même en sacrifice. La promesse que vous fîtes, à ce que je présume, dans un moment de fausse émotion, est impossible à tenir.

— Voulez-vous dire, grand-maman, que nous ne pouvons pas agir réellement comme Jésus le ferait, ou prétendez-vous seulement que si nous en tentons l’essai nous pécherons contre les coutumes et les préjugés de la société ? demanda Virginia.

— Cela ne vous est pas demandé ! Cela n’est, pas nécessaire ! De plus, comment pouvez-vous agir avec quelque…

Ici Mme Page s’interrompit, puis se tourna vers Rachel.

— Que dira votre mère quand elle saura votre décision, ma chère ? Croyez-moi, c’est pure folie. Que comptez-vous donc faire de votre voix, je vous prie ?

— Je ne sais pas encore ce que ma mère dira, répondit Rachel, qui frissonna en songeant au moment où il lui faudrait affronter les objections maternelles, car elle savait que s’il y avait dans tout Raymond une femme ambitieuse pour sa fille, cette femme était bien Mme Winslow.

— Oh ? vous verrez tout cela sous un autre jour, quand vous y aurez réfléchi à tête reposée, reprit Mme Page en se levant de table. En tous les cas, ma chère, si vous n’acceptez pas les propositions en question, vous aurez le loisir de le regretter.

Rachel se contenta de dire quelques paroles qui témoignaient du combat qui se livrait encore au dedans d’elle-même, puis elle prit congé tôt après, comprenant bien que son départ serait le signal d’une conversation pénible entre Virginia et sa grand-mère. Elle n’apprit que plus tard que son amie passa, durant cette scène, par une crise mentale qui hâta la décision finale qu’elle devait prendre, en ce qui concernait sa fortune et sa position sociale.

Rachel était heureuse de s’être éclipsée, et de se retrouver en tête-à-tête avec elle-même. Un plan de vie s’élaborait lentement dans son esprit, et elle sentait le besoin d’être seule pour pouvoir y songer sérieusement. Mais elle n’était pas encore allée bien loin quand elle s’aperçut, avec un ennui mal dissimulé, que Rollin Page marchait à côté d’elle.

— Désolé de troubler vos méditations, Miss Winslow, s’écria-t-il, mais il se trouve que je suivais la même direction que vous et je pensais que cela vous serait égal. Au fait, il y a un moment déjà que je chemine à vos côtés, sans que vous ayez protesté contre ma présence.

— Je ne vous avais pas vu, objecta Rachel.

— Je ne m’en formaliserais pas, si je croyais que vous pensez quelque fois à moi, fit le jeune homme qui jeta son cigare loin de lui, d’un mouvement nerveux, et devint soudain très pâle,

Rachel en fut surprise, mais non pas troublée. Elle connaissait Rollin depuis son enfance, ils s’étaient même appelés familièrement, autrefois, par leurs noms de baptême. Depuis peu, il est vrai, quelque chose de particulier dans sa manière d’être avait mis fin à cette habitude. Elle était accoutumée de sa part à des compliments à brûle-pourpoint, et s’en amusait, en général, mais ce jour-là elle l’eût souhaité partout ailleurs qu’auprès d’elle.

— Ne pensez-vous donc jamais à moi, Miss Winslow ? répéta Rollin après une pause.

— Mais si, assez souvent, dit Rachel avec un sourire.

— Pensez-vous à moi maintenant ?

— Oui, c’est-à-dire…

— Eh bien, quoi ?

— Désirez-vous que je sois tout à fait franche ?

— Naturellement.

— Alors je vous avouerai que je pensais que je préférerais ne pas vous voir ici.

Rollin se mordit les lèvres d’un air sombre, la réponse de Rachel n’était pas telle qu’il la désirait.

— Voyons Rachel… oh ! je sais bien que cela ne m’est plus permis de vous appeler ainsi, mais cela n’empêche pas qu’il faut que je vous parle. Pourquoi êtes-vous si dure pour moi à présent, vous aviez un peu d’amitié pour moi autrefois, ne vous en souvenez-vous pas ?

— Si, je m’en souviens ? Mais certainement, je me rappelle que nous allions très bien ensemble quand nous étions enfants, mais les temps ont changé et nous avons grandi.

Elle continuait à parler du ton léger dont elle s’était servie vis-à-vis de lui, depuis qu’elle avait surmonté le moment d’impatience qu’elle avait eu en le reconnaissant. Elle était toujours préoccupée de ses projets, au travers desquels Rollin s’était malencontreusement placé.

Ils marchèrent pendant un moment, sans échanger une parole, dans l’avenue pleine de monde. Au nombre des passants se trouvait Jasper Chase. Il reconnut Rachel et Rollin et les salua au passage. Rollin regarda la jeune fille d’un air scrutateur et s’écria : Je voudrais être cet homme-là, peut-être alors aurais-je quelque chance.

Rachel rougit malgré elle, pourtant elle ne dit rien et pressa un peu le pas. Mais Rollin semblait décidé à lui dire quelque chose qu’elle ne pouvait éviter d’entendre. Après tout elle se dit qu’il devrait, tôt ou tard, savoir la vérité, et qu’elle ferait tout aussi bien de l’écouter enfin.

— Vous savez parfaitement, Rachel, quels sont mes sentiments envers vous. N’y a-t-il point d’espoir pour moi ? Je pourrais pourtant vous rendre heureuse, il y a tant d’années que je vous aime.

— Quel âge me supposez-vous donc ? s’écria Rachel avec un rire forcé. Elle se sentait, elle ne savait pourquoi, tout à fait hors de son assiette ordinaire.

— Vous comprenez très bien ce que je veux dire, riposta Rollin, et vous n’avez pas le droit de vous moquer de moi, pour la seule raison que je désire que vous m’épousiez.

— Je ne me moque pas de vous, Rollin, mais il est inutile de me parler de cela.

Rachel avait hésité avant de l’appeler par son nom, puis elle l’avait fait avec une telle simplicité qu’il ne pouvait pas se méprendre sur la signification de ce terme familier, qui ne s’adressait, bien certainement, qu’au compagnon d’enfance et non pas à l’ami de l’heure présente.

— C’est impossible ! ajouta-t-elle, un peu troublée, quoi qu’elle en eût, par cette demande en mariage reçue en pleine rue.

— Pourriez-vous… je veux dire : pourrai-je espérer qu’avec le temps !…

— Non ! interrompit Rachel qui se reprocha, plus tard, d’avoir été un peu trop dure envers lui.

Ils continuèrent leur chemin en silence. Ils approchaient de la demeure de Rachel, à laquelle il tardait de mettre fin à cette entrevue.

Au moment où ils quittaient l’avenue pour entrer dans une rue plus tranquille, Rollin reprit tout à coup la parole, avec une véhémence, et un accent mâle qui lui avaient manqué jusqu’alors. Il y avait dans sa voix une dignité qui frappa Rachel comme quelque chose de très nouveau.

— Miss Winslow, je vous demande d’être ma femme ? Y a-t-il quelque espoir que vous y consentiez jamais ?

— Pas le moindre, répondit Rachel d’un ton décidé.

— Voulez-vous me dire pourquoi ?

Il posait cette question comme s’il avait le droit d’exiger une réponse absolument sincère.

— Je n’ai pas pour vous les sentiments qu’une, femme doit avoir pour l’homme qu’elle épousera.

— En d’autres termes, vous ne m’aimez pas ?

— Je ne vous aime pas, je ne pourrais pas vous aimer.

— Pourquoi ?

Cette seconde question, aussi péremptoire que la première, étonna Rachel.

— Parce que…

Elle hésita, dans la crainte d’en dire trop, si elle essayait de lui exposer l’entière vérité.

— Dites-moi pourquoi, je vous prie. Vous ne pouvez pas me blesser davantage que vous ne l’avez fait déjà.

— Eh bien, je ne puis vous aimer parce que vous n’avez pas de but dans la vie. Que faites-vous donc pour rendre le monde meilleur ? Vous passez votre temps au club, dans les amusements, les voyages, le luxe. Qu’y a-t-il dans une pareille existence qui puisse attirer une femme ?

— Pas grand-chose, je l’avoue, répondit Rollin, avec un ricanement. Cela n’empêche pas que je ne sois point, que je sache, pire que les autres hommes qui m’entourent. Je ne suis pas même aussi mauvais que quelques-uns d’entre-eux. Enchanté, quand même, de savoir votre opinion.

Il s’arrêta brusquement, souleva son chapeau, salua gravement et tourna le dos à Rachel, qui rentra chez elle et courut s’enfermer dans sa chambre, pour chercher un peu de calme après les événements imprévus qui l’avaient si fort agitée, au cours de cette journée.

Mais à peine y avait-elle un peu réfléchi, qu’elle se sentit condamnée, elle-même, par le jugement qu’elle venait de prononcer sur Rollin Page. Quel but avait-elle dans la vie ? Elle était allée étudier le chant auprès des professeurs les plus fameux de l’Europe, après quoi elle était rentrée à Raymond où, depuis un an, elle chantait dans le chœur de la Première Eglise. On la payait bien, et jusqu’à ce dimanche, dont si peu de jours la séparaient, elle avait été pleinement satisfaite d’elle-même et de sa position. Elle avait partagé l’ambition de sa mère, et désiré des triomphes grandissants dans le monde musical. En quoi la carrière qui s’ouvrait devant elle aurait-elle différé de celle de toute autre cantatrice de profession ?

Elle se posait maintenant cette question et, à la lumière des reproches adressés à Rollin, elle était forcée d’avouer qu’elle ne servait pas à grand-chose dans ce monde. Que ferait Jésus ? Elle possédait dans sa voix une fortune ; elle le savait, sans en tirer vanité, mais comme un fait incontestable, et jusqu’alors elle n’avait eu d’autre but que d’employer cette voix à récolter de l’argent et des applaudissements. Etait-ce, après tout, une ambition plus haute que celle de Rollin Page ?

Elle resta longtemps assise dans sa chambre, puis elle descendit auprès de sa mère, bien résolue à avoir avec elle une franche explication, à propos de l’offre de la Compagnie de concerts et des projets nouveaux qui se dessinaient toujours plus nettement devant elle.

— Maman, commença-t-elle, pour aborder la question de front, je me suis décidée à ne pas me joindre à cette tournée de concert, j’ai une bonne raison pour cela.

Mme Winslow était une grande et belle femme, aimant le monde, anxieuse d’occuper une place en vue dans la société, et très désireuse d’assurer à ses enfants le genre de succès qui lui semblaient désirables au plus haut degré. Son fils cadet, de dix ans plus jeune que Rachel, était dans une école militaire. Pour le moment elle vivait seule avec sa fille, M. Winslow étant mort pendant que celle-ci séjournait en Europe et, comme Virginia, Rachel allait se trouver en désaccord complet avec son entourage immédiat.

Mme Winslow restait silencieuse attendant, évidemment, que sa fille s’expliquât plus clairement.

— Vous vous rappelez la promesse que j’ai faite il y a eu dimanche huit jours, maman ?

— La promesse de M. Maxwell ?

— Non, la mienne. Vous savez ce que c’était ?

— Je crois le savoir. Tout naturellement chaque membre d’une Eglise a l’intention d’imiter Christ et de le suivre, pour autant que cela peut se concilier avec les exigences de notre vie actuelle. Mais qu’est-ce que cela a de commun avec votre décision, touchant cette affaire de concerts ?

— Simplement cela, qu’après m’être demandé ce que ferait Jésus et avoir cherché la lumière à la source de toute sagesse, j’ai été obligée de me dire qu’à ma place il ne ferait pas de ma voix cet usage-là.

— Pourquoi ? Y a-t-il quelque chose de mal dans une carrière pareille ?

— Non, je ne crois pas qu’il y en ait.

— Prétendez-vous juger ceux qui chantent dans des concerts ? Affirmeriez-vous qu’ils font ce que Christ ne ferait pas ?

— Maman, comprenez-moi, je vous prie. Je ne juge personne, je ne condamne aucun chanteur de profession. Je décide seulement de ce qui me concerne moi seule, et je crois qu’à ma place Jésus ferait quelque chose d’autre.

— Quoi donc ?

Mme Winslow restait calme. Elle ne comprenait ni la situation ni l’attitude de Rachel ; son seul souci était toujours que la carrière de sa fille fût aussi brillante et distinguée que ses dons naturels permettaient de l’espérer. Elle ne doutait point qu’une fois l’excitation religieuse, qui régnait pour l’heure dans la Première Eglise, passée, Rachel ne revînt à des idées conformes aux vœux de sa famille. Elle n’était donc point préparée à entendre ce qui lui restait à apprendre.

— Quoi ? Quelque chose qui serve à cette partie de l’humanité qui a le plus grand besoin d’entendre chanter. Voyez, maman, j’ai besoin d’user de ma voix d’une manière qui mette mon âme au large, j’ai besoin de me dire que je fais quelque chose de meilleur que de plaire à des auditeurs élégants, ou de gagner de l’argent, ou même de chanter pour mon propre plaisir. Je vais faire quelque chose qui réponde d’une façon satisfaisante à ma question quand je me demanderai : « que ferait Jésus ? » Et cette réponse, je sens que je ne la trouverais pas dans la carrière qui s’ouvrait devant moi, et à laquelle je renonce.

Elle parlait avec un feu et un sérieux qui surprirent sa mère, mais celle-ci était fâchée maintenant, et ne cherchait plus à cacher sa désapprobation.

— C’est simplement absurde, Rachel ! Vous n’êtes qu’une fanatique et je ne vois pas ce que vous prétendez pouvoir faire !

— Le monde a été servi par des hommes et des femmes qui lui ont donné plus que de simples talents. Pourquoi devrais-je, moi qui en ai reçu un, en trafiquer aussitôt, et l’employer à gagner tout l’argent qu’il est susceptible de me procurer ? Vous savez bien que vous m’avez appris à considérer ma carrière musicale au point de vue du succès social et financier. Je n’ai pas pu, depuis que j’ai fait cette promesse me représenter Jésus se joignant à cette société, et vivant la vie que je vivrais si je suivais cette voie.

Mme Winslow se leva, puis rassit. Elle se dominait à grand-peine.

— Avec tout cela vous n’avez pas répondu à ma question : Que comptez-vous faire ?

— Je continuerai, pour le moment, à chanter à l’église, je me suis engagée à le faire pendant tout le printemps. Durant la semaine, j’irai chanter aux réunions de la Croix-Blanche, là-bas, dans le quartier du Rectangle.

— Quoi ? savez-vous bien ce que vous dites, Rachel Winslow ? Savez-vous quelle sorte de gens on rencontre là-bas ?

La voix menaçante de sa mère fit frissonner Rachel ; elle se recula instinctivement et resta silencieuse un moment.

— Oui, je le sais, reprit-elle enfin, et c’est la raison pour laquelle je veux y aller. Il y a plusieurs semaines que M. et Mme Gray y travaillent. J’ai appris ce matin qu’ils voudraient que quelques-uns des membres des chœurs des Eglises vinssent les aider. Ils ont dressé une grande tente où ils tiennent leurs réunions, dans cette partie de la ville où il est le plus urgent de porter l’Evangile, et je vais leur offrir mon concours. Rachel s’arrêta pour reprendre haleine, puis elle s’écria avec une explosion de passion, la première à laquelle elle eût cédé : Oh ! mère ! Je désire faire quelque chose qui me coûte, quelque chose qui exige de moi quelque sacrifice. Je sais que vous ne me comprenez pas, mais j’ai soif de souffrir un peu. Qu’avons-nous fait, durant toute notre vie, pour cette partie de Raymond où l’on souffre et où l’on pèche plus qu’ailleurs peut-être ? En quoi avons-nous renoncé à nous-mêmes, et à nos aises, et à nos plaisirs, pour répandre la joie dans la ville que nous habitons, et pour donner au monde l’exemple que lui a donné notre Sauveur ? Continuerons-nous à vivre toujours la vie égoïste que la société nous prescrit, à nous contenter de plaisirs étroits et de distractions mondaines, sans jamais connaître le prix des choses qui coûtent.

— Est-ce un sermon que vous me faites ? demanda lentement Mme Winslow.

— Non, répondit Rachel d’une voix douce, c’est à moi-même que je l’adresse. Elle s’arrêta, espérant que sa mère ajouterait quelque chose, puis, comme rien ne venait, elle sortit du salon. Quand elle atteignit sa chambre elle avait compris qu’elle ne pouvait compter, de la part de sa mère, ni sur de la sympathie, ni même sur une simple compréhension de ses actes.

Elle s’agenouilla… Et ici il est permis d’affirmer que depuis le jour où l’Eglise d’Henry Maxwell s’était trouvée en face de l’homme aux vêtements usés, et au chapeau râpé, un plus grand nombre de ses paroissiens étaient tombés sur leurs genoux, que ce n’avait été le cas durant tout le cours de son ministère.

Quand elle se releva, son beau visage était inondé de larmes. Elle s’assit à sa table à écrire et traça quelques lignes à l’adresse de Virginia Page. Elle redescendit ensuite l’escalier, afin de les remettre à un messager, après quoi elle rentra au salon et dit à sa mère que Virginia et elle comptaient se rendre, ce soir-là, au Rectangle pour voir M. et Mme Gray, les évangélistes.

— Le Dr West, l’oncle de Virginia, viendra avec nous. Je l’ai priée de le lui demander par téléphone. Il est lié avec les Gray, et l’hiver dernier il a pris part à quelques-unes de leurs réunions.

Mme Winslow ne fit aucune remarque. Son attitude exprimait suffisamment sa complète désapprobation de la conduite de sa fille, et celle-ci comprit l’amertume que cachait son silence.

Il était près de sept heures quand le docteur et Virginia vinrent prendre Rachel ; tous les trois se dirigèrent ensemble vers le Rectangle, le quartier le plus notoirement corrompu de Raymond. Il était situé à proximité des grands ateliers du chemin de fer et des entrepôts. Les bouges et les tavernes de la ville y déversaient leurs plus mauvais éléments. Le Rectangle proprement dit était une vaste place, occupée, en été par des cirques, des baraques, et des spectacles forains de la pire espèce. Des rangées de débits de boissons, de maisons de jeux, de restaurants, et de pensions sales et à bas prix, l’entouraient.

La Première Eglise de Raymond n’avait jamais abordé le problème du Rectangle. C’était trop hideux, trop grossier, trop corrompu, trop répugnant pour que des gens de bonne compagnie s’en rapprochassent. On avait bien fait une tentative d’assainissement en y envoyant, à l’occasion, une société de chant, une députation de moniteurs d’écoles du dimanche, ou quelques évangélistes pris dans l’une ou l’autre des congrégations de la ville. Mais l’Eglise de Raymond n’avait jamais, comme institution, rien fait de sérieux pour battre en brèche la citadelle du mal qu’était le Rectangle.

C’est au cœur même de cette partie de la ville où le péché s’étalait sous sa forme la plus grossière, qu’un évangéliste, aidé de sa brave petite femme, avait, depuis quelques mois, dressé une vaste tente et commencé à tenir des réunions régulières. Ils avaient sollicité l’aide des chrétiens de leur connaissance, et la tiédeur des premières belles soirées de printemps leur avait valu un renfort inaccoutumé. Mais ils manquaient toujours de musique, surtout de bonne musique. L’ami qui jouait en général l’harmonium venait de tomber malade, et le peu de chanteurs dont ils disposaient ne brillaient pas par l’éclat des voix.

— Nous aurons peu de monde ce soir, John, dit Mme Gray comme ils entraient dans la tente, un peu après sept heures, pour arranger les bancs et allumer les lumières.

— Oui, je le pense aussi, répondit M. Gray, un petit homme doué d’un timbre de voix agréable, et possédant le courage d’un lutteur. Il s’était déjà fait des amis dans le voisinage, et un de ses nouveaux convertis, un grand gaillard au visage rude, entrait justement pour l’aider à disposer les sièges autour de l’estrade.

Huit heures venaient de frapper quand Alexandre Power sortit de son bureau pour rentrer chez lui. Il se disposait à monter dans un tram, à l’angle du Rectangle, quand son attention fut attirée par un chant qui semblait venir de la tente des Gray.

C’était Rachel Winslow qui chantait, et il s’arrêta pour l’écouter. Il était encore en plein dans la crise de conscience qu’il traversait, et dans l’incertitude au sujet de la façon dont il devait résoudre la question qui s’imposait à lui. Toute sa carrière passée l’avait préparé le moins possible à entrer dans la voie de sacrifice qu’il pressentait, vaguement, comme devant être la sienne, et il ne savait encore à quoi se décider.

Que chantait donc Rachel Winslow, et comment se trouvait-elle là ? Dans les maisons voisines, les fenêtres s’ouvraient, deux hommes qui se disputaient devant un café s’arrêtèrent pour écouter, on voyait, de tous les points du Rectangle, des gens accourir vers la tente.

Jamais Rachel ne s’était sentie aussi heureuse ; jamais elle n’avait chanté pareillement dans la Première Eglise. Alexandre Power se disait qu’elle avait vraiment une voix merveilleuse, et maintenant il comprenait chacune des paroles qu’elle prononçait avec une netteté parfaite :

Ah ! quand même pour te suivre
Il faudrait souffrir,
Pour Toi, Sauveur, je veux vivre
Et mourir !
Car tu soutiendras ma tête
Dans les grandes eaux,
M’ouvrant après la tempête
Le repos !

Une vie nouvelle semblait pénétrer dans ce Rectangle brutal, immoral et impur avec ce chant qui flottait dans l’air, avec ces accents aussi purs et éthérés que l’entourage était vil et bas. Quelqu’un passa auprès d’Alexandre Power en disant : « La tente regorge de monde ce soir. C’est ce qu’on appelle de la musique, ça eh ! »

Le directeur fit encore quelques pas dans la direction de la tente, puis, après un instant d’indécision, il revint en arrière et monta dans le tram. Mais il n’avait pas encore cessé d’entendre la voix de Rachel, que déjà il savait comment il résoudrait la question qu’il s’était posée sur ce que ferait Jésus.

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