Que ferait Jésus ? Dans ses pas…

Chapitre VII

Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres.

(Jean 8.12)

Le corps de Lorine était étendu, froid et rigide, dans la demeure des Page. C’était dimanche, et par la fenêtre grande, ouverte, la brise matinale répandait sur elle le parfum des fleurs qui s’ouvraient dans les bois, les prés, et dans les jardins de l’avenue. Les cloches des églises sonnaient à toute volée, et les passants, qui se rendaient à leur appel, tournaient des regards curieux vers la grande maison, où reposait la victime de la bagarre dont l’histoire courait déjà la ville.

Dans la Première Eglise, Henry Maxwell, le visage encore altéré par les émotions de la veille, se trouvait en face d’une immense congrégation, et lui parlait avec une passion, et une force qui découlaient si naturellement des profondeurs de son cœur, que ses auditeurs éprouvaient, en l’entendant, un peu de cet orgueil que leur causait autrefois sa dramatique éloquence. Son attitude, pourtant, n’était plus la même ; il y avait dans son appel vibrant une note de tristesse et de reproche, qui atteignit la conscience de beaucoup de membres de l’Eglise et les fit pâlir, soit de remords, soit d’indignation.

Car Raymond, après tout, s’était éveillé le matin, pour apprendre que les partisans du désordre et de l’alcool avaient eu la victoire. Le bruit qui courait, la veille, au Rectangle, était faux. La majorité ; il est vrai, était minime, mais le résultat restait le même, les tavernes et les cabarets de Raymond continueraient à jouir, pendant une année encore, d’une liberté illimitée. Et cet échec était imputable aux chrétiens de Raymond, car une centaine d’entre eux s’étaient abstenus de voter, et un beaucoup plus grand nombre avait voté avec les partisans de l’ancien état de chose. Si tous les habitants de Raymond qui faisaient profession de christianisme, en se rattachant à une Eglise, avaient marché contre l’ennemi, l’alcool, au lieu de trôner en roi de la ville, aurait été forcé de baisser la tête, et de cesser son œuvre de dégradation et d’abrutissement.

Mais ils n’avaient pas marché ; pendant un an encore son règne serait incontesté et de pauvres créatures, sans nombre, seraient dégradées, avilies, tuées, peut-être, comme Lorine.

Tout cela Henry Maxwell le disait à son troupeau, avec une voix que l’angoisse faisait trembler et, en l’entendant, plus d’une femme, plus d’un homme même, sentait les larmes lui monter aux yeux. On aurait pu en voir couler sur le beau visage de Donald Marsh, qui oubliait de les essuyer, lui qui, jusqu’alors, n’avait jamais manifesté, en public, une émotion quelconque. Ceux qui avaient coutume de voir, chaque dimanche, à la même place, cet homme très droit, irréprochable dans son maintien, l’air légèrement hautain, le reconnaissaient à peine dans l’homme affaissé, dont la tête altière se penchait, sous le poids d’une préoccupation trop douloureuse pour être dissimulée. Edouard Normand était assis à côté de lui, pâle, les lèvres serrées, la main crispée sur le rebord du banc qui lui faisait vis-à-vis. Personne n’avait travaillé plus que lui à éclairer l’opinion, personne ne s’était jeté plus résolument que lui dans la mêlée, pendant la semaine qui venait de s’écouler. Mais la pensée que la conscience chrétienne avait été secouée trop tard, ou trop faiblement, pesait lourdement sur son cœur, car qui pouvait dire ce qui serait arrivé si, depuis longtemps déjà, il avait fait ce qu’aurait fait Jésus ?

Plus haut, sur la galerie du chœur, Rachel Winslow, la tête cachée dans ses mains, sentait l’émotion à laquelle elle cherchait vainement à résister, la gagner tellement que lorsqu’elle voulut, à la fin du service, chanter le solo qui devait le terminer, sa voix s’éteignit dans un sanglot.

Jamais on n’avait répandu tant de larmes dans la première Eglise. Où donc était resté son respect de l’ordre, de la convention, de la solennité du service, que jamais aucune émotion vulgaire, aucune excitation plébéienne, ne devait troubler ? C’est que les convictions les plus intimes de tous ces gens avaient été remuées. Ils avaient si longtemps vécu de sentiments de surface, qu’ils en étaient arrivés à oublier les sources profondes où se puise la vie, et que rien d’autre qu’une crise comme celle qu’ils traversaient, ne pouvait leur rappeler la signification véritable de leur vocation de chrétiens.

Henry Maxwell ne demanda pas, cette fois, si de nouveaux volontaires consentiraient à s’engager à suivre l’exemple de Jésus, en agissant ainsi qu’il l’aurait fait lui-même. Mais il n’en trouva pas moins la petite troupe de disciples plus nombreuse que jamais, quand il la rejoignit à l’issue du service. Ce qui dominait, chez tous, était la résolution, fermement et courageusement affirmée, de continuer ou d’entreprendre la lutte contre le mal sous toutes ses formes, mais surtout contre l’alcool, et de ne déposer les armes que lorsqu’une vie meilleure régnerait dans cette cité terrestre, dont ils se sentaient responsables devant Dieu. Les prières se succédaient, confessant les fautes, l’égoïsme, et l’indifférence du passé, et, de tous les cœurs, des supplications muettes montaient vers le ciel, demandant la délivrance des abus qui étaient devenus, pour tant d’âmes, une cause de malédiction et de mort.

Si les élections et leurs conséquences avaient singulièrement troublé la Première Eglise, le Rectangle ne s’en montrait pas moins fortement préoccupé. La mort de Lorine ne lui paraissait pas, en elle-même, un fait particulièrement digne de remarque, mais ses relations récentes avec le beau monde de la ville lui communiquait une importance spéciale, et l’entourait d’un certain prestige.

Des rapports exagérés au sujet de la magnificence du cercueil, avaient déjà fourni ample matière aux commérages, mais la question des funérailles passionnait le Rectangle. Seraient-elles publiques ? Qu’allait décider Miss Page ? Jamais la populace du quartier n’avait encore été mise en rapports, si lointains fussent-ils, avec l’aristocratie du Boulevard, car les occasions où ces deux faces de l’humanité pouvaient se rencontrer n’abondaient guère. On assiégeait M. Gray pour savoir de quelle façon les amis et les connaissances de Lorine pourraient être admis à lui rendre les derniers devoirs, car ses amis, après tout, avaient été nombreux, et il s’en trouvait beaucoup parmi les nouveaux convertis.

C’est ainsi qu’il advint que, le lundi après-midi, le service funéraire de Lorine eut lieu dans la tente, devant un immense auditoire, qui débordait sur la place. M. Gray s’était rendu auprès de Virginia et, après avoir discuté la chose avec elle et M. Maxwell, il avait obtenu que la cérémonie eût lieu au Rectangle.

— J’ai toujours été opposé aux grands ensevelissements, disait l’évangéliste, dont la parfaite simplicité constituait une des principales forces, mais la requête des humbles créatures qui connaissaient Lorine est si pressante, que je ne sais comment m’opposer à leur désir de la revoir, et d’entourer d’un peu d’honneur son pauvre corps. Qu’en pensez-vous M. Maxwell ? Je me laisserai guider par vous dans cette affaire, certain que ce que vous déciderez, vous et Miss Page, sera ce qui vaudra le mieux.

— Je pense comme vous, répondit M. Maxwell. En thèse générale, je déteste tout ce qui ressemble à de l’ostentation, dans des moments comme celui-là. Mais ceci est différent. Le peuple du Rectangle ne viendrait pas ici pour le service, ainsi je pense que ce serait agir chrétiennement que de décider qu’il aura lieu dans la tente. Qu’en pensez-vous, Virginia ?

— Oui, vous avez raison, dit tristement Virginia. Pauvre fille ! Elle a donné sa vie pour moi, et, bien que nous ne puissions ni ne voulions profiter de cela pour faire une vulgaire démonstration, il ne me semble pas que je puisse refuser à ses amis la satisfaction qu’ils réclament, d’autant plus que je n’y vois aucun mal.

Les arrangements furent donc pris, non sans quelque difficulté, pour que le service mortuaire se fît dans la tente de M. Gray. Virginia s’y rendit avec son oncle et Rollin ; M. Maxwell, Rachel, le président Marsh et le quatuor de la Première Eglise les accompagnaient, et tous ensemble ils assistèrent à une des scènes les plus étranges de leur vie.

Le correspondant d’un des plus grands journaux du pays se trouvait, justement à Raymond ce jour-là. Il entendit parler de son enterrement original à plus d’un titre, et eut la curiosité d’y assister. Le lendemain il envoyait à son journal un pittoresque compte rendu, qui fut remarqué par beaucoup de lecteurs, et qui méritait d’être conservé par ceux qui s’intéressaient à l’histoire intime de Raymond.

« Je viens d’assister à un service funéraire bien unique et curieux, qui a eu lieu, cet après-midi, dans la tente dressée par un évangéliste, le Rév. John Gray, dans le quartier mal famé connu comme le « Rectangle ». La femme que l’on enterrait, d’une façon si inusitée, avait été tuée pendant une bagarre qui a eu lieu samedi soir, à l’occasion des élections. Il paraît qu’elle s’était convertie dernièrement pendant une des réunions de l’évangéliste, et elle a été tuée comme elle sortait de la tente, avec d’autres convertis, et quelques amis.

Elle n’était qu’une vulgaire buveuse, et cependant jamais je n’ai entendu, dans aucune cathédrale, de service funèbre plus impressionnant, même alors que le défunt occupait, de son vivant, la situation la plus en vue.

J’ai été dès l’abord très frappé d’entendre, dans un endroit pareil, un fort beau chant exécuté par un chœur remarquablement bien exercé, et tel qu’on ne s’attend à en trouver que dans de grandes églises ou des salles de concert. Mais le chœur a été bien surpassé par un solo chanté par une jeune dame, d’une beauté frappante, une Miss Winslow qui est, si je ne me trompe, la cantatrice que Crandall avait désiré engager pour l’Opéra National et qui refusa, je ne sais pour quelle raison, de paraître sur la scène. Elle a une manière de chanter absolument merveilleuse, elle n’avait pas fait entendre dix notes que tout le monde pleurait. Cela n’aurait eu, après tout, rien de bien étrange, puisque nous étions à un enterrement, mais entre mille voix on n’en trouverait peut-être pas deux comme celle-là. On me dit que Miss Winslow chante à la Première Eglise, et qu’elle pourrait, si elle s’en souciait, gagner n’importe quelle somme comme cantatrice de profession. On entendra probablement bientôt parler d’elle, une voix pareille se ferait applaudir où que se soit.

Le service lui-même, indépendamment de la musique, était fort particulier. L’évangéliste, un personnage à l’aspect tout simple, a dit quelques mots, puis un homme à l’air distingué, le Rév. Henry Maxwell de la Première Eglise, lui a succédé. M. Maxwell a parlé du fait que cette femme était tout à fait préparée à mourir, puis il a insisté, d’une manière très impressive, sur les effets que produit la boisson dans les vies des hommes et des femmes qui s’y adonnent, comme l’avait fait celle-ci avant sa conversion. Son discours, malgré son caractère agressif à l’endroit de l’alcool, ne semblait point être déplacé dans ces funérailles.

Ce qui a suivi a été, peut-être, la partie la plus frappante et étrange de tout le service :

Les femmes qui se trouvaient dans la tente, du moins la plus grande partie d’entre elles, se sont mises à chanter, groupées près du cercueil, très doucement et à travers leurs larmes : J’étais une brebis perdue, et tout en chantant, elles défilaient les unes après les autres devant le cercueil, sur lequel chacune d’elles laissait tomber une fleur, après quoi elle retournait reprendre sa place dans le chœur. C’était une des choses les plus simples, et pourtant les plus émouvantes que j’aie vues et, pendant tout ce temps, la mélodie continuait à s’égrener, lente, douce et monotone, comme le bruit d’une petite pluie de printemps. Les chanteuses étaient bien une centaine, et je ne saurais décrire l’effet saisissant de ces voix un peu voilées et pourtant distinctes. Les côtés de la toile étaient relevés ; au dehors on voyait une foule énorme, extraordinairement attentive, solennelle et recueillie, si l’on songe dans quelle espèce de monde elle était recrutée.

Miss Winslow a chanté encore : Ils étaient quatre-vingt-dix-neuf ; puis l’évangéliste a terminé par une prière, que cette énorme assemblée d’hommes et de femmes, appartenant à l’écume de la ville, a écoutée mains jointes et tête baissée.

L’obligation où j’étais de ne pas manquer mon train ne m’a pas permis d’assister à la fin de la cérémonie, mais j’ai pu apercevoir encore, de loin, la foule, formée en cortège, suivant le cercueil porté par six femmes. Depuis longtemps je n’avais contemplé un tableau pareil dans notre peu poétique République ».

Si l’ensevelissement de Lorine avait impressionné ainsi un simple étranger, il est facile de se représenter ce qu’éprouvaient ceux qui avaient été si intimement liés à sa vie et à sa mort. Jamais le Rectangle n’avait été aussi profondément ému qu’à la vue de Lorine, couchée dans son cercueil, et le Saint-Esprit semblait avoir communiqué une forme spéciale à ce corps sans vie, car ce même soir bien des âmes perdues, des femmes pour la plupart, rentrèrent dans le bercail du Bon Berger.

L’espoir, exprimé par M. Maxwell, au sujet de la taverne d’où était partie la pierre qui avait tué Lorine, sembla être, à un moment donné, bien près de se réaliser : l’autorité la fit fermer ostensiblement durant deux jours, et le tenancier, soupçonné d’avoir commis ce meurtre, fut emprisonné ; mais rien de précis n’ayant pu être prouvé contre lui ni contre personne, il fut rendu à son établissement, qui rouvrit aussitôt ses portes au flot de sa clientèle habituelle. Aucun jugement terrestre n’a jamais été prononcé sur le meurtrier de Lorine.

Personne, dans toute la ville, ne souffrit de la mort de la pauvre fille aussi vivement que Virginia. Il lui semblait avoir fait une perte personnelle. La courte semaine que Lorine avait passée sous son toit avait ouvert son cœur à une vie nouvelle. Elle en parlait à Rachel, assise près d’elle dans le grand hall de la maison Page, le lendemain des funérailles.

— Je vais employer une partie de mon argent à aider ces femmes à mener une vie meilleure, disait-elle. Je crois que mon plan est bon. J’en ai causé longuement avec Rollin, qui est tout à fait d’accord avec moi et qui consacrera également à cette œuvre une forte somme.

— Combien d’argent pouvez-vous employer à cette nouvelle entreprise ? lui demanda Rachel. Jamais autrefois elle ne lui aurait adressé une question pareille, mais il lui semblait maintenant aussi naturel de parler d’argent, que de n’importe quelle autre chose appartenant à Dieu.

— J’ai à ma disposition immédiate au moins quatre cent cinquante mille dollars. Rollin en a davantage, bien qu’il ait — et c’est maintenant un amer regret pour lui — jeté follement par les fenêtres près de la moitié de la fortune que papa lui avait laissée. Nous désirons tous les deux réparer, autant que possible, nos omissions et nos fautes passées, et nous avons examiné, avec beaucoup de soin et de sérieux, la question de l’usage que Jésus ferait de l’argent que nous mettons à sa disposition. Je suis certaine d’avoir agi selon son esprit, en en consacrant une partie à soutenir le Journal de Raymond. Il est aussi nécessaire que nous possédions un organe quotidien chrétien, à ce moment surtout, où nous avons à combattre l’influence des débits d’eau-de-vie, qu’il l’est pour nous d’avoir des églises ou des lycées. Je suis donc persuadée que la somme que j’ai mise à la disposition de M. Norman, et dont je sais qu’il fera un usage excellent, sera un puissant moyen d’agir, à Raymond, comme le ferait Jésus.

Pour ce qui est de mon autre projet, je désire, Rachel, que vous me prêtiez votre concours dans l’œuvre que je prépare. Nous allons acheter, Rollin et moi, un vaste terrain, au centre même du Rectangle. Celui que la tente occupe actuellement est depuis des années en litige. Aussitôt que le tribunal aura statué sur les droits réels des propriétaires, nous en ferons l’acquisition. Depuis quelque temps, je me renseigne sur ce qui a été fait ailleurs, pour créer des logements, des asiles, des restaurants, au cœur des grandes cités industrielles. Je n’ai pas encore adopté un plan complet ; je sais seulement qu’avec de l’argent il sera possible de venir au secours de beaucoup de familles, d’ouvrières, et de pauvres filles comme Lorine. Mais ne croyez pas que je veuille me contenter d’être, simplement, dans cette œuvre, une bailleuse de fonds. Que Dieu me préserve d’une chose pareille ! Je veux me consacrer moi-même à la solution de ce problème si compliqué : le relèvement des bas-fonds de la société. Mais je sens, Rachel, que les ressources pécuniaires, même les plus illimitées, et les sacrifices personnels, même les plus complets, ne parviendront jamais que d’une façon partielle à assainir le Rectangle, matériellement et moralement, tant que l’alcool y régnera en maître. L’eau-de-vie causera plus de ruines que tous les bâtiments et tous les efforts de la Mission intérieure ne pourront en relever.

Virginia s’arrêta et se mit à faire les cent pas dans le hall comme, pour calmer son agitation, tandis que Rachel s’écriait :

— C’est vrai, mais pourtant quelle splendide somme de bonheur votre argent va produire ! La question de l’alcool ne peut, d’ailleurs, pas rester toujours ce qu’elle est en ce moment. Le jour viendra où les chrétiens de notre ville triompheront.

Virginia s’arrêta devant Rachel, et son pâle visage s’éclaira.

— Je le crois aussi, dit-elle. Le nombre de ceux qui ont promis de faire ce que Jésus ferait va croissant. Qu’il y ait un jour cinq cents disciples décidés à Raymond, et la cause des débitants d’eau-de-vie est perdue. Mais je voudrais vous parler maintenant, ma chère, de la part que je désire vous voir prendre dans la conquête du Rectangle, car mon ambition ne va pas à moins que cela. Votre voix est une puissance, vous le savez, et voilà mon idée : Organisez une école de musique pour les jeunes filles de la classe ouvrière. Faites-les bénéficier de votre talent et de votre éducation. Il y a de splendides voix parmi elles, aviez-vous jamais entendu quelque chose de comparable à leur chant, hier ? Rachel, quelle occasion unique de travailler ! Vous aurez tout ce que l’argent peut procurer en fait d’orgue et d’instruments divers. La musique n’est-elle pas un des plus puissants moyens d’amener les âmes à une vie meilleure, plus élevée et plus pure.

Avant même que Virginia eût fini de parler, Rachel semblait transfigurée, l’émotion et la joie qui lui étreignaient le cœur étaient si fortes, qu’elle ne pouvait retenir ses larmes. C’était la réalisation d’un rêve, c’était l’emploi de toutes ses facultés mis à sa portée, et dans son enthousiasme elle jeta ses deux bras autour du cou de Virginia, en disant :

— Oh ! oui, je serai heureuse de mettre ma vie au service d’une œuvre comme celle-là. Je crois que c’est ce que ferait Jésus. Virginia, quels miracles ne pourrions-nous pas accomplir au sein de l’humanité, si nous possédions, pour soulever le monde, un levier aussi puissant que l’argent, consacré à Dieu sans réserve.

— Ajoutez-y de l’enthousiasme consacré, comme le vôtre, et il est certain qu’il ferait de grandes choses, dit Virginia en souriant. Avant que Rachel eût pu répondre, Rollin parut sur le seuil de la bibliothèque.

Il hésitait à s’avancer, quand Virginia l’appela pour lui poser quelque question relative à leur projet.

Il prit une chaise et vint s’asseoir à côté des deux jeunes filles, puis tous trois se mirent à discuter ensemble leur plan d’avenir.

Il semblait, en présence de Virginia, n’éprouver aucun embarras à se trouver près de Rachel, seulement il y avait, dans sa façon de lui adresser la parole, une politesse non pas précisément froide, mais cérémonieuse. Le passé semblait avoir été entièrement absorbé par sa merveilleuse conversion. Il ne l’avait pas oublié, mais le but nouveau donné à sa vie, dominait, apparemment, chez lui, toute autre préoccupation.

Au bout d’un moment, quelqu’un vint l’appeler, et Rachel et Virginia se mirent à causer de choses et d’autres.

— A propos, qu’est devenu Jasper Chase ? demanda Virginia. Elle avait posé cette question le plus innocemment du monde, mais elle sourit en voyant Rachel rougir. Je pense qu’il écrit un nouveau roman, continua-t-elle. Va-t-il vous y faire figurer de nouveau ? Vous savez que je l’ai toujours soupçonné de vous avoir peinte dans l’héroïne de sa première histoire.

— Virginia, dit Rachel, avec la franchise qui avait toujours régné entre les deux amies, Jasper m’a dit dernièrement que… au fait il m’a demandé de l’épouser… ou il l’aurait fait si…

Elle s’arrêta, les mains jointes sur ses genoux, des larmes plein les yeux :

— Virginia, je croyais, il y a encore de cela peu de temps, l’aimer comme il dit qu’il m’aime ; mais quand il a parlé, quelque chose dans mon cœur s’est soulevé contre lui, et je lui ai répondu comme je sentais que je devais le faire. Je lui ai dit non. Je ne l’ai pas revu dès lors. C’était le soir des premières conversions au Rectangle.

— J’en suis heureuse pour vous, dit tranquillement Virginia.

— Pourquoi ? demanda Rachel, un peu surprise.

— Parce que je n’ai jamais pu aimer beaucoup Jasper Chase. Il est trop froid et, je ne voudrais pas le juger, mais je me suis toujours défiée de sa sincérité, depuis qu’il a pris l’engagement à l’église, avec nous tous.

Rachel la regardait d’un air pensif.

— Je suis certaine de ne lui avoir jamais donné mon cœur. Il m’intéressait, et j’admirais beaucoup son habileté comme écrivain. Il fut un temps où je m’imaginais tenir beaucoup à lui, aussi je crois que, s’il m’avait parlé à tout autre moment, je me serais aisément persuadée que je l’aimais. Maintenant je ne le pourrais plus.

De nouveau Rachel s’arrêta, et Virginia se pencha vers elle, pour l’embrasser tendrement.

Après avoir vu partir son amie, Virginia reprit sa place favorite, dans le hall, et se mit à songer à la confidence qu’elle venait de recevoir. Elle était certaine que Rachel aurait eu encore autre chose à lui dire, elle l’avait senti à sa manière d’être, mais la pensée qu’elle lui cachait autre chose ne la blessait pas ; elle comprenait, seulement, qu’elle ne lui avait pas dit tout ce qu’elle avait sur le cœur.

Bientôt Rollin rentra, et le frère et la sœur se mirent à arpenter le long vestibule en se donnant le bras.

Tout naturellement Virginia dirigea la conversation sur Rachel et la part qu’elle allait prendre dans l’œuvre à laquelle ils comptaient mettre la main, sitôt les terrains nécessaires achetés au Rectangle.

— Connaîtriez-vous une autre personne, douée d’une pareille puissance musicale, capable de consacrer toute sa vie au peuple, comme Rachel va le faire ? Elle va se mettre à donner des leçons de chant en ville, pour gagner de l’argent, puis elle fera bénéficier les gens du Rectangle de sa voix et de sa culture musicale.

— C’est certainement un bel exemple de renoncement à soi-même, dit Rollin d’un ton bref. Virginia leva sur lui un regard interrogateur.

— Mais ne trouvez-vous pas cet exemple tout à fait extraordinaire ? Pouvez-vous imaginer celui-ci ou celle-là, — elle nommait une demi-douzaine d’artistes de renom, — faisant quelque chose de pareil ?

— Non certainement, pas plus que je ne puis me représenter Miss, — il parlait de la demoiselle au parasol rouge qui avait voulu aller au Rectangle, — faisant ce que vous faites, Virginia.

— Et pas plus que je ne vois tel ou tel de vos amis parlant aux membres de son club comme vous, Rollin.

Ils allèrent en silence jusqu’au bout du vestibule, puis Virginia reprit :

— Pour en revenir à Rachel, pourquoi la traitez-vous avec cette politesse formelle, et semblez-vous toujours vouloir la tenir à distance, Rollin. Je crois, pardonnez-moi si je vous blesse, je crois que cela lui est pénible. Vous étiez en si bons termes autrefois, je crois que Rachel est peinée du changement survenu dans vos rapports.

Rollin dégagea brusquement son bras de celui de Virginia et fit quelques pas seul. Il semblait très agité. Enfin il revint vers sa sœur, les mains croisées derrière son dos, et lui dit d’une voix sourde.

— Vous n’avez donc pas deviné mon secret, Virginia ? Elle le regardait d’un air confondu, mais il voyait bien à son trouble qu’elle le comprenait.

— Je n’ai jamais aimé que Rachel Winslow, continua-t-il, avec plus de calme. Le jour où elle était ici, et où vous avez parlé de son refus de se joindre à la tournée de concerts, je lui ai demandé d’être ma femme, là-bas, dans l’avenue. Elle m’a refusé, et je savais d’avance qu’elle le ferait ; elle m’a donné pour raison le fait que je n’avais pas de but dans la vie, ce qui n’était que trop vrai. Maintenant que j’en ai un, que je suis devenu un homme nouveau, ne comprenez-vous pas, Virginia, combien il m’est impossible de lui dire quoi que ce soit. Je dois ma conversion au chant de Rachel, et pourtant je puis dire, en toute sincérité, que ce certain soir sa voix ne m’apparaissait que comme le message de Dieu ; je ne songeais plus à mon amour pour elle, l’amour de mon Dieu et de mon Sauveur effaçait tout le reste. Après un moment de silence, Rollin ajouta avec émotion : je l’aime toujours, Virginia, mais je ne crois pas qu’elle puisse m’aimer jamais.

Je n’en suis pas si sûre, se disait Virginia. Elle regardait son frère, dont la belle figure avait perdu presque toute trace de dissipation ; ses lèvres fermes trahissaient une âme courageuse ; le regard de ses yeux clairs était franc et limpide.

Rollin était un homme maintenant, et elle se demandait pourquoi Rachel n’apprendrait pas à l’aimer, avec le temps. Ne semblaient-ils pas faits l’un pour l’autre, à présent surtout qu’ils puisaient, tous deux, à la même source de vie.

Elle lui dit quelque chose de tout cela, mais sans parvenir à lui redonner grand espoir, et quand il la quitta, elle garda de leur entretien l’impression qu’il se proposait de poursuivre l’œuvre qu’il avait entreprise, parmi les désœuvrés du monde des clubs fashionables, et que sans éviter positivement Rachel, il ne ferait rien pour se rapprocher d’elle. Il se sentait trop peu sûr de pouvoir se dominer, et Virginia comprit que l’idée même d’un second refus, au cas où il se laisserait entraîner à lui parler de son amour, lui était inexprimablement pénible.

Le jour suivant, elle se rendit dans les bureaux du Journal de Raymond, pour voir Edouard Norman et prendre les dernières mesures relatives à la mise de fonds à laquelle elle s’était engagée. Henry Maxwell était présent à cette conférence, où les deux parties contractantes affirmèrent, encore une fois, devant lui, leur volonté de se laisser diriger, jusque dans les moindres détails, par cette règle unique : que ferait Jésus ?

— J’ai tracé ici un programme qui me semble répondre à notre règle, dit Edouard Norman, en déployant une grande feuille de papier, qui rappela à Henry Maxwell celle sur laquelle Milton Wright et lui avaient essayé de transcrire, chacun de leur côté, d’une manière concise et frappante, les différents articles du code nouveau auquel ils voulaient obéir.

— Que ferait Jésus à la place d’Edouard Norman, rédacteur du Journal de Raymond ?

  1. Il ne tolérerait jamais, dans son Journal, une phrase ou une illustration qui pût, en aucune façon, encourir le reproche de grossièreté ou d’immoralité.
  2. Il dirigerait, probablement, la partie politique de son journal en s’inspirant d’un patriotisme indépendant : il ne s’inquiéterait que du bien du peuple, au lieu de songer à l’avantage de tel ou tel parti. En d’autres termes, il considérerait tous les sujets politiques au point de vue de l’avancement du royaume de Dieu sur la terre.

Edouard Norman leva les yeux de dessus la feuille qu’il lisait :

— Vous comprenez, dit-il, que c’est là mon appréciation personnelle de la manière dont Jésus traiterait les questions politiques dans un journal. Je ne passe point condamnation sur les journalistes dont l’avis différerait du mien. Je ne me préoccupe que de savoir ce que ferait Jésus, s’il était Edouard Norman, et vous venez d’entendre de quelle façon je comprends ce que j’ai à faire.

  1. Le but d’un journal quotidien, rédigé par Jésus, serait de faire la volonté de Dieu, et non pas de gagner de l’argent, ou d’acquérir une influence politique. Sa règle première, sa préoccupation dominante, serait de faire comprendre à tous ses lecteurs, que la chose importante, entre toutes, c’est de chercher premièrement le royaume de Dieu et sa justice. Ce serait pour lui une chose aussi entendue que pour un pasteur, un missionnaire, ou n’importe quel ouvrier, enrôlé au service désintéressé d’une œuvre chrétienne quelconque.
  2. Toute annonce d’un genre douteux serait mise de côté, sans une hésitation.
  3. Les relations de Jésus avec ses employés seraient empreintes d’une cordialité et d’une bienveillance parfaites.

J’en suis arrivé, en effet, dit Norman en s’interrompant de nouveau, à la conviction que Jésus introduirait dans ses bureaux une forme pratique de coopération, afin d’intéresser, d’une façon effective, tous ceux qui travaillent ensemble à un but commun. Je m’occupe de trouver le moyen de réaliser cette idée, et je crois pouvoir y réussir. En tous les cas, une fois l’élément d’une affection personnelle introduit dans une affaire comme celle-ci, enlevez-en la préoccupation égoïste d’un accroissement continuel des gains, au profit d’un seul ou d’une société, et je ne sais pas ce qui empêcherait encore des relations étroites de camaraderie de s’établir entre rédacteurs, reporters, imprimeurs, tous ceux, en un mot, qui sont liés, d’une façon quelconque, à la vie d’un journal. L’intérêt de tous à la réussite commune ne devrait pas se borner, bien entendu, à être sympathique, mais se traduire par une participation aux bénéfices.

  1. Comme rédacteur d’un journal quotidien, à l’heure présente, Jésus ferait une large part aux œuvres chrétiennes. Il consacrerait des pages aux questions de réformes, aux problèmes sociologiques, à l’activité laïque dans les Eglises, et autres choses de ce genre.
  2. Il ferait tout ce qui serait en son pouvoir pour combattre l’alcoolisme, par le moyen de son journal, et pour le dénoncer comme un ennemi de l’humanité. Il montrerait que l’utilité des boissons alcooliques, dans notre civilisation actuelle, est absolument contestable, et il le ferait sans s’inquiéter de l’opinion publique à ce sujet, ni des déficits que cette attitude risquerait de produire dans le chiffre de ses abonnés.
  3. Jésus ne publierait pas d’édition du dimanche.
  4. Il publierait toutes les nouvelles qu’il jugerait de nature à être communiquées au public. Au nombre des choses qu’il n’a pas besoin de connaître, figureraient les exhibitions brutales, les fêtes grossières, les longs compte rendus des crimes, les scandales concernant des familles privées, ou tout autre événement directement opposé au premier point traité dans ce programme : l’accroissement du royaume de Dieu.
  5. Si Jésus avait à son service, pour l’employer à son journal, la somme que j’ai à ma disposition, il s’assurerait, probablement, la collaboration des meilleurs écrivains chrétiens, des deux sexes, dont il aurait connaissance. Ce sera un de mes premiers soins, vous aurez bientôt l’occasion de vous en convaincre.

Edouard Norman avait terminé sa lecture, mais il restait pensif.

— Tout ceci n’est qu’une simple esquisse, dit-il enfin. J’ai une foule d’idées sur la manière de donner une réelle puissance au Journal, mais je n’ai pu encore les développer et les fixer. J’ai causé de tout cela avec plusieurs autres journalistes. Plusieurs d’entre eux sont d’avis que j’aurai une feuille de chou, sans valeur ni saveur, une publication d’école du dimanche, à la pâte de guimauve. Si je réussis à produire quelque chose d’aussi bon qu’une école du dimanche, cela n’ira déjà pas si mal. Pourquoi donc les gens, quand ils veulent caractériser quelque chose de particulièrement faible, empruntent-ils toujours leur comparaison à l’école du dimanche, quand ils devraient savoir que les écoles du dimanche sont une des institutions dont l’influence est, aujourd’hui, la plus forte et la plus puissante dans notre pays ?

Mon journal ne sera pas nécessairement fade, parce qu’il sera bon. Les choses bonnes ont plus de force que les mauvaises. La question principale, pour moi, est celle de l’appui que nous donneront les chrétiens de Raymond. La ville compte plus de vingt mille personnes qui sont membres d’une Eglise. Si la moitié d’entre elles nous soutiennent, notre existence est assurée. Pensez-vous, M. Maxwell, que nous puissions y compter ?

— Je ne suis pas assez au courant des dispositions de tout ce monde pour me prononcer. Tout ce que je sais, c’est que je crois de tout mon cœur en votre journal. S’il peut vivre un an, comme le disait Miss Virginia, on ne saurait prédire tout le bien qu’il pourra faire. La grande chose sera d’arriver à produire un journal, aussi semblable que possible à celui que Jésus publierait selon nous. Pour cela, il faut y faire entrer tous les éléments d’un christianisme vivant, fort, intelligent et pratique, et s’imposer au respect de tous par une absence totale de bigoterie, de fanatisme, d’étroitesse, de tout ce qui est opposé à l’esprit de Jésus. Un journal pareil fera appel à ce que la pensée et l’action chrétiennes produisent de meilleur. Ce serait simplement taxer les plus grands esprits du monde à la plus haute cote possible, que de leur confier la publication d’un journal chrétien idéal.

— Oui, dit humblement Edouard Norman, mais je sais que je ferai, pour ce qui me concerne, de grandes bévues. J’ai un immense besoin de sagesse, mais j’ai besoin aussi de faire ce que ferait Jésus. Je continuerai à me poser cette question chaque jour, et pour le reste, je compterai sur son secours.

— Je crois que nous commençons à comprendre la signification de ce commandement : « Croissez dans la grâce et la connaissance de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ », dit Virginia. Je suis sûre que je ne comprendrai ce qu’il ferait dans les détails de la vie, qu’à mesure que je le connaîtrai mieux.

— C’est bien vrai, remarqua M. Maxwell. Je commence aussi à comprendre que je ne serai capable d’interpréter les intentions de Jésus, que lorsque je saurai mieux ce qu’est son esprit. A mon avis, cette question : « que ferait Jésus ? » est la question suprême de toute vie humaine, à condition que la réponse en soit basée sur une connaissance intime de Jésus lui-même, car il faut le connaître, pour pouvoir l’imiter.

Quand les derniers arrangements eurent été pris entre Virginia et Edouard Norman, celui-ci se trouvait en possession de cinq cent mille dollars, dont il était libre de disposer, de la façon qu’il jugerait la plus profitable à l’extension et au développement du Journal. Dès qu’il se retrouva seul, il ferma sa porte, et demanda à Dieu son secours, avec la simplicité d’un enfant. Et, tandis qu’il priait, agenouillé devant son pupitre, il entendit retentir à ses oreilles cette promesse : « Si quelqu’un de vous manque de sagesse, qu’il la demande à Dieu qui donne à tous et sans reproche, et elle lui sera donnée. » Sa prière devait être exaucée, et le royaume de Dieu avancer, par le moyen de cette presse toute puissante, qui devrait être toujours un instrument dans la main de Dieu, mais que l’avarice et l’ambition des hommes ont trop souvent abaissée et dégradée.

Deux mois passèrent ainsi ; deux mois remplis, pour les chrétiens de Raymond, et surtout pour ceux de la Première Eglise, d’événements féconds en résultats bénis. Malgré l’approche des fortes chaleurs de l’été, tous ceux qui avaient pris l’engagement de suivre l’exemple donné par Jésus continuèrent à se réunir avec beaucoup d’enthousiasme, chaque dimanche.

M. Gray avait terminé son œuvre. Un observateur superficiel, traversant le Rectangle, n’y eût pas remarqué le moindre changement extérieur, bien qu’il s’en fût produit un dans des centaines de vies. Mais les cabarets, les tavernes, les bouges, les maisons de jeux battaient toujours leur plein et empoisonnaient de leur venin les vies de nouvelles victimes, prêtes à prendre la place de celles que l’évangéliste leur avait arrachées, de sorte que les rangs de l’armée du mal se reformaient rapidement.

M. Maxwell ne prit pas de vacances. Au lieu de cela, il employa l’argent, mis de côté pour un voyage, à payer un séjour au bord de la mer à toute une famille, habitant le Rectangle, qui n’avait jamais quitté les hautes maisons enfermées dans ce triste quartier. Jamais le pasteur de la Première Eglise ne devait oublier les journées qu’il passa avec cette famille, à cette occasion. Il se rendit au Rectangle, un jour où la chaleur était déjà étouffante, afin de chercher ses protégés et de les conduire à la gare, puis il les accompagna jusqu’au joli village côtier, où il les installa, dans la maisonnette d’une brave chrétienne, où, pour la première fois de leur vie, ils purent respirer l’air vivifiant et salé de la mer, et entendre murmurer, dans les pins plantés le long de la plage, une brise qui semblait leur infuser une vie nouvelle.

Ils étaient six : le père, la mère, un bébé malade et trois autres enfants, dont un infirme. Le père, qui avait manqué d’ouvrage si longtemps, qu’il avait été plusieurs fois, — il le confessa plus tard à M. Maxwell, — sur le point de se suicider, garda pendant tout le temps du voyage son bébé serré dans ses bras, et quand le pasteur les quitta, pour retourner à Raymond, cet homme lui serra les mains et le remercia, avec une telle explosion de reconnaissance, qu’il en éprouva une confusion presque pénible. La mère, une pauvre créature harassée et à bout de force, qui avait perdu trois enfants l’année précédente, pendant une épidémie qui ravageait le Rectangle, ne pouvait rassasier ses yeux du spectacle que lui offrait la mer, les prés et le grand ciel bleu. Tout cela lui semblait un miracle. Quand Henry Maxwell se retrouva dans la ville, qui lui semblait plus chaude et poussiéreuse, après son échappée sur les bords de l’Océan, il remercia Dieu pour la joie dont il venait d’être témoin, et reprit humblement sa tâche. C’était la première fois qu’il apprenait à connaître ce genre de sacrifice, car jamais, jusqu’alors, il ne s’était refusé un séjour d’été, loin des chaleurs de Raymond, qu’il eût, ou non, besoin de repos.

— Le fait est, répondait-il aux questions réitérées des membres de son Eglise, que je n’éprouve aucun désir de prendre des vacances cet été. Je vais très bien et je préfère rester ici. Il éprouva un vrai soulagement de ce qu’il parvint à cacher à chacun, sa femme exceptée, l’histoire de la famille qui prenait des vacances à sa place. Il sentait le besoin de faire le bien sans ostentation, et sans en être récompensé par l’approbation des autres.

Ainsi, l’été passait, et la Première Eglise était toujours tenue en éveil par la puissance de l’Esprit. M. Maxwell était émerveillé de voir le mouvement continuer si longtemps. Il comprenait, depuis son début, que la présence de l’esprit de Dieu avait seule préservé l’Eglise d’être désagrégée par la secousse qui l’avait si profondément troublée. Maintenant encore, beaucoup de ses membres, parmi ceux qui n’avaient pas pris l’engagement, regardaient, ainsi que le faisait Mme Winslow, tout le mouvement comme une interprétation fanatique des devoirs des chrétiens, et désiraient vivement le retour à l’ancien état normal. Tout le groupe des disciples n’en était pas moins sous l’influence du Saint-Esprit ; quant à Henry Maxwell, il poursuivait sa tâche, travaillant avec joie au sein de sa paroisse, s’occupant des ouvriers des ateliers du chemin de fer, comme il avait promis à Alexandre Power de le faire, et grandissant chaque jour dans la connaissance de son Maître.

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