Que ferait Jésus ? Dans ses pas…

Chapitre VIII

Que t’importe. Toi, suis-moi.

(Jean 21.22)

La journée tirait à sa fin, une journée d’août, durant laquelle une fraîcheur délicieuse avait remplacé une longue période de chaleur. Penché à sa fenêtre, Jasper Chase parcourait du regard l’avenue sur laquelle donnait son appartement. Sur sa table à écrire reposait une pile de feuilles manuscrites. Depuis le soir où il avait parlé à Rachel Winslow, il ne l’avait plus rencontrée. Sa nature singulièrement sensible, sensible jusqu’à l’irritabilité dès qu’on le contrariait, le condamnait à un isolement attribué, en général, à ses habitudes d’homme de lettres. Pendant tout le gros de l’été, il avait écrit, et maintenant son livre était presque terminé. Il s’était acharné au travail, avec une ardeur fiévreuse, qui menaçait à chaque instant de l’abandonner, et de le laisser sans force. Il n’avait point oublié l’engagement, pris avec tant d’autres membres de la Première Eglise. Son souvenir s’était imposé à lui pendant tout le temps passé à écrire, et surtout depuis que Rachel lui avait dit non. Il s’était demandé plus de mille fois : « que ferait Jésus ? Écrirait-il cette histoire ? » c’était un roman mondain écrit en un style populaire. Il n’avait d’autre but que d’amuser le lecteur, il ne contenait rien d’immoral, rien, non plus qui fût positivement chrétien. Jasper Chase savait que les livres de cette espèce se vendent, il savait posséder le genre de talent que le monde élégant encense et admire. Que ferait Jésus ? Cette question l’obsédait dans les moments les plus inopportuns. Cela finissait par l’exaspérer. L’idéal proposé par Jésus était beaucoup trop élevé pour qu’un romancier pût s’y conformer. Évidemment, Jésus emploierait son talent à écrire quelque chose d’utile, qui pût aider quelqu’un à vivre, quelque chose qui eût un but. Pourquoi donc écrivait-il, lui, Jasper Chase ? Pourquoi ? Mais pour gagner de l’argent et pour se faire un nom, comme presque tous ses confrères. Il ne se dissimulait pas que ce serait la seule raison d’existence du livre qu’il allait terminer. Il n’était pas pauvre, aussi obéissait-il moins au désir du gain, qu’à une grande ambition. Tout le poussait à écrire uniquement en vue du succès. Mais Jésus, l’aurait-il fait ? Cette question le hantait, plus encore que le souvenir du refus de Rachel. Allait-il donc manquer à sa promesse ?

Comme il songeait à tout cela, penché à sa fenêtre, il vit Rollin Page sortir de son club, qui occupait la maison faisant face à celle où il se trouvait. Jasper remarqua sa fière tournure et son mâle visage ; il le vit descendre l’avenue, puis il se détourna pour feuilleter quelques pages du manuscrit posé sur son bureau. Il revint ensuite à la fenêtre, sous laquelle Rollin Page passait de nouveau, marchant à côté de Rachel qu’il avait, sans doute, rencontrée au moment où elle sortait de chez Virginia, avec laquelle elle avait passé l’après-midi.

Jasper Chase suivit des yeux les deux jeunes gens, jusqu’à ce qu’ils eussent disparu au coin de l’avenue, après quoi il s’assit et se mit à écrire, sans plus s’interrompre.

Quand il eut fini la dernière page de son dernier chapitre, il se faisait tard. Il ne se demandait plus ce que ferait Jésus, car il avait définitivement résolu la question en reniant son Maître. Il avait choisi de propos délibéré, poussé par son désappointement et par son amour perdu.

Mais Jésus lui dit : Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière, n’est plus propre pour le royaume des cieux.

Rollin, cependant, ne songeait pas à Rachel, au moment où Jasper Chase l’avait vu sortir de son club, et ne s’attendait point à la rencontrer. Il s’était trouvé tout à coup en face d’elle, et son cœur avait bondi en la reconnaissant. Et maintenant il la raccompagnait chez elle, heureux, malgré tout, de pouvoir jouir un moment de cet amour terrestre, qu’il ne réussissait pas à bannir de sa vie.

— Je viens de voir Virginia, lui dit Rachel. Elle m’a raconté que l’acquisition du terrain du Rectangle est chose à peu près faite.

— Oui, mais cela a été une ennuyeuse chose à régler en tribunal. Virginia vous a-t-elle montré les plans des bâtiments que nous allons faire construire ?

— Nous en avons regardé une grande partie. Je ne comprends pas où Virginia a pris toutes ses idées au sujet de cette œuvre.

— Elle en sait plus long, maintenant sur Arnold Toynbee, sur ce qui s’est fait dans les quartiers de l’Est de Londres, et sur les œuvres de relèvement des Eglises d’Amérique, que beaucoup des ouvriers de la mission parmi les vagabonds et les déguenillés de grands centres. Elle a employé presque tout son été à réunir des renseignements.

A mesure qu’ils avançaient dans leur conversation, Rollin se sentait plus à l’aise. Cette œuvre commune, en faveur de l’humanité, était un terrain sur lequel ils ne couraient pas le risque de mal se comprendre.

— Qu’avez-vous fait pendant cet été ? Je vous ai à peine aperçu, demanda tout à coup Rachel, qui rougit aussitôt, à la pensée que sa question pouvait être interprétée comme le signe d’un trop grand intérêt pour Rollin, ou d’un trop grand regret de ce qu’elle ne le voyait pas plus souvent.

— J’ai été occupé, dit Rollin.

— Dites-moi un peu ce que sont vos occupations, persista Rachel. Vous en parlez si peu. N’ai-je pas le droit de vous le demander ?

Elle posait cette question avec beaucoup de naturel, en tournant vers Rollin un regard qui exprimait un réel intérêt.

— Oui, certainement, répondit-il avec un sourire reconnaissant. Mais je n’ai pas grand’chose à vous raconter. Je cherche simplement à atteindre les hommes qui étaient mes compagnons d’oisiveté, et à les gagner à l’idée d’une vie meilleure.

Il s’arrêta, comme s’il eût peur d’en dire davantage. Rachel n’osait pas s’aventurer à le questionner encore.

— Je fais partie de la même compagnie que Virginia et vous, continua Rollin, au bout d’un moment. Je me suis engagé à faire ce que ferait Jésus, et c’est en cherchant à répondre à cette question que j’ai cherché à faire mon œuvre.

— C’est ce que je ne savais pas. Virginia m’avait bien parlé d’un grand changement survenu en vous, mais j’ignorais que vous vous fussiez enrôlé sous la même bannière que nous. Mais que pouvez-vous faire parmi les hommes dont vous me parliez tout à l’heure ?

— Votre question est trop directe pour permettre une réponse évasive, reprit Rollin, en souriant de nouveau. Voilà ce qui en est : Je me suis demandé, après le soir que vous savez, au Rectangle, quel but je pourrais désormais me proposer, dans la vie, pour racheter le passé, et remplir ce qui me semblait devoir être la vocation d’un disciple de Christ ; et plus j’y songeais, plus je sentais que je devais porter ma croix dans le milieu qui m’était le plus familier. Avez-vous jamais pensé qu’il n’est point, chez nous, d’êtres plus négligés et plus abandonnés, que les jeunes gens, très élégants, qui peuplent les clubs, et perdent leur temps et leur argent, ainsi que j’avais coutume de le faire ? Les Eglises s’occupent des pauvres et des misérables, comme ceux qui peuplent le Rectangle ; elles font quelques efforts pour atteindre les ouvriers ; elles ont de profondes ramifications dans la petite bourgeoisie ; elles envoient de l’argent et des missionnaires aux païens des contrées lointaines, mais les jeunes gens à la mode, ceux qui mènent une existence dissipée et sans but, sont laissés en dehors de tous les plans d’évangélisation, et de toute influence chrétienne. Et cependant aucune classe de la société n’en aurait un aussi urgent besoin. Je me suis dit : Je connais ces hommes, leurs bons et leurs mauvais côtés, j’ai été un des leurs. Je ne suis pas fait pour travailler parmi le peuple du Rectangle, je ne saurais pas m’y prendre ; mais peut-être pourrais-je atteindre quelques-uns de ces jeunes gens, qui ont du temps, et de l’argent, à dépenser. Voilà ce que j’ai essayé de faire. Quand je me suis demandé, comme vous l’avez fait : que ferait Jésus ? cela a été ma réponse. Cela a aussi été ma croix.

Rollin prononça cette dernière phrase d’une voix si basse, que Rachel eut peine à l’entendre, au milieu du bruit de la rue. Mais elle devinait ce qu’il disait. Elle aurait aimé à lui demander quelle méthode il suivait, mais elle ne savait trop comment s’y prendre. Son intérêt pour ce qui le concernait ne provenait pas d’une simple curiosité. Rollin Page différait tellement de l’homme blasé, et efféminé, qui lui avait demandé de devenir sa femme, qu’elle ne pouvait s’empêcher de penser à lui et de causer avec lui, comme s’il eût été pour elle une toute nouvelle connaissance.

Ils avaient quitté l’avenue, et suivaient la rue qu’habitait Rachel ; c’était celle-là même où il lui avait demandé si elle ne pourrait pas l’aimer. Ni lui, ni elle, n’avaient oublié ce jour ; ils s’en souvenaient à ce moment avec une intensité qui les mettait mal à l’aise l’un vis-à-vis de l’autre. Ce fut elle qui rompit, enfin, un long silence, en lui posant la question qu’elle n’avait pas su exprimer plus tôt :

— De quelle façon vos anciens compagnons vous reçoivent-ils ? De quelle façon les abordez-vous, et que vous disent-ils ?

Rollin ne répondit pas immédiatement.

— Oh ! cela varie selon l’individu. Un bon nombre d’entre-eux pensent que mon cerveau a une fêlure. Je continue à être membre de mon club, cela me facilite la tâche. De plus, je m’efforce d’éviter tout ce qui pourrait provoquer d’inutiles critiques. Mais vous seriez étonnée du nombre de ceux qui ont répondu à mon appel. Croiriez-vous qu’une douzaine de ces hommes du monde engageaient avec moi, il y a quelques soirs à peine, une conversation animée et sérieuse sur des questions religieuses. J’ai déjà eu la joie de voir quelques-uns d’entre eux abandonner leurs mauvaises habitudes, et commencer une vie nouvelle. Je ne cesse de me demander : « que ferait Jésus ? » La réponse vient lentement, car je cherche mon chemin à tâtons. J’ai déjà découvert une chose, c’est que ces hommes ne me fuient pas. Il me semble que c’est un bon signe. Une autre chose encore : j’ai réussi déjà à en intéresser quelques-uns à l’œuvre du Rectangle, et quand elle pourra être reprise, ils donneront quelque argent pour aider à son extension. Enfin, ajouté au reste, j’ai trouvé moyen d’empêcher quelques très jeunes gens de se perdre, en se laissant entraîner dans le jeu.

Rollin parlait avec enthousiasme ; son intérêt pour la cause qui était devenue la vraie raison d’être de sa vie, transformait toute sa personne. Rachel, pour la seconde fois, fut frappée de la manière ferme, mâle, et saine, dont il s’exprimait. Et puis elle comprenait tout le poids de cette croix, si sérieusement, bien que si joyeusement portée. Quand elle reprit la parole, ce fut poussée par un vif sentiment de la justice qui était due à Rollin et à sa vie nouvelle.

— Vous rappelez-vous que je vous ai reproché, un jour, de n’avoir pas de but qui valût la peine de vivre ? lui dit-elle — et quand Rollin se sentit assez sûr de lui pour la regarder, il lui sembla qu’il ne l’avait jamais vue si belle. — Il faut que je vous dise, j’ai besoin de vous dire, que je vous honore, aujourd’hui, pour le courage avec lequel vous obéissez à votre promesse. La vie que vous vivez, maintenant, est très grande et très noble.

Un tremblement secouait Rollin. Rachel ne put s’empêcher de le remarquer. Ils continuèrent leur chemin en silence ; à la fin, pourtant, il murmura :

— Je vous remercie. Je ne puis vous dire ce que cela a été pour moi de vous entendre parler ainsi.

Il la regarda pendant un moment. Elle lut dans ses yeux que son amour pour elle était toujours le même, mais il ne parla pas.

Quand ils se séparèrent, sur le seuil de sa porte, Rachel se rendit tout droit dans sa chambre, puis, assise toute seule dans l’ombre, et la tête cachée dans ses mains, elle se dit à elle-même :

« Je commence à savoir ce que c’est que d’être aimée par un homme distingué. J’aimerai Rollin Page, après tout. Que dis-je ? Rachel Winslow, avez-vous oublié ?… »

Elle se leva et se mit à marcher de long en large dans sa chambre. Elle était profondément émue, mais elle sentait bien qu’il n’y avait dans son émotion ni regret ni chagrin. Une joie toute nouvelle s’était emparée d’elle. Elle venait d’entrer dans un nouveau champ d’expériences, et, plus tard dans la soirée, elle constata, avec un bonheur profond et sérieux, que les sentiments qui l’agitaient ne troublaient pas sa vie chrétienne. Bien plus, ils en faisaient partie, car si elle commençait à aimer Rollin Page, c’était le chrétien, en lui, qui avait gagné son cœur. L’autre ne l’aurait jamais changée.

Rollin, en rentrant chez lui, emportait au fond de son cœur un espoir qu’il ne connaissait plus, depuis le jour où Rachel lui avait dit : non. Ce fut avec cet espoir qu’il reprit son œuvre, et jamais il ne fit autant de bien à ses anciens compagnons, qu’à l’époque qui suivit sa rencontre fortuite avec Rachel Winslow.

L’été avait fini. Raymond était à la veille d’affronter, une fois de plus, les rigueurs de l’hiver. Les plans de Virginia, concernant le Rectangle, étaient en bonne voie d’exécution, mais comme les grandes constructions ne sortent pas de terre à la façon des champignons, et comme les terrains vagues ne se transforment pas en un jour en parcs et en jardins, il restait encore énormément à faire, quand la mauvaise saison interrompit les travaux. Cependant, un million de dollars, placé dans les mains d’une personne décidée à l’employer comme l’aurait fait Jésus, est une somme capable d’accomplir beaucoup de choses, aussi M. Maxwell fut-il étonné de voir combien les travaux étaient avancés, un jour qu’en sortant des ateliers du chemin de fer, il se détourna de son chemin, pour leur donner un coup d’œil. Et pourtant il remporta de cette course une tristesse profonde. Tout ce qu’il avait vu, en parcourant les rues du Rectangle, ressemblait tellement à ce qu’il se rappelait d’y avoir vu au printemps, qu’il se demandait en quoi consistaient les traces visibles du travail de M. Gray, de Rachel et de Virginia ? Il s’était fait du bien, il le savait, mais les vociférations qu’il entendait sortir de tous ces antres de la débauche, les figures abruties ou bestiales des hommes et des femmes qu’il rencontrait, la dépravation et la misère étalées autour de lui, semblaient défier tellement toutes les tentatives de réformes, qu’il se prenait à douter qu’un million de dollars pût assainir, en quelque mesure, cet immense cloaque. Et la source de presque toute la misère humaine qu’ils s’efforçaient de soulager, ne fallait-il pas la chercher dans l’alcool ? Que pourrait faire la charité chrétienne, désintéressée et pure, de Virginia et de Rachel, pour endiguer le grand fleuve de vice qui coulait au travers du Rectangle, tant que cette source conserverait sa force et sa profondeur ? N’était-ce pas en pure perte que ces deux jeunes filles sacrifieraient leur vie au sauvetage de cet enfer terrestre, quand, pour une âme arrachée au mal, on pouvait en compter deux saisies par lui ? Il ne réussissait pas à se débarrasser de cette question, qui correspondait bien à ce qu’éprouvait Virginia, quand elle disait à Rachel : « Tant que les débits d’eau-de-vie seront tout puissants au Rectangle, nous n’y arriverons à rien de sérieux, en fait de réformes ».

Si la question de la limitation des cabarets préoccupait l’opinion publique à Raymond, la Première Eglise et sa petite phalange de disciples décidés à faire ce que ferait Jésus ne la laissait pas davantage indifférente. Placé au centre du mouvement, comme l’était Henry Maxwell, il ne pouvait se rendre compte de l’impression qu’il produisait sur ceux qui ne s’y rattachaient pas, et qui, mieux placés que lui pour en apprécier les résultats, les jugeaient plus étendus qu’il ne s’en doutait.

Une lettre, écrite le soir même du dimanche où les volontaires de la Première Eglise célébraient l’anniversaire de leur engagement, par le Rév. Calvin Bruce, pasteur de l’Eglise de l’avenue de Nazareth, à Chicago, à son ami le Rév. Philippe Caxton, à New-York, résumait d’une façon assez complète l’opinion d’observateurs impartiaux :

« Mon cher Caxton, il est tard, mais je suis si éveillé, et si plein de tout ce que j’ai vu et entendu en cette journée de dimanche, que je me sens poussé à vous écrire, pour vous parler de la situation religieuse à Raymond, telle que j’ai pu l’étudier durant la semaine qui vient de s’écouler. Toutes les impressions que j’ai reçues ont atteint aujourd’hui leur point culminant : c’est ma seule excuse pour vous écrire à une heure aussi indue.

Vous vous rappelez Henry Maxwell. Si je ne me trompe, vous m’avez dit, la dernière fois que je vous vis à New-York, que vous ne l’aviez plus rencontré depuis notre sortie du séminaire. Il était, vous vous en souvenez, un jeune homme distingué, possédant une haute culture. Quand, un peu plus tard, il fut appelé à la Première Eglise de Raymond, je dis à ma femme : « Raymond a fait un bon choix. Ils seront satisfaits de Maxwell comme prédication ». Voici onze ans qu’il est ici, et on me dit que, jusqu’à l’an dernier, il a rempli ses fonctions à la satisfaction de tous, attirant, par sa prédication, un nombre considérable d’auditeurs. Son Eglise était connue comme la plus nombreuse et la plus élégante de toute la ville. Tout ce que la société de Raymond comptait de mieux s’y rattachait. Le chœur de l’Eglise était réputé pour sa perfection, grâce surtout à une soliste, Miss Winslow, dont j’aurai l’occasion de vous reparler. En un mot, j’ai cru comprendre que la situation de Maxwell était des plus confortables, et qu’il possédait tout ce qui nous semblait, au séminaire, constituer le poste idéal : un salaire considérable, un joli presbytère, une paroisse peu exigeante, composée de gens riches, respectables et bien élevés.

Mais, il y a aujourd’hui un an qu’à l’issue du service, Maxwell fit une proposition étonnante aux membres de son Eglise. Il leur demandait de s’engager à ne rien faire, pendant un an, sans se demander tout d’abord : que ferait Jésus ? et d’agir ensuite, sans s’inquiéter de ce qui pourrait en résulter, comme ils jugeraient, en leur âme et conscience, qu’il l’aurait fait.

Les effets de cette proposition, à laquelle un certain nombre de membres de l’Eglise avaient adhéré, ont été si remarquables, que l’attention de tout le pays s’est portée, comme vous le savez, sur ce mouvement. Je parle d’un « mouvement », parce que, d’après ce que j’ai pu voir aujourd’hui, il est probable que l’essai tenté ici va se répéter ailleurs et causer une révolution dans la vie des Eglises, et plus spécialement dans leur façon de comprendre le christianisme.

Maxwell m’a dit que, tout d’abord, il avait été étonné de l’accueil fait à sa proposition. Quelques-uns des membres les plus en vue de son Eglise promirent de faire ce qu’aurait fait Jésus. Parmi eux se trouvaient Edouard Norman, qui a fait une si grande sensation dans le monde de la presse, Milton Wright, un des premiers négociants de la ville, Alexandre Power, dont les révélations, à propos des fraudes auxquelles se livrait une de nos grandes compagnies de chemin de fer, firent tant de bruit, il y a un peu moins d’un an, Miss Page, une héritière qui a consacré, je crois, toute sa fortune à soutenir le journal de Norman, et à des œuvres de relèvement dans le plus mauvais quartier de Raymond, et Miss Winslow, la cantatrice à laquelle j’ai déjà fait allusion, qui voue son talent aux femmes et aux jeunes filles les plus pauvres, et les plus misérables, de la population.

A ces personnalités bien connues se sont joints, peu à peu, des membres toujours plus nombreux de la Première Eglise d’abord, puis d’autres Eglises de Raymond ; une forte proportion de volontaires, engagés au service de Jésus, se recrutent dans les sociétés d’activité chrétienne. Ces jeunes gens avaient déjà placé dans les statuts de leurs sociétés ces mots : « Je promets à Jésus de m’efforcer de faire tout ce qu’il voudrait que je fisse ». Cela n’équivaut pas tout à fait à la proposition de Maxwell, mais les résultats de l’un et de l’autre engagement sont si semblables, qu’il n’est pas étonnant que la plus ancienne des sociétés ait procuré de nombreux renforts à la plus jeune.

Vous me demanderez, sans doute : Quel sont-ils, ces résultats ? Qu’est-ce qui a été accompli, qu’est-ce qui a été changé dans l’Eglise, ou dans la communauté ainsi formée ?

Vous savez déjà un peu par le bruit public, ce qui se passe à Raymond. Mais il faut venir ici et voir, par ses propres yeux, les transformations opérées dans quelques individus, et tout spécialement dans la vie de l’Eglise, pour réaliser ce que c’est que de suivre ainsi, littéralement, les traces de Jésus. Pour vous raconter tout ce qui s’est passé, il faudrait écrire une longue histoire, ou plutôt toute une série d’histoires. Je ne suis pas en état de le faire, mais je puis vous donner, peut-être, quelque idée de la situation, telle que me l’ont décrite mes amis et Henry Maxwell lui-même.

Le résultat de l’engagement pris au sein de la Première Eglise a été double. Il a produit une fraternité chrétienne, qui ne s’était jamais manifestée auparavant, à ce que me dit Maxwell, et qui lui paraît très semblable à celle qui existait entre les disciples dans la primitive Eglise ; d’un autre côté, il a séparé l’Eglise en deux groupes distincts. Ceux qui n’ont pas pris l’engagement reprochent aux autres d’avoir, sur la manière dont on doit suivre Jésus, des idées follement littérales. Quelques-uns d’entre eux n’assistent plus aux cultes de l’Eglise, ou l’ont même tout à fait quittée, pour se joindre à d’autres congrégations. Il y en a encore qui sont un perpétuel élément de contestations et qui ont, si j’en crois certaines rumeurs, essayé de forcer Maxwell à donner sa démission. Mais je ne crois pas que ce dernier parti soit très fort dans l’Eglise. Il a été, jusqu’ici, contenu par la merveilleuse manifestation de la puissance du Saint-Esprit, qui date du premier dimanche où l’engagement a été pris, et aussi par le fait que tant de membres éminents se sont identifiés avec le mouvement.

L’effet produit sur Henry Maxwell est très frappant. Je l’ai entendu prêcher à une assemblée de notre association de pasteurs, il y a de cela quatre ans. Je lui trouvai une puissance oratoire dont il semblait se rendre fort bien compte. Son sermon était bien composé ; ce que nous appelions les « beaux passages », quand nous étions étudiants, y abondaient ; en un mot, le genre de sermon qui plaît au grand public. Ce matin, je l’ai entendu de nouveau, pour la première fois depuis ce jour-là. Ce n’est plus le même homme : on sent qu’il a dû traverser une crise profonde. Il me dit que cette crise tient simplement à la façon nouvelle dont il envisage le christianisme. Il est certain que la plupart de ses idées ont changé. Ainsi, son attitude dans la question de l’alcool est radicalement opposée à ce qu’il pensait il y a un an. Il en est de même de la manière dont il considère son ministère. Pour autant que j’aie cru le comprendre, il estime, maintenant, que le christianisme de notre époque doit consister en une imitation plus littérale de Jésus, et faire à la souffrance une part plus grande que celle que nous lui faisons généralement. Au cours de notre conversation, il m’a cité ce verset de la première épître de Pierre : « C’est à cela que vous avez été appelés, parce que Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un exemple, afin que vous suiviez ses traces », et il semble croire que la chose dont nos Eglises ont le plus grand besoin, aujourd’hui, c’est de membres sachant souffrir pour Jésus, d’une manière ou de l’autre.

Je ne saurais dire que je sois tout à fait d’accord avec lui, mais, mon cher Caxton, il est certainement étonnant de constater les résultats que cette idée a eus dans cette ville, et dans cette Eglise.

Comme je vous le disais, j’ai entendu Maxwell prêcher ce matin. Son sermon différait de celui dont je me souvenais, autant que s’il avait été prononcé par quelqu’un habitant une autre planète. Il m’a profondément touché, au point même que je crois avoir senti des larmes me monter aux yeux. D’autres semblaient émus comme moi. Son texte était : « Que t’importe ? Toi, suis-moi. » Il en a tiré, un appel singulièrement vibrant à l’adresse des chrétiens de Raymond, qu’il conjurait de suivre Jésus, en obéissant à ses enseignements, sans s’inquiéter de ce que pourraient faire les autres. A la fin du service il y eut une réunion, qui est devenue un des rouages réguliers de la Première Eglise, et à laquelle prennent part tous ceux qui se sont engagés à faire ce que Jésus ferait. Ils mettent en commun leurs expériences, ils se consultent sur ce que Jésus ferait, dans tel cas spécial, et ils prient ensemble, demandant surtout que chacun des disciples soit conduit par le Saint-Esprit.

Maxwell m’avait engagé à assister à cette réunion. Jamais, Caxton, dans toute ma carrière pastorale, rien ne m’avait pareillement impressionné. Jamais je n’avais senti d’une façon si puissante, la présence du Saint-Esprit. Je me suis senti irrésistiblement ramené, en pensées, aux premières années du christianisme, car il y avait dans toute cette assemblée une simplicité et une intensité de vie absolument apostoliques.

J’ai posé quelques questions. Celle qui a paru exciter le plus d’intérêt concernait la propriété personnelle des disciples du Christ, et la mesure dans laquelle ils estiment qu’il faut en faire le sacrifice. Henry Maxwell m’a répondu que, jusqu’ici, aucun d’eux n’a estimé que Jésus aurait, à sa place, abandonné tous ses biens, comme cela se pratique dans certains ordres, comme l’a fait, par exemple, saint François d’Assise. Il n’en est pas moins vrai que plusieurs d’entre eux ont poussé l’obéissance jusqu’à ses extrêmes limites, sans s’inquiéter des dommages financiers auxquels ils s’exposaient. Plus d’un homme d’affaires, parmi eux, a perdu de fortes sommes, pour avoir voulu imiter Jésus, d’autres, comme Alexandre Power, ont sacrifié leur position ; il n’y a eu sur ce point ni manque de courage, ni inconséquences.

Il est bon d’ajouter que tous ceux qui ont eu à souffrir, de cette manière, ont été financièrement secourus par ceux qui en avaient le moyen ; en ce sens on peut bien dire qu’ils ont toutes choses en commun. Certes, je n’avais jamais vu, dans mon Église ni ailleurs, des choses comme celles auxquelles j’ai assisté ce matin. Je n’aurais jamais rêvé qu’une pareille communion fraternelle pût exister à notre époque. J’en crois à peine le témoignage de mes sens ; je me demande encore si c’est bien la fin du dix-neuvième siècle, en Amérique.

Mais, cher ami, j’en arrive à la vraie raison de ma lettre, au fond de toute la question, telle que la Première Eglise de Raymond l’a imposée à mon attention. Avant la fin de la réunion, il a été décidé de faire des démarches, afin de s’assurer la coopération de tous les autres chrétiens de cette contrée. Je crois qu’Henry Maxwell ne s’y est pas décidé sans de longues réflexions. Il m’en avait dit quelque chose, un de ces jours, comme nous discutions au sujet de l’effet que ce mouvement pourrait avoir dans l’Eglise en général.

Supposez, me disait-il, que tous les membres des Eglises, dans notre pays, prissent cet engagement et y soient fidèles, quelle révolution cela ne causerait-il pas dans la chrétienté. Pourquoi pas ? Est-ce donc plus que ce que tout disciple devrait être tenu de faire ? A-t-il suivi Jésus tant qu’il n’est pas prêt à cela ? Et serait-ce une chose moindre d’être un disciple, aujourd’hui qu’au temps de Jésus ?

Cette idée, qu’il mûrissait sans doute depuis longtemps, a pris aujourd’hui une forme positive. Un plan d’extension, tendant, à faire entrer dans l’association tous les chrétiens d’Amérique, a été adopté. Les Eglises seront sollicitées, par le moyen de leurs pasteurs, à former dans leur sein des groupes de disciples, comme celui qui existe dans la Première Eglise de Raymond. On demandera à la grande armée des membres d’Eglises, aux Etats-Unis, des volontaires disposés à promettre de faire ce que ferait Jésus. Maxwell a parlé, surtout, des effets qu’une action commune, comme celle-là, aurait sur la question de l’alcoolisme, qui le préoccupe d’une façon particulière, et d’où toute l’œuvre de l’évangélisation populaire lui paraît dépendre. Quoi qu’il en soit, et bien que nous différions d’avis sur ce point, il a convaincu son Eglise que le moment est venu de s’unir à d’autres chrétiens. Il est certain que, si la Première Eglise de Raymond a pu produire dans la société et autour d’elle de pareils changements, l’Eglise, en général, si elle pouvait arriver à fonder une vaste fédération, basée sur l’unité, non de doctrine, mais de conduite, communiquerait à toute la nation un idéal de vie plus élevé, et une nouvelle conception du christianisme.

C’est une grande idée, Caxton, et cependant c’est justement ici que j’hésite. Je ne puis nier que tous les chrétiens devraient suivre les traces de Christ, d’aussi près que ces gens de Raymond ont essayé de le faire, mais je ne puis m’empêcher de me demander ce qui arrivera, si je demande à mon Eglise, à Chicago, de faire de même.

Je vous écris ceci après avoir senti, d’une manière profonde et solennelle, l’action du Saint-Esprit, et je vous confesse, cher ami, que je ne trouve pas, dans mon Eglise, une douzaine d’hommes dont je puisse me dire qu’ils consentiraient à courir les risques que cet essai entraînerait. Feriez-vous mieux dans la vôtre ? Que dirons-nous ? Que nos Eglises ne répondraient pas à cette invitation : « Venez et souffrez ». Les résultats de l’obéissance à cet engagement sont de nature à faire trembler tout pasteur, et à lui inspirer, en même temps, un immense désir de les voir se produire dans sa propre paroisse. Certainement, je n’ai jamais vu d’Eglise aussi manifestement bénie que celle-ci. Mais, suis-je moi-même prêt à prendre cet engagement ? Je me pose cette question et… j’ai peur d’y répondre. Je ne sais que trop tout ce que je devrais changer, dans ma vie, pour suivre ainsi ses traces de tout près. Il y a bien des années que je m’appelle moi-même un chrétien. Depuis dix ans j’ai joui d’une vie dans laquelle la souffrance occupe une place comparativement petite. Je me tiens, je le confesse honnêtement, à une considérable distance des problèmes municipaux, et de la vie réelle des pauvres, des dévoyés, et des abandonnés de ce monde. Qu’est-ce que l’obéissance à l’engagement en question exigerait de moi ? J’hésite à répondre. Mon Eglise est pleine de gens riches, à leur aise, satisfaits. Je ne les crois pas capables d’entrer dans la voie des renoncements. Mais peut-être leur fais-je tort, et n’ai-je pas su pénétrer jusqu’aux profondeurs de leur être intime.

Caxton, mon ami, je vous ai dit le fond même de ma pensée. Dois-je retourner auprès de mon troupeau et, dimanche prochain, quand je le verrai rassemblé devant moi, dans ma grande église, lui dire : « suivons Jésus de plus près. Suivons ses traces, là où il nous en coûtera plus qu’il ne nous en coûte aujourd’hui. Prenons l’engagement de ne rien faire sans nous demander avant tout : « que ferait Jésus ? » Si je me présentais devant eux pour leur transmettre ce message, cela leur paraîtrait bien étrange. Et, pourtant, n’est-ce pas là ce que nous devrions tous faire ? Qu’est-ce donc que l’imiter ? Qu’est-ce que marcher sur ses traces ? »

Le Rév. Calvin Bruce, de l’Eglise de l’avenue de Nazareth, à Chicago, laissa tomber sa plume sur son papier. Il était arrivé à une bifurcation du chemin qu’il avait suivi jusqu’alors, et il sentait que la question qu’il s’adressait était celle que se posaient bien des hommes, dans le clergé et dans l’Eglise. Il alla à la fenêtre et l’ouvrit ; il se sentait oppressé, l’air de la chambre lui paraissait suffocant. Il avait besoin de voir les étoiles et de respirer une bouffée de grand air.

La nuit était très calme. L’horloge de la Première Eglise frappait minuit. Avec le dernier coup, une voix claire et forte se mit à chanter, dans le lointain :

Avant moi, sur lui-même,
Il a chargé la croix,
Après lui, puisqu’il m’aime,
Dois-je en craindre le poids ?

C’était la voix d’un des vieux convertis de M. Gray, un veilleur de nuit des entrepôts qui, parfois, trompait la langueur des heures en chantant une strophe ou deux d’un de ses cantiques favoris.

Le Rév. Calvin Bruce quitta la fenêtre et, après un moment d’hésitation, s’agenouilla sur le plancher : « Que ferait Jésus ? Que ferait Jésus ? » Jamais il n’avait cherché ainsi à connaître la volonté de Jésus. Il resta longtemps à genoux, puis il se coucha et dormit d’un sommeil souvent interrompu. Il se leva, avant que l’aube eût blanchi la nue, et rouvrit sa fenêtre. A mesure que la lumière devenait plus vive, il répétait sa question angoissée : « Que ferait Jésus ? Que ferait-il ? Suivrai-je ses traces ? »

Le soleil se leva et inonda la ville de sa lumière. Quand donc la lumière d’en haut illuminera-t-elle les ténèbres, et fera-t-elle étinceler, devant les yeux de grandes troupes de disciples, les traces de Jésus, afin qu’ils les suivent ? Quand donc la chrétienté tout entière posera-t-elle ses pas dans les empreintes des siens ?

Après lui, puisqu’il m’aime,
Dois-je en craindre le poids ?

C’est avec cette question dans le cœur que le Rév. Calvin Bruce rentra à Chicago, et, soudain, la grande crise de sa vie pastorale, se déclara avec une force irrésistible.

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