Trois Études sur la Conscience

II. Conséquences sur les doctrines de l’homme et de Dieu

Une première étude nous a amenés à discerner deux traits distincts, dans ce qui est au dedans de nous l’objet de notre conscience morale.

D’un côté, ce que cette conscience nous fait percevoir nous demeure objectif. C’est une action qui se produit en nous indépendamment de notre initiative, et qui même y persiste malgré nous.

D’un autre côté, la conscience que nous en avons est bien en nous un fait subjectif ; un fait qui demeure même indissolublement lié à la conscience que nous avons de notre moi.

Quant à la nature même de ce fait intérieur dont nous avons ainsi conscience, nous y avons discerné un fait instinctif qui non seulement persiste en nous, mais qui exerce une sollicitation positive sur la décision initiale de notre libre volonté. Ce dernier trait nous a amenés à voir, dans ce fait intérieur, notre moi originaire et normal, soumis encore devant nous à la loi de Dieu lui-même.

Pour justifier la première de ces assertions, demandons-nous d’abord quelle place occupe, à l’égard de la vérité quant à l’homme, le fait spécial qui est en nous l’objet de la conscience, ou du sentiment intérieur, de l’obligation morale.

1. Conséquences pour la doctrine de l’homme

Le premier caractère qui nous frappe, dans ce fait de l’obligation morale, c’est sa persistance. — C’est par là qu’il se distingue tout d’abord, à nos yeux, de tout ce qui, dans notre être intérieur, nous présenterait les marques d’une évolution successive, ou d’un développement dans le temps. En particulier, c’est par là que ce sentiment d’obligation se différencie, non seulement de tout ce qui en nous mériterait le nom d’une volonté réfléchie, mais aussi de toutes ces manifestations temporaires de notre vie instinctive elle-même, qui ne seraient que les échos des appétits passagers de notre corps, ou que les images changeantes de notre fantaisie.

Tandis que notre activité réfléchie nous apparaît progressant sans cesse ; tandis que, dans cette sphère-là, tout s’avance incessamment du passé vers l’avenir, en sorte que nous ne saurions y subsister un seul instant semblables à nous mêmes ; tandis que l’homme le plus affermi dans la direction de sa volonté délibérée, est forcé de constater en lui-même un changement incessant dans cette volonté, — tout cela n’a pas lieu pour le fait qui nous occupe. L’autorité dont s’accompagne en nous le sentiment de l’obligation morale, ne change jamais de caractère. Elle demeure toujours semblable à elle-même ; non pas sans doute dans l’influence qu’elle exercerait sur nous à chaque fois, mais dans la façon absolue dont elle aspire à l’exercer. Considérée dans la décision avec laquelle elle s’affirme, cette autorité n’est jamais atteinte par aucune des modifications qu’entraîne avec elle l’évolution de notre existence historique. Ne fût-ce que sous ce rapport, ce phénomène de notre vie intérieure se distingue essentiellement de tous les autres faits dont nous avons conscience.

Afin de faire ressortir ce trait caractéristique du sentiment qui nous est ainsi imposé de la loi morale, je me bornerai à vous rappeler ce qui se passe à cet égard dans ces états d’occurrence journalière dans lesquels, par suite ou d’un désordre maladif ou d’un affaiblissement de nos organes, la vie réfléchie a cessé d’agir librement en nous.

Considérons, par exemple, la place que continue à occuper dans l’âme l’autorité de l’obligation morale pendant l’état d’ivresse, pendant le rêve, ou bien encore dans plusieurs des formes initiales de l’aliénation mentale.

Le fait est que, dans tous ces états de l’âme, dans lesquels la libre manifestation de la vie réfléchie est si profondément atteinte, l’autorité de l’obligation morale n’en subsiste pas moins tout entière. La preuve en est que nous y voyons apparaître les réactions qu’explique seule la présence, dans l’âme de cette autorité-là. L’indignation que soulève le sentiment de l’injustice, l’enthousiasme qu’allume celui de l’idéal, l’horreur que produit l’image de la laideur morale tous ces effets s’y produisent de la façon la plus marquée, bien que sous une forme purement passionnelle.

Il nous arrive à tous de nous sentir, en rêvant, heureux d’avoir bien agi ; en même temps que le sentiment de culpabilité, grâce à l’impossibilité où nous sommes de nous en distraire par la réflexion ou par l’action, revêt alors en nous la forme d’une véritable angoisse. Quant à cet état d’ivresse où, tout en ayant encore conservé la conscience d’elle-même, l’âme a cependant été mise dans l’impossibilité de commander librement à ses manifestations, chacun a pu y saisir, chez autrui, les marques les plus évidentes de la persistance de l’autorité inhérente à l’instinct moral.

Mais c’est dans l’aliénation que cette persistance est le plus frappante, vu que là la volonté, bien qu’ayant cessé d’être la maîtresse de sa direction, n’a rien perdu de son énergie.

Les aliénistes s’accordent à dire, que c’est sur la persistance du fait instinctif de l’obligation morale qu’ils basent leur thérapeutique. Tous ils s’appliquent avant tout à pénétrer jusqu’à ce fait central de la vie de l’âme, pour y trouver la base inébranlable sur laquelle ils entreprendront de replacer la raison détrônée.

Je parle, ne l’oublions pas, de l’instinct moral considéré en lui-même, avec l’autorité immédiate de sa sollicitation ; et nullement de la forme spéciale que la réflexion a pu donner à ce sentiment. En un mot, je parle de ce que j’ai appelé l’autorité de la conscience, comme distincte de la voix de cette même conscience.

Cette remarque est ici spécialement nécessaire. En effet, simple manifestation de notre activité réfléchie, la voix de la conscience participera, dans l’aliéné, au désordre qui a envahi cette activité-là. Vouloir, pour guérir le malade, chercher à modifier directement la voix qu’il a donnée à sa conscience, — le suivre, pour cela, dans la forme qu’il aurait imprimée ou à ses affections terrestres ou à son sentiment religieux, — serait donc non pas arrêter, mais bien plutôt augmenter, ce désordre ; ce serait même le plus souvent courir le risque de le rendre définitif, en le forçant de s’affirmer avec plus de clarté et d’énergie.

Tel n’est plus le cas, dès qu’il ne s’agit que du sentiment purement instinctif de l’obligation morale, comme il existe avant la réflexion qui l’aurait pour objet. C’est bien là que le médecin vient chercher, comme dans le centre immuable de la vie personnelle elle-même, un point d’appui pour les efforts par lesquels il tâchera d’ébranler, peu à peu, l’édifice des hallucinations maladives qui auraient envahi la sphère de la vie réfléchie. A ne voir que les manifestations de cette vie-là, tout, dans cette âme, n’est que confusion et que ruines. Néanmoins, aussi longtemps qu’il reste une chance que cet élément central s’affirme de nouveau, rien n’est encore perdu ; et du moment où cela commence à se produire, aussitôt les activités et les pouvoirs de cette âme, reprennent peu à peu leur place respective autour de ce qui est comme le centre de gravité de sa vie.

Tels sont quelques-uns des faits qui me semblent propres à montrer, comme aussi à justifier, la persistance de ce qui est au dedans de nous l’objet de notre conscience morale.

Que résulte-t-il de ce premier caractère à l’égard du fait humain lui-même ?

Il en ressort cette vérité capitale : que nous portons en nous-mêmes, ne fût-ce que sous la forme d’un instinct, une autorité permanente, et qui demeure indépendante de tout ce qui est passager et successif dans notre vie. C’est bien en nous, — et ce n’est qu’en nous, — que réside le moteur immédiat de notre liberté ; la cause prochaine de tout ce qui aura jamais le droit de produire sur nous le sentiment de l’autorité.

Ce qui découle de ce premier fait, c’est donc ce que l’on a appelé les droits absolus et exclusifs de la conscience individuelle.

C’est, par conséquent, la condamnation de tout de qui tendrait à influencer directement notre volonté sans passer d’abord par ce fait central ; de tout ce qui tendrait à rendre notre activité réfléchie indépendante de notre conscience morale. C’est la répudiation de toute autorité extérieure ; c’est-à-dire de toute autorité qui, en nous demeurant extérieure, prétendrait régir autre chose en nous que ce qui est extérieur à notre liberté ; c’est-à-dire ceux des actes de notre corps qui peuvent s’accomplir au dehors de cette liberté. C’est la négation de toute autorité extérieure s’exerçant, ou cherchant à s’exercer, directement sur notre pensée ou sur nos sentiments ; cette autorité fût-elle celle de l’homme sacré, ou du prêtre ; fût-elle celle de la lettre sacrée, ou des textes ; ou bien celle du dogme, ou de la tradition consacrée autour de nous.

Disons plus ! ce fait, tel que nous l’avons défini, nous interdit d’admettre que Dieu lui-même puisse jamais vouloir atteindre à la volonté du croyant, autrement qu’au moyen de cette autorité intérieure à laquelle il a ainsi directement soumis lui-même notre liberté personnelle.

C’est bien le sentiment de ce fait qui est à la racine de l’aversion que nous fait éprouver à tous, la seule pensée d’une action de Dieu soi-disant magique. En particulier, c’est ce qui demeure au point de départ des résistances que suscite en nous, soit l’autorité religieuse d’une Eglise, soit même celle de la lettre de l’Ecriture, considérées uniquement comme des autorités extérieures portant directement sur notre liberté. Le fait est que ce qu’on pourrait appeler « l’autorité prochaine » pour cette liberté, réside exclusivement au dedans de nous ; qu’elle nous est indissolublement attachée. C’est bien là ce « portier » de l’âme dont parlait notre Seigneur ; et personne, ni quoi que ce soit, que cette autorité n’aurait pas introduit en nous et qu’elle n’y aurait pas sanctionné, ne saurait légitimement assumer le moindre droit, ni vouloir exercer la moindre influence, sur notre volonté personnelle. Non seulement c’est là le tribunal dont nous sommes justiciables, mais notre strict devoir est d’en récuser tout autre.

Cela équivaudra-t-il à dire que notre liberté doive abdiquer devant ce qui ne serait qu’un instinct, qu’un sentiment aveugle et muet ?

En aucune façon ! — Aussi bien cette obéissance volontaire ne se justifierait-elle pas, si ce que notre conscience morale nous fait percevoir en nous, n’avait bien réellement d’autre caractère, à nos yeux, que celui d’une pure impression instinctive. Concéder, ne fût-ce que dans un seul cas, la direction première de notre volonté à un fait semblable, équivaudrait à ne plus vouloir revendiquer, pour cette volonté, ni liberté ni responsabilité propres. Ce serait avoir fait de l’être humain un simple fait de nature. Mais, nous le savons, cette autorité est plus qu’un phénomène de notre propre vie, persistant au dedans de nous. C’est une action qui s’y maintient devant nous. C’est donc le résultat de la présence en nous d’un être personnel et vivant. Non seulement ce fait de vie intérieure se distingue d’une façon négative de tout ce qui est passager dans notre existence ; il déploie encore sous nos yeux une activité essentiellement positive, et, de plus, absolument distincte de tout ce qui ressortit à notre propre vie personnelle.

En effet, et tout premièrement, ce fait instinctif, présent ainsi au centre de notre moi, implique une autorité dont l’objet est notre volonté elle-même. Ajoutez à cela que cette autorité ne se fait pas sentir en nous comme un précepte, ou comme une loi formulée devant nous, et dont nous aurions tout d’abord à apprécier la valeur. C’est autre chose et plus que cela. C’est bien, au dedans de nous une autorité effective ; une autorité qui s’affirme elle-même comme telle. C’est une, sollicitation vivante, s’exerçant, fût-ce même malgré nous, sur notre libre volonté. C’est donc une action personnelle présente et persistante dans notre âme.

Avec cela, incapable encore de s’épanouir à cette heure, privé, grâce à l’état auquel notre être est réduit, d’organes spéciaux et même de conscience de soi, ce fait de vie active, s’il n’existe encore de la sorte en nous que dans cette seule action muette, — s’il réside ainsi au dedans de nous à l’état embryonnaire, — n’y subsiste pas moins doué d’une vie aussi réelle que positive ; puisque cette vie y assume le droit de dominer l’activité de notre volonté réfléchie. En attendant que « cet homme intérieur » se soit dégagé des liens d’une existence purement instinctive, il subsiste cependant, soit pour arriver peu à peu à l’éclosion consciente de sa vie, soit pour entraîner, en cessant son action, la mort définitive de l’être dont il implique à lui seul l’avenir éternel.

Quoi qu’il en soit de ces éventualités, cet être, bien que renfermé encore dans la portion inconsciente de notre existence actuelle, — bien que résidant encore en nous au-dessous de la surface changeante et agitée de notre vie consciente, — n’en ressent pas moins incessamment l’impression, et trop souvent le contre-coup, de notre activité délibérée. C’est même à cela que nous reconnaissons en lui une portion de nous-mêmes ; c’est ce qui fait que nous avons conscience de sa vie comme de la vie centrale et première de notre moi.

Est-il besoin, Messieurs ! d’énumérer devant vous les conséquences qu’entraîne, pour l’idée que nous devons nous faire de l’être humain lui-même, la constatation de semblables faits ?

D’abord, au point de vue de la doctrine, l’idée de la vie essentielle de l’être humain devient tout autre. Dès que nous avons été ainsi mis en face de cet « homme intérieur, » nous ne sommes plus en danger de confondre notre existence historique avec notre vie elle-même. Nous saisissons dès lors cette vie-là, dans un fait antérieur et supérieur à tout ce qui ne serait en nous qu’une activité consciente de ses mobiles, c’est-à-dire à tout ce qui ne serait que l’activité de notre seule existence actuelle dans le temps. A la place de l’homme terrestre et historique, nous avons alors devant nous cet homme supra-historique, cet homme « de race divine, » dont l’Ecriture évoque si souvent l’image.

Quant à notre activité dans le temps, elle est si loin d’être notre véritable vie, notre vie elle-même, que le sentiment instinctif la présence en nous de cet être encore inconscient, suffit parfois à lui seul pour mettre en question la légitimité de cette activité-là. Le centre de notre vie personnelle nous apparaît donc, là dedans, comme un fait indépendant de tout ce qui, dans notre activité réfléchie, ne saurait en être, à mieux prendre, qu’une manifestation partielle et indirecte. Dans ce fait de vie encore instinctive, en effet, réside non pas une loi étrangère proposée à notre libre volonté, mais bien ce qui doit aussitôt demeurer pour nous le centre vivant de notre personnalité normale. C’est donc là, c’est dans ce fait central, qu’il nous faudra apprécier la seule vie qui nous soit réellement essentielle. Déjà à cette heure, c’est là que nous serons ce que nous sommes appelés à devenir ; ce que nous sommes déjà, ne fût-ce qu’en germe, au point de vue idéal et absolu. Ce n’est pas dans la forme que revêt notre activité réfléchie, c’est en dehors, au delà, au-dessus de cette activité-là, qu’il faudra avoir su discerner notre nature originelle et normale ; notre nature telle que son Auteur l’a voulue, et telle qu’il continue à la vouloir. C’est au-dessous de tout ce qui s’appelle notre existence journalière, c’est plus profondément que cette existence superficielle, que subsistera, pour notre conscience de nous-mêmes, le germe vivant de notre être véritable ; de ce qui, dans notre existence actuelle, est appelé à pouvoir « saisir notre vie éternelle. »

Dès lors notre conscience morale, — la conscience que nous avons de ce fait de vie intérieure, — n’est plus en danger de n’être à nos yeux qu’une manifestation adventive, accidentelle, et, dans le fond, étrangère à nous-mêmes. C’est bien plutôt la perception obligée d’un fait de vie existant au dedans de nous avant la conscience de sa présence. Le principe caché de notre vie véritable devient ainsi pour nous l’objet d’un respect attentif. Nous nous étudions, nous nous recherchons, et, après nous être trouvés, nous nous respectons, nous-mêmes, — dans ce fait de vie intérieure où nous nous saisissons toujours plus clairement, sinon tels que nous sommes, du moins tels que nous persistons à devoir devenir. La recherche de la vérité sur nous-mêmes prend alors la forme de cet acte essentiellement moral, qui s’appelle « un acte de conscience. » Tandis que jusque-là nous ne nous étions préoccupés, dans cette recherche, que des lumières qui nous venaient du dehors ; à cette heure ce que nous trouvons au dedans de nous demeure pour nous supérieur à tout ce qui ne serait qu’une autorité, ou qu’une lumière extérieure : en sorte que, comme l’avait déjà entrevu la sagesse antique, c’est l’expérience de nous-mêmes qui arrive à être pour nous le point de départ de toute vérité.

En saisissant ainsi notre propre existence dans un fait dont l’expérience s’impose à notre liberté, nous arrivons nécessairement à nous détacher de tout ce qui, dans la question ontologique elle-même, mériterait le nom d’un dogmatisme intellectuel. L’expérience immédiatement imposée d’un fait de vie, remplace dès lors ce qui n’était qu’une image que nous nous étions faite à nous-mêmes, ou qui nous avait été transmise. L’expérience de ce fait de vie prenant ainsi la place de ce qui n’était qu’une idée de la vie, nous apprenons à distinguer entre nos idées, et les faits dont ces idées ne sauraient être que notre appréciation personnelle. Nous commençons à savoir discerner entre les résultats de la seule activité de l’être, et l’être lui-même ; entre ce que notre pensée nous dit être une vérité, et ce qu’une expérience directement imposée nous force à ressentir comme une réalité. — Nous comprenons enfin que c’est non pas la pensée, mais bien l’obéissance, qui demeure le premier pas pour arriver à la vérité, c’est-à-dire à la vue de la réalité elle-même.

Ces derniers mots nous disent que c’est au point de vue de la morale pratique, que cette expérience de notre moi intérieur doit surtout être appréciée.

En effet, du moment où nous possédons ainsi, au centre de notre être, un fait de vie personnelle entièrement indépendant, en lui-même, de tout ce qui plus tard en sera la manifestation dans notre conscience réfléchie, il est évident que cette conscience, ainsi que l’activité qu’elle inaugure au dedans de nous, ne sauraient avoir aucune influence directe sur la nature de ce fait central. Notre conscience réfléchie ne pourra jamais prétendre qu’à apprécier dignement ce fait qui l’a précédée en nous ; comme elle ne pourra jamais arriver qu’à en accepter l’autorité ; — à moins sans doute qu’elle ne voie, dans cette autorité, qu’une protestation importune et inexpliquée. Dans l’un et l’autre cas, notre être central demeure en nous un fait à la nature duquel nous ne pouvons rien changer ; bien que la position que nous prendrions à son égard puisse en entraver, et même, le cas échéant, en empêcher définitivement, le développement ultérieur.

Ce qui prouve surabondamment ce que nous disons là, c’est que, loin de dépendre en lui-même de notre appréciation, ce fait central assume, lui, bien plutôt sur notre jugement, des droits dont, ne fût-ce que pour les mettre en question, nous sommes déjà forcés d’avoir ressenti l’existence ; puisque nous ne saurions vouloir protester contre ce qui n’aurait pour nous aucune réalité. — Le fait est que ces droits nous imposent l’impression de leur réalité. Ce sont eux qui s’affirment devant nous. Bien plus ! l’autorité qui les résume nous apparaît toujours comme ayant subsisté au dedans de nous, antérieurement à ce qui en aurait été notre appréciation.

Le fait est que nous ne pouvons contester cette autorité sans l’avoir ressentie ; ni l’avoir ressentie autrement qu’en ayant cédé à cette sollicitation exercée sur notre volonté qui seule nous la révèle.

Sans doute, puisque cet homme intérieur ne possède encore au dedans de nous qu’une forme d’existence inconsciente, — puisque l’expérience de son activité demeure pour nous la seule preuve de sa présence, — cette action ne saurait nous être imposée de haute lutte. D’ailleurs la nature même de notre volonté réfléchie s’opposerait à ce qu’il en fût ainsi. Avant qu’il soit seulement loisible à cette volonté de se soumettre, il faudra toujours qu’elle ait clairement éprouvé les motifs de sa soumission. La seule acceptation abstraite de la pensée ne suffirait pas ici. La sollicitation exercée par notre homme intérieur portant directement sur sa volonté elle-même, l’acquiescement à cette sollicitation ne saurait s’accomplir que sous la forme de l’obéissance. Pour que cela puisse avoir lieu, cependant, il faudra que nous ayons ressenti la légitimité de cette sollicitation. Ce ne sera qu’après cela que nous serons à même de lui donner la forme qui, en la rendant propre à diriger notre activité réfléchie, en fera pour nous une loi.

Tout va donc dépendre, pour la direction ultérieure de notre vie consciente, non seulement d’une première abdication de notre volonté propre, mais encore de l’appréciation réfléchie dont nous aurions fait suivre cette abdication.

Dès lors, nous voici de nouveau devant la même difficulté qui nous a déjà arrêtés. En effet, cet « homme intérieur » ne trahit sa présence en nous, que par une impression produite sur notre volonté. Devons-nous jamais abdiquer les droits de notre liberté devant une impression semblable ?

A cela il faut répondre que, bien qu’incapables d’analyser et de discuter cette impression, nous pouvons néanmoins en apprécier clairement la nature.

Il ne saurait jamais être question pour nous d’une soumission aveugle et sans motifs suffisants. Aussi bien n’est-ce pas le cas ici. De ce que notre « homme intérieur » ne se manifeste actuellement en nous qu’au moyen d’une impression produite sur nous, il n’en résulte aucunement que toute impression de ce genre doive être acceptée par nous comme normale ; que nous devions y voir la manifestation de cette portion de notre être que nous avons appelée, d’après une expression apostolique, « l’homme intérieur créé selon Dieu. » Cette confusion des impressions, ou des sollicitations, instinctives se commet tous les jours, et on sait à quoi elle aboutit.

Il y a en nous deux hommes. Il y a par conséquent en nous deux sortes d’instincts, si nous appelons de ce nom ce qui n’est que l’impression d’une sollicitation exercée sur notre volonté. Dire que notre être normal, comme distinct de notre être conscient, serait encore à cette heure présent au dedans de nous sous une forme purement instinctive, n’équivaut nullement à avoir dit, que tous les instincts de notre vie actuelle ressortissent à cette portion normale de notre existence. A côté d’instincts normaux et supérieurs, nous sommes mis, au dedans de nous, en présence d’instincts anormaux et inférieurs. — De plus, ces deux espèces d’instincts ne sauraient être confondus, vu la façon opposée dont nous apprécions leur sollicitation.

L’un de ces faits de vie encore instinctive se présente à nous comme ayant sa raison d’être en lui-même. C’est là pour nous la manifestation d’une direction de vie qui a le droit de s’affirmer, et cela uniquement parce qu’elle est ce qu’elle est.

L’autre portion de notre vie instinctive, au contraire, se fait ressentir à nous, tout d’abord et avant tout, comme la négation de celle dont il vient d’être question. Elle ne se manifeste pas autant à nous comme une action, que bien plutôt comme une réaction. C’est la réaction contre la sollicitation d’un instinct qui l’a précédée en nous, et qui s’y maintient à l’encontre d’elle.

C’est entre ces deux faits de vie intérieure, que notre volonté réfléchie est appelée à choisir celui dont la sollicitation deviendra la loi de son activité.

Voilà bien pourquoi notre liberté subsiste tout entière en face de cette sollicitation. Le seul fait que cette sollicitation est ainsi double, suffit pour conserver à notre soumission elle-même le caractère d’une libre sélection. Bien plus ! dans le cas où nous céderions à la sollicitation normale, cette sélection impliquera une obéissance motivée. Elle ne constituera donc pas une abdication de notre liberté ; elle en constituera, au contraire, l’affirmation la plus positive et la plus élevée.

Il est vrai que nous ne sommes pas soumis à la même sollicitation, de la part de ces deux instincts vivants que nous recelons en nous-même. Si, d’une part, nous ne pouvons nous refuser à ressentir l’un de ces instincts comme la négation de la loi première et normale de notre être, — si nous ne pouvons ignorer qu’en y cédant nous devenons « infidèles » à nous-même, — d’autre part, c’est bien toujours de ce côté que notre volonté, laissée à elle-même, se sent toujours entraînée.

A cet égard, nous ne sommes pas mis en face d’une décision que nous aurions alors à inaugurer. Nous nous trouvons devant un passé qui, bien que nous demeurant inconnu, n’en domine pas moins notre choix. Il y a là, pour notre activité délibérée, comme une habitude déjà prise.

Ces instincts « négatifs » sont donc réellement plus à portée de notre décision, puisque, en en acceptant la sollicitation, nous avons à renouveler, plutôt qu’à inaugurer, une volition. Non qu’il nous soit plus malaisé d’accomplir ce qui nous paraît bien, que ce que nous sommes forcés d’appeler le mal. L’un de ces deux partis n’entraîne pas, dans le fait, pour l’énergie de notre volonté, des efforts plus grands que l’autre. Ce qui nous demeure plus aisé, ce n’est pas l’accomplissement, c’est le choix, de ce qui pour nous est le mal. Il n’y a donc pas, dans ces instincts négatifs, quelque chose qui répondrait mieux à la nature foncière de notre être. Ce qui les met plus près de notre acceptation, ce n’est pas autant la nature de notre volonté, que ce qui, pour cette volonté, est comme un parti déjà pris ; que ce qui est comme un pli contracté dans l’activité de cette volonté. — Ces instincts font donc appel à ce qui serait en nous comme une nature secondaire, adventive, intervenue après la constitution originaire, première, et essentielle, de notre être. Abstraction faite de toute tradition, de tout dogme, ou de toute idée préconçue à ce sujet, il semble bien que ce soit là, à mesure que nous y réfléchissons, ce qui ressort toujours plus clairement de notre expérience.

En effet, ces instincts négatifs se font sentir à nous par une sollicitation qui porte, non pas directement, ni tout d’abord, sur un changement foncier de notre volonté elle-même, mais bien sur une application spéciale des énergies dont elle dispose. Leur influence prochaine s’exerce sur ce qui n’est en nous que la manifestation historique de notre volonté. Elle ne touche pas, du moins directement et dès l’emblée, au principe même de cette volonté.

Ne fût-ce que sous ce rapport, ces instincts différeraient déjà, d’une façon essentielle, de l’instinct dont ils sont au dedans de nous la négation ; puisque ce dernier se reconnaît à ceci, qu’il se fait sentir en nous comme la persistance d’un principe d’action, et non pas comme une décision formulée à chaque fois pour telle ou telle action.

Immuable, inexorable dans sa simplicité, il semble, cet instinct normal, lorsque nous le mettons en regard des instincts secondaires qui n’ont d’autre raison d’être que la négation de son autorité, un de ces pics inaccessibles des Alpes, qui commandent de si haut la base qu’ont formée leurs débris, et qui, le front dans les espaces immaculés des régions éternelles, laissent s’agiter à leur pied les nuages toujours changeants, et les orages parfois dévastateurs, de la plaine qu’ils dominent.

Cependant, « cette plaine et ces orages, » c’est encore nous. Cette lutte, c’est une lutte de nous-même contre nous-même. Aussi bien est-ce une lutte sans issue. (Il ne faudrait pas croire que l’Ecriture fût seule à parler de la sorte de ce fait de conscience. Voici, entre plusieurs autres, une citation de Xénophon (dans la Cyropédie,) qui fait voir que le paganisme l’avait déjà apprécié d’une façon analogue : « Il est évident qu’il y a deux âmes. Quand la bonne domine, c’est le bien qui s’accomplit. Quand c’est la mauvaise qui a le dessus, alors le mal a lieu. C’est grâce à toi que la bonne retient entièrement son pouvoir !)

En effet, elle n’est pas inaugurée en dedans des limites de notre vie réfléchie. Elle en a précédé l’avènement au dedans de nous. Au moment où nous commençons à réfléchir, nous la trouvons présente dans notre âme. Elle existe, déjà alors, dans cette sphère instinctive qui est au point de départ de notre vie personnelle, — sphère où n’a jamais pénétré la libre initiative de notre volonté délibérée.

Nous ne sommes donc pas à même de faire cesser cette lutte de nos deux natures. Tout ce que nous pouvons faire, c’est apprécier ce qui, dans les éléments de ce conflit, constituerait au dedans de nous l’élément central et persistant de notre vie ; c’est en admettre la réalité et la grandeur ; c’est en reconnaître les droits.

Nous ne saurions aller plus loin Nous demeurons incapables d’assigner pour loi à notre liberté, ce qui s’est fait sentir à nous comme l’instinct premier et originaire de notre être ; puisque la sollicitation exercée par cet instinct porte, non pas sur telle ou telle activité facultative, mais sur le principe même de notre activité. Cette sollicitation, en effet, tend à inaugurer en nous une volition qui précisément n’est pas celle dont nous disposons à cette heure, qui en est même l’opposé.

Il est clair que pour nous laissés à nous-même, ce conflit demeure sans issue définitive. Le seul parti que nous puissions prendre afin d’échapper à la protestation persistante de l’instinct normal qui est en nous, c’est, ou bien le nier, ou bien nous y soumettre en en reconnaissant les droits absolus sur notre libre volonté.

Nous pouvons le nier. Nous pouvons même le méconnaître, l’ignorer, finir par l’oublier, — du moins pour un temps. Nous le pouvons. Nous le faisons même chaque jour. C’est ce qui constitue en nous le péché.

Nous pouvons au contraire reconnaître cet instinct comme le représentant au dedans de nous de notre être normal, — bien que cela implique de notre part le renoncement au libre exercice de notre volonté réfléchie. Nous pouvons cependant le faire, — du moins pour un temps. C’est même là ce que nous faisons chaque jour. Lorsque nous l’avons fait avec énergie et persévérance, nous donnons à cela le nom de vertu.

Dans aucun de ces deux cas, cependant, la pente de notre volonté n’a été changée. Après comme avant, le conflit subsiste au dedans de nous. Aucun de ces deux partis ne constitue une issue définitive à cette opposition de nous-même à nous-même que nous portons tous en nous.

La seule issue qui en serait réellement une, ce serait que notre volonté consciente et délibérée pût, sans cesser d’être elle-même, adopter cet autre principe de volonté à la sollicitation duquel elle se voit soumise. Il faudrait que, non contente de consentir à en accomplir malgré elle les mandats, elle fit en sorte que ce fait de vie, cessant d’être pour elle uniquement une autorité, devînt le principe même de sa libre volonté.

Cela équivaut à dire, qu’il faudrait que notre libre volonté dépouillât ce qui avait été jusque-là la direction de son activité, pour vouer ses énergies à une activité qui non seulement lui est étrangère, mais qui est l’opposé de la sienne.

Il faudrait donc que notre volonté renonçât non pas seulement à des actes, mais au principe même de tous ses actes ; ou, ce qui revient au même, qu’elle renonçât à être ce qu’elle est. Autant dire qu’il faudrait qu’elle en vînt délibérément, et même librement, à vouloir cesser d’être. Enoncer une telle chose, c’est s’être rendu coupable d’une contradiction dans les termes. C’est avoir supposé une impossibilité.

Et cependant cela se peut. — Disons mieux ! c’est un fait qui se produit sous nos yeux. Et quand nous l’avons rencontré, nous y reconnaissons quelque chose qui non seulement est réel, mais qui est essentiellement supérieur à ce que nous avions appelé la vertu ; nous y reconnaissons la sainteté.

Des deux premiers partis, tout homme, par les seules forces dont il dispose, est à même de prendre l’un ou l’autre à son gré. Mais, nous venons de le voir, aucun de ces deux partis ne fait cesser le conflit intérieur de son être.

Quant au troisième, ce n’est pas un parti à prendre ; c’est un bienfait à désirer, à demander, et à recevoir. Il faut, pour que semblable chose ait lieu en nous, l’intervention d’une volonté autre que la nôtre, et qui, antérieure et essentiellement supérieure à notre volonté, puisse la changer de la sorte sans pour cela la détruire.

Or il n’y a qu’une volonté dont on puisse parler de la sorte ; et, de plus, ce même fait de l’obligation morale que nous venons d’étudier, nous en met l’action directement sous les yeux. Disons mieux, il en fait faire, sous nos yeux, l’expérience à notre être.

Si, dans ce fait encore instinctif de notre vie personnelle, nous discernons l’autorité dont nous devons faire la loi de notre volonté réfléchie, ce n’est pas à cela seulement que se bornent ses révélations. Nous lui devons encore l’expérience directe, par notre être lui-même, de cette autre volonté antérieure et supérieure à la nôtre, à laquelle est ainsi librement soumis devant nous « notre homme intérieur. »

Ces derniers mots nous font quitter les faits anthropologiques, qui nous ont occupés jusqu’ici, pour les faits de l’ordre théologique, lesquels vont dès maintenant engager notre attention.

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