Histoire des réfugiés protestants de France

2.3 – Les réfugiés sous Frédéric-Guillaume Ier

Société de Sophie-Charlotte. — Éducation du grand Frédéric. — Progrès de l’industrie nationale. — Services des réfugiés dans l’armée et dans la diplomatie. — Prise de Stralsund.

Frédéric Ier ne vit pas la fin de la guerre pour la succession d’Espagne, à laquelle il avait pris une part active et glorieuse. Il mourut en 1713, laissant le trône à son fils Frédéric-Guillaume Ier, qui signa la paix d’Utrecht et fut reconnu par Louis XIV en qualité de roi de Prusse et de prince souverain de Neufchâtel et de Valengin.

Tandis que le nouveau roi, dans sa prédilection grossière pour les grands grenadiers de Potsdam, congédiait brutalement les peintres, les sculpteurs et les autres artistes que son père avait appelés à Berlin, et donnait pour successeur au grand Leibnitz le bouffon Gundling qu’il imposait pour président à l’Académie, la cour de la reine Sophie-Dorothée servit d’asile aux esprits cultivés qui fuyaient avec dégoût l’ignoble tabagie où ce prince allait fumer et s’enivrer tous les soirs. Ce fut autour de la mère de Frédéric II que se reformèrent en quelque sorte les débris de l’élégante société de Sophie-Charlotte ; et, parmi eux, on remarquait les réfugiés chargés de l’éducation des princes et des princesses de la famille royale, madame de Rocoules et Du Han qui furent les maîtres du grand Frédéric, et Lacroze, le maître de la sœur du roi futur, la princesse Wilhelmine, depuis margrave de Bareith. A ce noyau se rattachaient les professeurs et les directeurs des principaux collèges de Berlin, Audruy, Barbeyrac, Chauvin, Mauclerc, Naudé, Pelloutier, Pennavaire, Sperlette, Des Vignoles, qui pour la plupart faisaient aussi partie de l’Académie. Il faut ajouter Beausobre et Lenfant et les élèves et successeurs de Charles Ancillon et de Jaquelot, dont plusieurs étaient non seulement des orateurs éloquents et des penseurs profonds, mais encore des hommes de goût capables de continuer l’heureuse influence que les premiers réfugiés avaient exercée sur la littérature allemande, en ajoutant à la solidité, à la profondeur de raison et de jugement qui caractérisent les écrivains de ce pays, la délicatesse et la facilité qui distinguent le génie français. Le roi lui-même, cédant un jour à l’influence de sa femme, se laissa présenter le jeune Baratier, fils d’un ministre réfugié, et qui, à l’âge de quatorze ans, avait renouvelé le prodige de Pic de la Mirandole, discutant publiquement à Halle sur toutes les questions possibles, et excitant l’étonnement et l’admiration de ses juges. Le monarque, malgré son peu de sympathie pour les lettres, fut un instant ébloui. Mais les opinions ouvertement irréligieuses du jeune Français le confirmèrent dans la croyance que les lumières détruisent la piété et conduisent à l’esprit de révolte. Il persista dans ses préventions indignes d’un esprit élevé, et la littérature délaissée par lui fut réduite à espérer des jours meilleurs.

Si la magnificence et le luxe disparurent de la cour sous le règne de ce roi sergent, que George II appelait son frère le caporal, du moins les vit-on se maintenir d’une manière utile et conforme aux tendances d’un gouvernement militaire dans le costume de l’armée. Un grand nombre de manufactures fondées par les réfugiés trouvèrent des débouchés dans les livraisons qu’elles faisaient pour les soldats. Frédéric-Guillaume Ier s’était imposé la loi de faire fabriquer exclusivement dans le royaume tout ce qui était nécessaire à l’équipement de ses troupes, et sa passion favorite procura ainsi à ses sujets des avantages réels. Les manufactures de draps surtout trouvèrent un débit assuré dans la consommation de l’armée, qu’il faisait habiller de neuf tous les ans. Ce débit s’étendit jusqu’à l’étranger où, dès l’an 1733, les fabriques prussiennes exportèrent quarante-quatre mille pièces de draps de vingt-quatre aunes chacune. Pour favoriser cette industrie que la Prusse devait au refuge, le roi défendit la sortie des laines sous des peines sévères, contraignant ainsi ses sujets à les façonner eux-mêmes et à profiter du bénéfice de la main-d’œuvre. Il établit dans le même but le Lagerhaus, immense magasin d’où l’on avançait des laines aux manufacturiers pauvres qui devaient en restituer la valeur par les produits de leur industrie. En 1718, il prohiba entièrement l’entrée des boutons étrangers, et ordonna a tous les marchands de ses États de s’approvisionner dans la grande fabrique fondée par Fromery et dans les autres manufactures du pays. Ajoutons enfin qu’à l’exemple de son père et de son aïeul, il accueillit avec empressement les réfugiés de toute nation qui fuyaient la persécution religieuse, qu’il établit une nouvelle colonie de Français dans la ville de Stettin qui lui fut cédée par le traité de Stockholm, et qu’il augmenta la population de son royaume de plus de vingt mille protestants chassés en 1738 de l’évêché de Saltzbourg.

Mais ce fut surtout aux réfugiés militaires que ce prince témoigna sa bienveillance et son estime. L’ingénieur Jean de Bodt fut nommé major général en 1715, et, quatre ans après, gouverneur de la forteresse de Wesel. Pierre de Montargues, qu’il avait vu combattre dans la guerre pour la succession d’Espagne comme lieutenant-colonel, comme quartier maître général et comme chef du corps des ingénieurs prussiens, et qu’il avait envoyé porter à son père la nouvelle de la victoire de Malplaquet, fut chargé, après la paix d’Utrecht, à laquelle l’Allemagne n’accéda pas d’abord, de seconder comme quartier maître général le comte Etienne Du Trossel, qui commandait le contingent prussien à l’armée impériale. Montargues servit sous les ordres de ce général, qui dirigea les opérations de la guerre sur les bords du Rhin jusqu’à la conclusion des traités de Rastadt et de Bade. De retour à Berlin, Frédéric-Guillaume l’envoya complimenter Charles XII, sur son retour de Turquie, et lorsque la guerre éclata quelques années après entre la Suède et la Prusse, il l’employa comme major général et comme chef des ingénieurs au siège de Stralsund. Les rois de Prusse et de Danemark assistèrent à ce siège célèbre et furent témoins de la valeur et de l’habileté de cet officier distingué. Montargues contribua puissamment à la prise de cette place forte que la valeur et l’opiniâtreté suédoises défendirent jusqu’à la dernière extrémité. Après la paix de Stockholm il rendit un dernier service à Frédéric-Guillaume en levant le plan des principales forteresses de son royaume, et en élevant de nouveaux ouvrages de défense pour en interdire l’approche à l’ennemi. Deux autres réfugiés, le baron de Gorgier et le baron de Chambrier furent employés dans la diplomatie prussienne, le premier comme ministre résidant à Londres en 1738 et 1739, le second comme ambassadeur, à la cour de Versailles. Ce dernier dirigea en 1739 les négociations difficiles entamées avec le cardinal de Fleury au sujet de Juliers et de Berg, et plus tard il fut honoré de la confiance et de l’amitié du grand Frédéric.

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