Histoire des réfugiés protestants de France

LIVRE 3
Les réfugiés en Angleterre

3.1 – De l’établissement des réfugiés en Angleterre

Alliance des protestants de France avec l’Angleterre au seizième siècle. — Élisabeth. — Jacques Ier. — Charles Ier. — Cromwell. — Réfugiés français en Angleterre au seizième siècle. — Fondation de l’Église française de Londres. — Jean A Lasco. — Progrès de la colonie de Londres sous Élisabeth. — Organisation des réfugiés sous Charles Ier. — Leur conduite pendant les troubles. — Protection de Cromwell. — Églises françaises dans les provinces. — Édit d’Hamptoncourt. — Politique de Jacques II. — Son édit en faveur des réfugiés. — Nombre des réfugiés. — Fondation de vingt-six églises nouvelles à Londres. — Églises fondées dans les provinces. — Colonie française à Edimbourg. — Colonies en Irlande. — Indignation de l’Angleterre contre Louis XIV. — Embarras de Jacques II — La bénéficence royale. — Tergiversations de Jacques II. — Il fait brûler le livre de Claude. — Mauvais effet produit par cette mesure. — Tentatives pour éloigner les réfugiés. — Connivence de Jacques II avec Louis XIV. — Mission de Bonrepaus. — Retour de cinq cent sept réfugiés. — Chute de Jacques II. — Politique de Guillaume III et de la reine Anne. — Acte du parlement en 1709.

L’Angleterre, comme le Brandebourg, donna asile aux réfugiés français qui vinrent y chercher un abri contre la persécution. Depuis plus de cent ans elle avait soutenu le parti protestant en France, tantôt par les armes tantôt par les négociations. En 1562, lorsque le massacre de Vassy eut fait éclater les guerres de religion, la reine Élisabeth signa avec le prince de Condé le traité d’Hamptoncourt par lequel elle s’engageait à lui envoyer un secours de six mille hommes, dont trois mille pour défendre Dieppe et Rouen, et l’autre moitié pour former la garnison du Havre, que les protestants livrèrent aux Anglais. La défaite de Dreux et le traité d’Amboise rompirent cette alliance, et Condé lui-même dans les rangs de l’armée royale prit le Havre sur le comte de Warwick. Mais Dandelot et Coligny évitèrent de prendre part à cette expédition, et quelques gentilshommes protestants animés d’un fanatisme plus ardent, et préférant leur religion à leur patrie, se jetèrent dans la place assiégée pour la défendre. Quand les deux partis reprirent les armes, Élisabeth fournit aux huguenots des secours en argent et un train d’artillerie. Après le massacre de la Saint-Barthélemy, elle refusa pendant plusieurs jours de donner audience à l’ambassadeur de France, La Mothe-Fénelon. Lorsqu’elle consentit enfin à l’admettre en sa présence, elle le reçut dans sa chambre privée qui avait l’aspect lugubre d’un tombeau. Elle était entourée des seigneurs qui composaient son conseil et des dames de sa cour, tous vêtus en deuil. L’ambassadeur traversa cette foule muette dont les regards se détournèrent de lui avec colère, et s’avança vers la reine qui le contraignit à justifier Charles IX de ce crime odieuxa. Elle fit plus : elle permit à Montgommery de préparer en Angleterre une expédition pour secourir La Rochelle menacée d’un siège par les troupes royales. Sous le règne d’Henri III, elle prit une part moins active aux troubles religieux du royaume ; mais lorsque, après la mort de ce prince, Henri IV fut obligé de tenir tête à la ligue et au roi d’Espagne, elle lui envoya des secours en argent et trois mille soldats. Après la paix de Vervins et la promulgation de l’édit de Nantes, elle écrivit à Walsingham, son ambassadeur à Paris : « Nous ne doutons point que vous ne considériez combien il est avantageux à notre repos et à celui de notre royaume que le parti français, qui fait profession d’être réformé, soit maintenu. C’est pourquoi nous voulons que dans toutes les occasions où vous pourrez contribuer à faire observer l’édit, vous ne vous y épargniez pas. » Ces instructions répondaient à la croyance universellement répandue parmi les Anglais que la ruine du calvinisme en France serait le prélude de la destruction du protestantisme en Angleterreb.

aLettres, Instructions et Mémoires de Marie Stuart, par le prince Labanoff. Septième article inséré par M. Mignet dans le Journal des Savants. Avril 1849.

b – Voir le Mémoire touchant le rétablissement de la religion réformée en France par le prochain traité de paix. La Haye, 1712, British Museum.

Jacques Ier favorisa comme Élisabeth les protestants de France. Bien que pacifique par caractère et plus éloigné que tout autre prince de soutenir des sujets révoltés contre leurs souverains, il ne laissa pas de dire au maréchal de Bouillon, ambassadeur de France pendant la régence de Marie de Médicis : « Si la reine votre maîtresse veut enfreindre les édits accordés aux protestants de son royaume, je ne prétends pas que l’alliance que j’ai faite et confirmée avec la France me doive empêcher de les secourir et de les protéger. Quand mes voisins sont attaqués pour une querelle qui me regarde, le droit naturel veut que je prévienne le mal qui m’en peut arriver. » Le chevalier d’Egmont, son ambassadeur, assista de sa part à l’assemblée générale qui se tint à La Rochelle, et, de concert avec le duc de Sully, il décida les représentants du parti réformé à accepter les conditions proposées par la cour de France aux conférences de Loudun. Il y eut même en cette occasion une contestation fort vive entre les commissaires de Louis XII et les chefs des huguenots, qui demandaient que l’ambassadeur d’Angleterre signât le traité, puisqu’on avait trouvé bon qu’il y assistât comme entremetteur. Mais le secrétaire d’État, Villeroi, refusa d’y consentir, alléguant qu’il n’était séant ni honorable au roi de le permettrec.

cMémoire concernant le droit de la Grande-Bretagne de protéger la religion réformée en France. La Haye, 1712. British Museum.

Charles Ier ne renonça pas à la protection accordée jusqu’alors aux réformés de France. Le traité de pacification de 1626 fut conclu par sa médiation et avec sa garantie, bien que cette intervention officieuse ne fut pas constatée dans le traité public par des raisons de bienséance. Mais Richelieu n’avait conclu ce traité que pour diviser ses ennemis. Il n’eut pas plutôt signé la paix avec l’Espagne qu’il vint assiéger La Rochelle. « Assurez-vous, écrivit Charles Ier aux Rochelois, que je ne vous abandonnerai jamais, et que j’emploierai toutes les forces de mon royaume pour votre délivrance, jusqu’à ce que Dieu m’ait fait la grâce de vous donner une paix assurée. » Dans le discours qu’il adressa au parlement en 1628, il s’exprima ainsi : « Je ne m’arrêterai point à vous prouver que vous devez travailler à ce que je vous propose. Si la nécessité de soutenir une guerre entreprise à votre persuasion de conserver la religion, les lois et la liberté de l’État, de défendre nos amis et nos alliés, n’est pas capable de vous ébranler, toute l’éloquence des hommes et des anges même ne vous persuadera point. » Après ces paroles empreintes de quelque amertume, le garde des sceaux, Coventry, insista à son tour sur la nécessité de soutenir la religion protestante attaquée par des puissances qui, disait-il, travaillaient de concert à rétablir partout les erreurs du papisme. La guerre fut résolue. « Sa Majesté a patienté au delà de toute patience, publia le duc de Buckingham dans son manifeste, tant qu’il a cru pouvoir être utile aux Églises réformées de France, par d’autres moyens que par celui des armes, jusque-là qu’il s’est rendu médiateur de la dernière paix, à des conditions assez désavantageuses, qui n’eussent jamais été acceptées sans l’intervention de Sa Majesté, laquelle interposa son crédit et son autorité envers les Églises, jusqu’à les menacer, pour les leur faire recevoir, afin de mettre l’honneur du roi très chrétien à couvert… » Ces nouvelles ranimèrent le courage des Rochelois. « Nous avons obtenu, disaient-ils, un édit bâti et cimenté de la parole du roi de la Grande-Bretagne. » C’était là le sujet ordinaire de leurs discours. Mais l’expédition du duc de Buckingham échoua honteusement, et dans leur douleur les assiégés adressèrent à Charles Ier, une lettre écrite en termes énergiques et touchants. « Vos gens, lui dirent-ils, nous ont abandonnés contre vos magnanimes instructions, n’ayant pas osé seulement halener de près ni envisager le péril pour l’exécution de votre parole sacrée… Nous vous parlons, sire, les larmes aux yeux. Pour demeurer en l’honneur de votre protection, nous avons méprisé le conseil de nos amis, et, s’il faut l’exprimer ainsi, les respects de notre naissance. Au coup que tout est perdu, que nous trouvions au moins dans votre justice ce que nous n’avons plus moyen de recouvrer en la personne du roi notre souverain ! Dieu nous fournit encore assez de vie et de vigueur, en ces blessures toutes fraîches, pour attendre votre renfort un bon mois. Que Votre Majesté seconde ce miracle ! Ce sont là nos très humbles et très ardentes supplications, ou, pour mieux dire en un mot, notre testament que nous laissons écrit sur votre trône, devant le ciel et la terre, pour un mémorial à la postérité de la plus étrange désolation qu’un peuple innocent ait soufferte, et dont l’occasion puisse jamais sommer la puissance d’un grand roi. »

Le roi d’Angleterre fit de nouveaux armements, mais les secours promis n’arrivèrent point, et bientôt l’on apprit à La Rochelle que l’assassinat du duc de Buckingham avait fait manquer l’expédition. Les Rochelois se rendirent à Richelieu persuadés que la cour de Londres n’avait fait semblant de les protéger que pour apaiser le mécontentement du peuple, qui souhaitait ardemment qu’on les secourût avec énergie. Cet échec des réformés en France ne contribua pas peu à augmenter la mésintelligence entre Charles Ier et son parlement.

La révolution de 1648 et la dictature glorieuse de Cromwell replacèrent l’Angleterre à la tête du parti protestant en Europe. Dédaignant les offres intéressées du prince de Condé qui lui proposait de se convertir à la religion réformée et de soulever la Guyenne contre l’autorité royale, le Protecteur s’allia avec Mazarin, et fit servir cette alliance à sa politique. Lors de la cruelle persécution des Vaudois en 1655, il fit honte au ministre de Louis XIV du rôle qu’il avait fait jouer aux troupes françaises. Le cardinal désavoua les commandants de l’armée qui avait pris part à cette guerre d’extermination, et intervint auprès de Charles-Emmanuel en faveur de ces infortunés. Cromwell adressa une lettre menaçante au duc de Savoie lui-même, qui se hâta de céder et de révoquer son sanglant édit de proscriptiond. Il répara par ses secours les calamités que les Vaudois avaient souffertes, et, par l’intermédiaire de lord Lockhart, son ambassadeur à Paris, il étendit sa main protectrice jusque sur les protestants de Nîmes et des Cévennes.

dThe history of the persecutions of the reformed churches in France, Orange and Piedmont, from the year 1655 to this time. London 1699. British Museum.

Des troubles ayant éclaté à Nîmes, en 1657, à l’occasion de l’élection des consuls, le parti catholique réclama avec tout l’emportement méridional le châtiment de ses adversaires. Mazarin accorda une amnistie. Il venait de recevoir une dépêche de Cromwell, qui contenait le plan de la campagne prochaine, et l’informait des opérations prescrites aux flottes anglaises dans la Méditerranée et sur l’Océan. Le Protecteur ajoutait son avis sur les attaques à diriger contre l’Autriche par les armées de la Suède, du Portugal et de la France, et finissait par ces mots jetés négligemment : « Il est arrivé quelque chose dans une ville du Languedoc, nommée Nîmes. Je vous prie que tout s’y passe sans effusion de sang, et le plus doucement qu’il se pourra. »

[V. Burnet’s History of his own time, t. 1, p. 120. Edition de Londres, 1725. — Cette apostille de la dépêche de Mazarin se trouve dans une lettre de l’archevêque de Toulouse aux États de Languedoc. Manuscrits de la bibliothèque de Nîmes.]

Telle fut pendant cent ans la politique habituelle de l’Angleterre à l’égard des réformés de France. Il était donc naturel que ces derniers cherchassent fréquemment un asile sur le sol hospitalier des trois royaumes, même avant la grande époque du refuge qui, correspond aux règnes de Charles II, de Jacques II et de Guillaume III. En effet, dès la seconde moitié du seizième siècle, le massacre de la Saint-Barthélemy et les cruautés du duc d’Albe firent affluer en Angleterre des milliers de fugitifs originaires de France et des provinces méridionales des Pays-Bas espagnols, telles que l’Artois, le Hainaut, le pays de Namur, le Luxembourg, la Flandre et le Brabant. L’esprit pratique qui, depuis Édouard III, dominait dans les conseils de la couronne, les fit accueillir avec empressement. De même qu’au quatorzième siècle les rois d’Angleterre avaient attiré les manufacturiers de la Flandre en butte aux vexations de leurs comtes soutenus par la dynastie féodale des Valois, de même au seizième ils accueillirent les réfugiés français et wallons, dans l’espoir bientôt justifié que leur active industrie ajouterait un surcroît immense à la richesse nationale. De là ces nombreuses Églises fondées dans la capitale et dans les provinces, et qui ne cessèrent de grandir par la persécution jusqu’à la fin du dix-septième siècle. La plus ancienne est celle de Londres fondée sous le règne d’Édouard VI, et à laquelle la plupart des Églises françaises d’Angleterre, d’Écosse, d’Irlande et même d’Amérique doivent leur origine et leur première organisation. Établie au moment où la persécution allait fondre sur les Pays-Bas et où la guerre civile commençait à ensanglanter la France, sa mission spéciale fut d’être une Église de refuge pour ses sœurs du continent, et de leur préparer un asile sur le sol généreux qui l’abritait elle-même.

L’Église française de Londres fut établie en 1550. Elle dut son origine à la piété du jeune Edouard VI, et à la protection du duc de Sommerset et de Cranmer, archevêque de Cantorbéry. C’était auprès de ce dernier que Martin Bucer, Pierre Martyr, Fagius, Pierre Alexander et d’autres réfugiés protestants avaient trouvé un abri contre la persécution. Au nombre de ces ardents promoteurs des doctrines nouvelles dont la vie était sans cesse menacée sur le continent se trouvait Jean A Lasco, gentilhomme polonais, qui avait quitté la charge de prévôt de l’Église de Guezne, dont son oncle était archevêque, et l’évêché de Vesprim, en Hongrie, auquel on venait de le nommer, pour aller fonder une Église protestante à Embden, dans la Frise orientale, en 1544. Un ordre de Charles-Quint l’ayant obligé de quitter cette ville en 1548, il passa en Angleterre et se mit en rapport avec Cécil qui le recommanda au duc de Sommerset et à Cranmer. Bientôt une patente royale du 24 juillet 1550 lui confia la surintendance de tous les protestants de Hollande, de France, de Suisse et d’Allemagne, qui s’étaient retirés en Angleterre. En même temps, le roi leur assigna le temple des Augustins pour y tenir leurs assemblées et pour y célébrer leur culte, selon la coutume de leurs pays. « De grandes et graves considérations, c’est ainsi que s’exprimait la patente royale, nous ayant convaincu qu’il est du devoir des princes chrétiens d’être prompts et bien affectionnés envers le saint Évangile et la religion apostolique, instituée et donnée par Christ lui-même, sans laquelle le gouvernement civil ne peut ni durer ni prospérer… considérant, en outre, que c’est l’office d’un prince chrétien, pour bien administrer son royaume, de pourvoir à la religion et aux malheureux affligés et bannis à cause de la religion, nous vous faisons savoir que, ayant pitié de la condition de ceux qui depuis assez longtemps demeurent en notre royaume, et qui y viennent journellement…, de notre grâce spéciale, de notre science certaine et de notre plein mouvement, comme aussi sur l’avis de notre conseil, nous voulons et ordonnons qu’il y ait dorénavant dans notre cité de Londres un temple, appelé le temple du Seigneur Jésus, où l’assemblée des Allemands et des autres étrangers puisse se tenir et se célébrer, dans le but que, par les ministres de leur Église, le saint Évangile soit interprété purement et les sacrements administrés selon la parole de Dieu et l’ordonnance apostolique. » On adjoignit au surintendant quatre ministres, dont deux étaient d’origine allemande et hollandaise ; les deux autres étaient Français et se nommaient François de la Rivière et Richard François. Le roi, pour consolider son œuvre et la mettre à l’abri des changements qui pourraient survenir un jour en Angleterre, constitua le surintendant et les ministres comme un corps politique qu’il plaça sous la sauvegarde de toutes les autorités ecclésiastiques et civiles du royaume.

Quelques mois après, les Français obtinrent du chapitre de Windsor la chapelle de Saint-Antoine en Threadneedle Street, pour y célébrer leur culte en langue française ; et, sans se séparer de leurs frères d’Allemagne et de Hollande, ils eurent désormais une existence distincte, qui emprunta bientôt à de nombreuses émigrations de réfugiés français de nouvelles conditions de force et de durée.

A Lasco composa un livre dans lequel il dressa les règlements de l’Église confiée à ses soins. Il avait pour titre : Toute la forme et manière du ministère ecclésiastique en l’Église des étrangers, dressée à Londres par le prince très fidèle Édouard VI. Il établit dans cette ville une première imprimerie française pour la publication de livres religieux. Édouard VI, qui lui avait voué l’amitié la plus vive, avait lui-même une prédilection marquée pour la langue française. Il écrivit dans cette langue une Collection de passages contre l’idolâtrie, qu’il dédia au duc de Sommerset, son oncle, et un autre livre de controverse : A l’encontre des abus du monde, dirigé contre le pape, qu’il avait composé, dit-on, à l’âge de douze ans. Lorsque, après la mort de ce prince, Marie Tudor réconcilia l’Angleterre avec le saint-siège et donna le signal d’une persécution nouvelle, A Lasco fut obligé de prendre la fuite pour se dérober à une mort certaine, et il ne revint plus à Londres, quoiqu’il vécût encore à l’avènement d’Élisabeth. L’Église étrangère, qu’il avait fondée, se dispersa. Les uns retournèrent en Frise, les autres s’embarquèrent pour le Danemark. Une foule d’Anglais, fuyant les bûchers rallumés par la tante de Charles-Quint, les suivirent dans l’exil et reçurent un accueil fraternel à Strasbourg, à Bâle, à Zurich, à Genève surtout, où Knox se fortifia dans ses convictions ardentes qu’il devait rapporter bientôt en Écosse.

A l’avènement d’Élisabeth les Français rentrèrent en possession de leur temple, et Grindal, évêque de Londres, fut élevé à la dignité de surintendant, demeurée vacante depuis la fuite d’A Lasco. La reine confirma tous les privilèges accordés par Edouard VI, et ne cessa, pendant son long règne, de donner aux réfugiés français les témoignages de la plus vive sympathie. Le gouvernement de Charles IX avant fait saisir en 1563 les biens et les marchandises d’un grand nombre d’Anglais qui se trouvaient en France, sous prétexte qu’ils étaient favorables aux huguenots, les ministres d’Élisabeth usèrent de représailles et firent confisquer pareillement les propriétés des Français établis en Angleterre ; mais, sur la réclamation de l’évêque de Londres, Cécil fit excepter de cette mesure cruelle les réfugiés pour cause de religion. En 1568, leur nouveau pasteur, Jean Cousin, intervint une seconde fois en leur faveur auprès de Cécil, et obtint la mise en liberté de tous les réfugiés français retenus en prison pour dettese.

e – The life and acts of archbishop Grindal, p. 75. London, 1710, in-folio.

La colonie française de Londres ne se composait alors que de quatre cent vingt-deux fidèles. Mais les guerres de religion, qui déchirèrent la France sous Charles IX, et le massacre de la Saint-Barthélemy ajoutèrent tellement à ce nombre que l’Église ne fut plus en état de fournir des secours suffisants à tous ceux qui arrivaient dans le dénuement le plus complet. La reine recommanda les réfugiés à la charité de l’archevêque de Cantorbéry, qui soulagea leur misère. Plus tard, en 1586 et en 1595, elle les protégea contre l’animosité des ouvriers apprentis de la Cité, des artisans et des marchands, jaloux de la concurrence que leur faisaient ces nouveaux venus, et qui demandaient à grands cris, et même avec des menaces, qu’on les expulsât d’Angleterre.

Les successeurs d’Élisabeth ne se montrèrent pas moins bienveillants envers les pauvres fugitifs. Jacques Ier leur écrivit à son avènement au trône pour les rassurer sur les intentions que lui prêtaient ses adversaires : « Je vous protégerai, ainsi qu’il convient à un bon prince de défendre tous ceux qui ont abandonné leur patrie pour la religion. Mon désir est de vous défendre, comme a fait la reine, ma sœur, renommée par tout le monde, qui vous a reçus en son royaume, et pour laquelle vous avez prié Dieu. Que si aucun était si osé que de vous molester, vous adressant à moi, je vous, ferai telle justice qu’ils n’auront point envie par après d’y retournerf. »

f – L’original de cette pièce est en français. Elle est datée du 21 mai 1603. Archives de l’Église française de Londres.

A son accession à la couronne en 1625, Charles Ier tint un langage tout aussi bienveillant aux députés de l’Église française. Le 23 novembre 1626, il rendit un décret par lequel il enjoignait à tous les officiers de la couronne de maintenir les membres des Églises étrangères et leurs enfants dans la paisible jouissance de toutes les immunités qu’ils tenaient de ses prédécesseurs, vu, disait-il, la belle réception et les bons procédés que reçoivent au delà des mers nos sujets et leurs enfants. Mais au commencement des troubles précurseurs du grand bouleversement de 1648, les évêques anglicans prirent ombrage de la liberté que l’État accordait à des l’Église étrangères de ne pas se conformer à la discipline de l’Église établie. Ils soutinrent que l’épiscopat était obscurci par cette permission, et que le parti presbytérien pourrait invoquer un jour un si dangereux précédent pour réclamer un semblable privilège. Le conseil, mécontent de l’esprit d’opposition qui se manifestait dans quelques-unes des Églises françaises des provinces, laissa agir les évêques, et Lawd s’empressa d’ordonner à tous les membres de ces Églises, nés en Angleterre, de célébrer à l’avenir le culte selon le rite anglican. Il n’excepta de cette mesure que ceux qui n’étaient pas nés sujets du roi d’Angleterre, déclarant qu’ils pourraient, aussi longtemps qu’ils demeureraient étrangers dans le royaume, continuer à adorer Dieu selon leur discipline. Les Français résistèrent à cet ordre, et plusieurs ministres furent suspendus et même emprisonnés, pour avoir refusé de se conformer. Quelques communautés furent dissoutes, leurs ministres aimant mieux les abandonner que d’obéir à des injonctions qui blessaient leur conscience. Heureusement pour les réfugiés, l’Église de Londres avait établi, depuis l’an 1581, des colloques annuels et des synodes, auxquels se rendaient les députés des Églises de Cantorbéry, de Norwich, de Southampton, de la Rye, de Winchelsea, de Hampton, de Thorney-Abbey. Dans ces assemblées religieuses, imitées de celles de France, on discutait librement tout ce qui concernait la prospérité spirituelle des Églises et les moyens d’y maintenir la doctrine calviniste dans toute sa pureté. Cette organisation, en centralisant les forces des colonies françaises, leur permit de résister à l’archevêque de Cantorbéry. Le synode, qui se tint à Londres en 1634, refusa opiniâtrement de se soumettre à ses ordres. La dispute se prolongea, et lorsque Charles Ier fut contraint par la révolte des Écossais de convoquer un parlement, le synode adressa une requête à l’assemblée nationale, qui accueillit ses plaintes, heureuse de trouver dans le concours des réfugiés un nouvel élément de force contre le despotisme du roi et des évêques.

En 1641, au moment où éclatait la guerre civile, les Églises françaises éprouvèrent le besoin de resserrer leur union pour combattre l’ennemi commun. Dans un nouveau synode, elles adoptèrent une suite de règlements, sous le titre de Police et discipline ecclésiastique, observée ès-Églises de la langue française, recueillies en ce royaume d’Angleterre, sous la protection de notre souverain sire Charles (que Dieu conserve en toute heureuse prospérité), selon qu’elle a été revue par le synode desdites Églises, en l’an MDCXLI. Ces règlements, extraits presque tous du livre d’A Lasco, devinrent le code fondamental qui régit depuis cette époque l’Église française de Londres et celles des provinces. Chaque pasteur, en entrant en fonctions, devait y apposer sa signature en signe d’adhésion. L’Angleterre touchait alors à la révolution de 1648.

Lorsque Charles Ier fut mort sur l’échafaud et que la république fut substituée à la monarchie, les réfugiés français furent comblés de faveurs par le nouveau gouvernement. Désormais leur cause était gagnée, et, malgré la chute de Richard Cromwell et la restauration des Stuarts, le maintien du protestantisme en Angleterre leur parut une garantie suffisante pour la conservation de leurs droits. « Je suis joyeux de vous avoir ouïs, répondit Charles II à leurs députés, et vous remercie de vos bons souhaits. Assurez-vous que sous notre protection vous aurez autant de liberté que vous avez jamais eu sous aucun de mes prédécesseurs. » Nous verrons bientôt que les actes du nouveau roi répondirent à ses paroles, et que Jacques II lui-même ne put s’empêcher de suivre son exemple et de prêter la main à l’établissement de cette multitude de nouveaux réfugiés que la révocation de l’édit de Nantes allait conduire en Angleterre.

Les principales Églises fondées avant la grande époque du refuge, et destinées à partager avec celle de Londres l’honneur d’accueillir les victimes de l’intolérance de Louis XIV, étaient les suivantes :

Celle de Cantorbéry, fondée en 1561 par la reine Élisabeth en faveur des réfugiés wallons. Ils se réunissaient dans les cryptes de la cathédrale qui leur furent assignées pour la célébration de leur culte. Cette colonie s’accrut peu à peu par l’arrivée d’un grand nombre de protestants français qui s’y réunirent. En 1634, le nombre des communiants s’élevait à 900 ; en 1665, à environ 1300 ; en 1676, à 2500g. Vers la fin du dix-septième siècle, les réfugiés français se séparèrent de l’Église wallonne et formèrent une nouvelle Église, qui eut pour premier pasteur Pierre Richard.

g – Burn’s History of the foreign protestant refugees, p. 39. Londres, 1846.

Celle de Sandwich, fondée sous le règne d’Élisabeth par des réfugiés français qui s’étaient fixés d’abord à Londres et à Norwich. Les registres de cette église sont remplis de noms français, comme Balthasar Ernoult, Pierre de Larbre, Jean Delahaye, Jean Descamps, Nicolas Bayart, Nicolas Lefébure, Jean Taillebert, Martin Roussel, Charlemagne.

A Londres même, outre l’Église établie par Édouard VI, les Français possédaient encore, avant la révocation de l’édit de Nantes, celle de Savoie fondée en 1641 par Benjamin de Rohan, seigneur de Soubise ; celle de Marylebone établie par Cromwell en 1656, et celle de Castle Street créée par Charles II.

Ces diverses colonies avaient préparé l’Angleterre à recevoir les nouveaux réfugiés que la persécution de Louis XIV allait forcer de fuir leur patrie. C’étaient autant de centres autour desquels devaient se rallier bientôt quelques-uns des débris dispersés de l’Église protestante de France. Instruits déjà par l’expérience, les Anglais prévoyaient l’immense avantage qu’ils pourraient retirer de tant de milliers d’hommes actifs, industrieux et probes au point de tout sacrifier à leur conviction religieuse. Lorsqu’en 1681 Louvois essaya pour la première fois le système des dragonnades dans le Poitou, ils agirent avec tant de force sur le gouvernement, que le frivole Charles II, qui ne rougissait pas de recevoir une pension de Louis XIV pour trahir les intérêts de son pays, ne put se dispenser d’intervenir en faveur des fugitifs. Par un édit signé à Hamptoncourt, le 28 juillet 1681, il déclara qu’il se croyait obligé par son honneur et par sa conscience de secourir les protestants persécutés pour leur foi. En conséquence, il leur accordait des lettres de naturalisation, avec tous les privilèges nécessaires pour l’exercice de leur commerce et de leurs métiers qui ne seraient pas contraires à l’intérêt du royaume. Il s’engageait à proposer au prochain parlement de naturaliser tous ceux qui viendraient à l’avenir en Angleterre, et, en attendant, il les exemptait de tous les impôts auxquels ses anciens sujets n’étaient pas soumis. Il les autorisait à envoyer leurs enfants aux écoles publiques et aux universités. Il ordonnait à tous ses officiers civils et militaires de les recevoir partout où ils aborderaient, de leur donner gratuitement des passeports et les sommes nécessaires pour aller où ils auraient dessein de se rendre ; aux commissaires de la trésorerie et des douanes, de les laisser passer librement avec leurs meubles et leurs marchandises, les instruments de leur commerce et de leurs métiers, sans exiger aucune rétribution ; à tous ses sujets, de rassembler ce que des personnes charitables voudraient donner d’aumônes pour assister ceux qui seraient dans le besoin. Enfin il commettait l’archevêque de Cantorbéry et l’évêque de Londres pour recevoir leurs requêtes et les lui présenterh. Cet édit fut suivi bientôt d’un ordre du conseil, qui accorda la naturalisation à onze cent cinquante-quatre fugitifs qui venaient de quitter la France.

hA Survey of the Cities of London and Westminster, by John Stow, t. II, liv. V, chap. XXI. Londres, 1720, in-folio.

Jacques II lui-même malgré son attachement profond au saint-siège, n’était pas persécuteur. Son grand tort envers ses sujets fut de vouloir, de sa pleine autorité, et sans le concours du parlement, accorder aux catholiques des droits que les lois leur avaient ôtés dans un temps où le parti dominant avait jugé dangereux de les leur laisser. A son avènement au trône, les Églises françaises de Londres, de Cantorbéry, de Norwich et de Thorney-Abbey, lui envoyèrent une députation pour solliciter la confirmation de leurs privilèges. Il répondit qu’ils auraient de lui la même protection qu’ils avaient eue du roi son frère et de ses ancêtres, qu’il les regardait comme de loyaux sujets et qu’il le ferait paraîtrei. Malgré son antipathie pour leur religion, et quoiqu’il fût convaincu qu’ils étaient animés de principes républicains et entièrement opposés à la monarchiej, il ne les traita pas en ennemis et tint la promesse qu’il leur avait donnée. Il faut dire aussi qu’il n’était pas entièrement libre d’agir selon ses convictions religieuses. L’Angleterre était sur ses gardes, et plus le gouvernement de Louis XIV se montrait intolérant, et plus la nation anglaise se prononçait en faveur de la religion persécutée. « Ce qui fâche davantage les Anglais, écrivit l’ambassadeur de France, quelques jours avant la révocation de l’édit de Nantes, c’est qu’ils ne voient de remèdes ni de moyens d’empêcher que ce que Votre Majesté a entrepris ne réussisse. On parle à Londres fort librement de ce qui se passe en France sur cela, et beaucoup de gens s’imaginent et même disent tout haut que c’est une suite de ce que l’Angleterre n’est pas gouvernée par un roi protestant. » Un mois après la révocation, il écrivit de nouveau à Louis XIV : « J’ai parlé au roi d’Angleterre des discours qui se tiennent dans sa cour à l’égard de Votre Majesté et du peu de mesure que gardent ceux que la rage fait parler. Je lui ai dit que je n’en avais pas jusqu’à présent rendu compte à Votre Majesté, mais que je le priais d’y mettre ordre, et de réprimer une insolence qui ne doit pas être relevée. »

i – Actes du consistoire de l’Église française de Londres, 22 février 1685.

j – Dépêche de Barrillon du 1er octobre 1685. Voir aux archives du ministère des affaires étrangères.

Il ne faut donc pas s’étonner si, après la révocation, Jacques II, se soumettant à l’arrêt de l’opinion publique, promulgua un édit favorable aux fugitifs qui viendraient s’établir dans ses États. Par cet édit qui rappelait celui de Charles II, il déclara qu’il se sentait forcé par les lois de la charité chrétienne et les liens communs de l’humanité de soulager ces infortunés et de leur donner des marques de sa compassion royale. Les ministres, les anciens et les diacres de l’Église française de Londres le remercièrent solennellement de l’appui accordé à leurs frères persécutés.

« Votre Majesté, lui dirent-ils, nous ayant promis à son avènement à la couronne de cet empire qu’elle nous maintiendrait dans la jouissance des avantages que nous avons eus sous le règne des rois ses prédécesseurs, et ayant eu depuis la bonté de donner de grands encouragements aux étrangers qui se retirent dans ses États, nous venons nous jeter à ses pieds pour lui marquer notre reconnaissance de ce qu’elle daigne nous favoriser de sa protection royale. Cette protection nous est si nécessaire qu’il n’est rien au monde après celle du ciel que nous ayons tant de sujet de désirer, et comme Votre Majesté ne pouvait rien faire de si important pour nous que de vouloir bien que ses royaumes soient un asile où nous puissions servir Dieu selon nos sentiments à l’ombre de son sceptre, souffrez, sire, que, dans la vue d’un bienfait si inestimable, nous fassions hommage à votre clémence en déclarant que le trône auguste où vous régnez avec tant de gloire est véritablement un trône de miséricorde et de grâce, et en bénissant Dieu de ce qu’il a incliné le cœur de Votre Majesté à se montrer favorable à cette multitude d’affligés qui abordent tous les jours dans votre empirek. »

k – Actes du consistoire de l’Église française de Londres, 20 juillet 1687.

Les réfugiés qui vinrent demander un asile à l’Angleterre étaient originaires de toutes les provinces de France, et principalement de la Normandie, de la Bretagne, de la Picardie, de la Guienne. Il est impossible d’en constater le nombre exact, même en examinant les registres de toutes les Églises du royaume, car les consistoires ne remettaient jamais des listes complètes aux autorités anglaises, de peur d’inspirer de l’ombrage à un peuple hospitalier, il est vrai, mais jaloux à l’excès de la possession intégrale de son territoire, et qui peut-être en aurait un jour fermé l’accès aux nouveaux émigrants. Toutefois, à en juger par les registres de l’Église de Londres, à laquelle s’adressèrent la plupart de ces infortunés à leur débarquement en Angleterre, on peut évaluer à environ quatre-vingt mille le nombre de ceux qui s’établirent dans ce royaume pendant les dix années qui précédèrent ou suivirent la révocation.

[Hume estime le nombre des réfugiés en Angleterre à 50 000. On lit dans la Bibliothèque des sciences et des beaux-arts, t. XIV, p. 164, que l’on comptait dans les trois royaumes environ 70 000 émigrés. Ces évaluations nous ont paru trop faibles.]

Le tiers au moins des réfugiés se fixa à Londres, dans les quartiers de Long-Acre, de Seven Dials, de Soho et surtout de Spitalfields. D’autres se répandirent dans les quartiers de Tamestreet, d’Algate, de Blanchapton, de Sainte-Hélène, de Cripplegate, de Templebar, de Bischopsgate, de Shoreditch et de Southwark. Pendant les années 1686, 1687 et 1688, le consistoire de l’Église française de Londres, qui se réunissait au moins une fois tous les huit jours, était occupé presque exclusivement à recevoir les marques de repentir de ceux qui, après avoir abjuré leur foi pour échapper à la mort, s’étaient dérobés à leurs persécuteurs, et venaient sur un sol plus libre retourner à la croyance qu’ils préféraient à leur patrie. Les ministres examinaient leurs témoignages, écoutaient le récit de leurs souffrances et les recevaient de nouveau dans la communion de leurs frères. Dans la séance du 5 mars 1686, cinquante fugitifs originaires de Bordeaux, de Saintes, de Bolbec, du Havre, de Fécamp, de Montivilliers, de Tonneins, abjurèrent ainsi la religion catholique à laquelle ils avaient feint de se rallier. La liste du 30 avril de l’année suivante contient soixante noms ; celle du premier dimanche de mai, cinquante-quatre. Pendant le seul mois de mai de l’an 1687, quatre cent quatre-vingt-dix-sept personnes furent réconciliées avec l’Église qu’ils avaient fait semblant d’abandonner.

Les sentiments qui dans ces circonstances douloureuses remplissaient l’âme des ministres sont exprimés d’une manière à la fois simple et touchante dans une proclamation de jeûne pour le 2 septembre 1687, à l’occasion de l’anniversaire du grand incendie de Londres en 1666. Après avoir rappelé cette catastrophe sinistre, ils ajoutaient ces tristes et éloquentes paroles : « D’ailleurs l’état où l’Église du Seigneur se trouve réduite, dans presque tous les endroits du monde, est un second motif bien pressant, qui doit nous porter à nous humilier profondément devant Dieu et à affliger nos âmes en sa présence, pour tâcher de désarmer son bras qui la frappe depuis si longtemps. Tant de temples démolis, tant de troupeaux non seulement dispersés, mais entièrement ravagés, tant de peuples bannis de leur pays, tant de fidèles qui gémissent encore sous la plus cruelle et la plus longue oppression qu’il y ait jamais eu, sont des preuves trop sensibles de la colère du ciel et de nos péchés, qui l’ont sans doute allumée, et nous doivent être pour cette raison autant de voix qui nous appellent aux larmes, à la pénitence, à la mortification, au jeûne, aux prières et à tous les efforts d’une extraordinaire humiliation, pour apaiser le courroux de Dieu visiblement enflammé contre son peuple, pour dissiper l’orage qui semble le menacer encore, et attirer sur lui le retour de cette protection divine qu’il a si heureusement éprouvée autrefoisl. »

l – Actes du consistoire de l’Église française de Londres. 28 août 1687.

Dès lors, le vieux temple de Threadneedle Street et ceux de Savoie, de Marylebone et de Castle-Street ne continrent plus la foule toujours croissante des fidèles. Le consistoire s’adressa à Jacques II, qui permit d’en construire un nouveau dans le quartier de Spitalfields. Ce fut le temple de l’Hôpital qui s’ouvrit en 1688 et qui, plus tard, fut appelé l’Église-Neuve, lorsqu’il eut été réparé, en 1743. A ces cinq premières églises consacrées aux protestants de France, il s’en ajouta successivement vingt-six nouvelles fondées presque toutes pendant les règnes de Guillaume III, de la reine Anne et de George Ier.

Celle de Leicesterfields, fondée en 1688 et qui eut quelque temps pour ministre Saurin ; celle de Spring Garden, dont le premier pasteur fut François Flaliaut ; celle de Glass House Street, dans le quartier de Goldensquare, qui fut formée en 1688 ; celle de Swallow Street, dans Piccadilly, érigée en 1692 ; celle de Berwick Street, en 1689 ; celle de Charenton, dans Newport Market, en 1701, celle de West Street, dans Seven Dials, que les réfugiés appelaient la Pyramide ou la Tremblade ; celle appelée le Carré, dans le quartier de Westminster, en 1689 ; celle du Tabernacle, en 1696 ; celle de Hungerford, fondée en 1689 et qui subsista jusqu’en 1839 ; le temple de Soho ou la Patente, érigé en 1689 ; celle de Riders Court, en 1700 ; celle de Martins’ Lane, dans la Cité, en 1686 ; celle de Saint-James, en 1701 ; celle de l’Artillerie, dans le quartier de Bishopsgate, en 1691 ; celle de Hoxton, en 1748 ; celle de Saint-Jean, dans le quartier de Shoreditch, en 1687 ; la Patente en Spitalfields ou la nouvelle Patente, en 1689 ; celle de Crispin Street, en 1693 ; celle de Perle Street, en 1697 ; celle de Bell Lane, dans Spitalfields, en 1718 ; celle de Swanfields, en 1721 ; celle de Wheeler Street, dans Spitalfields, en 1703 ; celle de Petticoat Lane, dans Spitalfields, en 1694 ; celle de Wapping, en 1711 ; celle de Blackfriars, en 1716. Plusieurs de ces églises adoptèrent dans la suite le rite anglican. Les autres, comme l’Artillerie, la Patente en Spitalfields, Saint-Jean, Wheeler Street, Crispin Street, Seven Dials, conservèrent la liturgie réformée, tout en maintenant des relations fraternelles avec les pasteurs des Églises conformistes.

Mais Londres ne reçut pas seule les réformés de France. Les deux tiers environ se répandirent dans les provinces et se rattachèrent aux anciennes Églises de Cantorbéry, de Sandwich, de Norwich, de Southampton, de Glastonbury, de Winchelsea, de Douvres, de Wandsworth. Sur le frontispice de cette dernière on lit encore ces trois mots qui en rappellent l’histoire :

erected 1573 — enlarged 1685 — repaired 1809-1831.

Parmi les nouvelles églises qu’ils fondèrent dans les provinces, les plus importantes furent les suivantes : celle de Greenwich, composée d’environ cent réfugiés, et qui fut établie par le marquis de Ruvigny. Ses premiers ministres furent Séverin et Rivière. Celles de Chelsea et d’Hammersmith, aux environs de Londres. Celle de Thorpe, dans le comté d’Essex, qui fut fondée par l’évêque de Londres, en 1683, et fermée, faute de membres, disent ses registres, en 1731. Celle de Bristol, si nombreuse à l’origine qu’elle se trouvait trop étroite pour contenir la foule des fidèles qui encombraient la nef et jusqu’aux bancs rangés autour de l’autel. Les membres de cette église, établie en 1687, étaient originaires pour la plupart de La Rochelle, de Nantes et des provinces de Saintonge, de Poitou et de Guyenne. Celle de Plymouth, qui portait le nom d’Église française conformiste, dut son origine à une colonie qui se fixa dans cette ville pendant les dernières années du dix-septième siècle. Celle de Stonehouse, dans le comté de Devon, érigée en 1692, eut pour premiers pasteurs Etienne Molenier, Joseph de Maure et Fauriel. Elle subsista jusqu’en 1791. Celle d’Exeter, fondée peu de temps après la révocation par un ministre réformé nommé Magendie. Celle de Dartmouth, créée en 1692, subsista jusqu’en 1748. Enfin, celle de Barnstaple qui date des premières années du dix-huitième siècle, et celle de Bidefort, dans le comté de Devon, qui se composait surtout de commerçants et de manufacturiers.

Un certain nombre de réfugiés établis d’abord en Angleterre passèrent de là en Écosse et se fixèrent à Edimbourg. La plupart étaient originaires de Cambrai, d’Amiens et de Tournai. Ils peuplèrent le quartier qui porta depuis le nom de quartier de Picardie. La colonie d’Édimbourg, composée principalement de manufacturiers, de commerçants et d’ouvriers, conserva l’usage de la langue française pendant la plus grande partie du dix-huitième siècle.

[Voir aux archives de l’Église française de Londres une lettre d’Édimbourg, portant la date du 30 mars 1732, et signée François Bochar et Claude Paulin. Elle est remplie de fautes d’orthographe et écrite par des ouvriers illettrés qui s’excusent eux-mêmes de leur ignorance. Ils expriment le désir de se rattacher à l’Église de Londres dont ils ont fait primitivement partie, et de conserver le rite calviniste.]

Enfin l’Irlande reçut, après la chute de Jacques II, plusieurs milliers de réfugiés qui se répandirent dans les villes de Dublin, de Cork, de Kilkenny, de Waterford, de Lisburn et de Portarlington. Les colonies françaises dans cette île remontaient à la quatorzième année du règne de Charles II. En 1674, le parlement réuni à Dublin passa un acte par lequel il promettait à tous les protestants étrangers qui viendraient se fixer en Irlande des lettres de naturalisation et l’admission gratuite dans toutes les corporations. Le duc d’Ormond, vice-roi d’Irlande sous Charles II, favorisa de tout son pouvoir l’établissement des réformés français dans cette contrée. Serviteur fidèle de Charles Ier, il s’était retiré en France après la victoire du parlement, et il y avait contracté des relations étroites avec les ministres de Caen et de Paris. Dans une épître dédicatoire, Charles Drelincourt, ministre de Charenton, lui adressa ces justes éloges : « Par votre sainte vie vous avez fermé la bouche à ceux qui accusent notre religion de libertinage ; et par votre inviolable attachement à votre souverain, vous avez confondu ceux qui l’accusent de rébellion envers les puissances supérieuresm. » La colonie que les réformés français formèrent à Dublin lui dut en partie son origine et ses premiers accroissements. Ses agents répandus en France promirent aux protestants, qui chercheraient un asile en Irlande, de grandes facilités pour créer des manufactures de laines et de lins, et à ceux qui préféreraient se livrer à l’agriculture, de fertiles pâturages et de bonnes terres de labour, avec tous les matériaux nécessaires pour construire des maisons, moyennant une légère redevance. Il prit même l’engagement de se charger, jusqu’à concurrence de la somme de 50 000 écus, de tous les capitaux qui lui seraient confiés par les émigrants, de les placer en mains sûres et d’en payer dix pour cent d’intérêt, avec la faculté, pour les déposants, de retirer à volonté leur argent et de l’employer d’une autre manière. Il garantit le libre exercice de leur culte à ceux qui voudraient continuer à suivre le rite calviniste, à charge d’entretenir eux-mêmes leurs ministres. Mais il déclara qu’il se chargerait lui-même de l’entretien des pasteurs de ceux qui se rallieraient à l’Église anglicane, à l’exemple de la colonie de Dublinn.

mRéponse de Charles Drelincourt à la lettre du Prince Ernest, landgrave de Hesse. Épître dédicatoire, Genève, 1662.

nMémoire pour encourager les protestants de venir s’habituer en Irlande. Manuscrits français de la Bibliothèque nationale. Fonds Clérambault, n° 268.

Plusieurs seigneurs protestants suivirent l’exemple du vice-roi. L’un d’eux, dont les propriétés étaient situées dans l’intérieur de l’île, fit distribuer en France des annonces imprimées pour engager les protestants à venir s’établir dans ses domaines. Il promit à ceux qui viendraient y bâtir des demeures et faire valoir les terres qui leur seraient assignées, des baux pour vingt et un ans, ou, s’ils préféraient, pour trois vies d’homme, sans qu’ils eussent à payer aucune rente pendant les sept premières années. Ensuite ils ne devaient être assujettis qu’à une redevance modérée, dont les deux parties tomberaient d’accord selon la quantité des terres mises en culture.

Le gouvernement anglais s’efforçait alors de rendre un peu de vie à ce malheureux pays, dont la population décimée par Cromwell et Ireton avait été refoulée presque tout entière dans la province stérile de Connaught. Le soulèvement des Irlandais en faveur de Jacques II et la guerre désastreuse qui se termina par la bataille de la Boyne, ayant couvert de nouveau ce royaume de sang et de ruines, l’intérêt protestant exigea le renouvellement des mesures adoptées sous le règne de Charles II. En 1692, le parlement irlandais, composé de zélés orangistes, fit revivre le bill de 1674, dont l’expérience avait démontré l’efficacité. Il abrogea en outre le serment de suprématie exigé jusqu’alors des nouveaux colons, et assura aux protestants le libre exercice de leur culte dans l’île entière. Les Français qui avaient accompagné Guillaume III en Irlande profitèrent immédiatement du bénéfice de ce bill. Ceux qui se fixèrent à Dublin se firent livrer l’église des jésuites, expulsés de cette ville par le parti vainqueur. Un grand nombre d’officiers français qui avaient suivi Guillaume III et combattu sous son drapeau, mis en demi-solde après la paix de Ryswick, se réunirent à la colonie de Dublin qui devint l’un des boulevards du parti protestant contre les entreprises des jacobites. Les autres se joignirent aux colonies de Waterford et de Lisburn, où leurs descendants parlaient encore la langue française à la fin du dix-huitième siècle, et surtout à celle de Portarlington, sur le Barrow, fondée au commencement du règne d’Élisabeth. Le marquis de Ruvigny, qui avait reçu une vaste concession de terres dans le voisinage de cette dernière ville, y appela environ quatre cents Français, et construisit à ses frais une école et une église. A côté de ces colonies militaires destinées à couvrir Dublin, il s’en établit une autre, à Cork, qui se composait exclusivement de commerçants. Les plus riches étaient Ardouin, Cazalette, de La Millière, Cossart, Bussy, Bonneval, Mazière, Hardi et Fontaine. Pendant longtemps ils évitèrent de se fondre dans, la population indigène. Presque tous habitaient le même quartier, celui qui forme aujourd’hui la paroisse de Saint-Paul, et dont la principale rue s’appelle encore la rue de l’Église (French Church Street).

Au milieu du dix-huitième siècle les colonies françaises en Irlande reçurent un accroissement aussi considérable qu’inattendu. En 1751, le comte de Saint-Priest, intendant du Languedoc, força une foule de religionnaires à émigrer par la rigueur avec laquelle il exécuta les édits. Dans la première frayeur, la plupart des fugitifs se retirèrent en Suisse. Il en passa plus de six cents par le seul canton de Berne pendant les mois de juin et de juillet 1752. Cette troupe ; bientôt grossie, descendit le Rhin jusqu’à Rotterdam, et, après y avoir été généreusement secourue par les Églises wallonnes, elle alla se réfugier en Irlande, ou les soins du gouvernement britannique, de quelques prélats et d’une multitude de particuliers, lui avaient préparé des établissements.

Les principales colonies en Irlande ne furent donc fondées pour la plupart qu’après le règne de Jacques II. Mais la grande immigration en Angleterre s’accomplit sous le règne du dernier des Stuarts. Au moment où ce prince accueillait les réfugiés et leur permettait de former tant de colonies nouvelles, les deux gouvernements de France et d’Angleterre agissaient avec le plus parfait accord. Tandis que Louis XIV essayait des missions bottées pour convertir ses sujets protestants, Jacques II dispensait les catholiques anglais du serment du test, leur rendait le libre exercice de leur culte par une déclaration générale de tolérance, rappelait publiquement les jésuites et recevait solennellement à Windsor le nonce du pape Innocent XI. Les progrès apparents du catholicisme en Angleterre inspiraient à Louis XIV une confiance illimitée, et Jacques II s’obstinait dans son fatal aveuglement par la conviction de la victoire complète du catholicisme en France. Mais l’arrivée de tant de milliers de fugitifs, les récits de leurs souffrances qui passaient de bouche en bouche, exagérés encore par la renommée et accueillis avidement par un peuple dont on violait audacieusement les lois, et qui craignait d’éprouver bientôt un traitement semblable, soulevèrent l’opinion publique, alarmèrent les catholiques eux-mêmes et rendirent la confiance aux protestants consternés un moment par le supplice de Monmouth et par les meurtres juridiques de Jefferies. Jacques II et le nonce du pape supplièrent l’ambassadeur de France et le marquis de Bonrepaus, qui venait d’arriver à Londres, chargé d’une mission spéciale du ministre de la marine, de calmer les scrupules des catholiques anglais, en désavouant les persécutions odieuses que la renommée imputait à Louis XIV. Les deux représentants du grand roi furent en effet réduits au rôle bizarre d’apologistes de leur maître auprès des lords Castelmaine, Douvres et Tyrconnel, les chefs de l’aristocratie catholique, ceux en qui Jacques II avait la confiance la plus illimitée.

Qu’on juge de l’indignation des protestants qui formaient l’immense majorité de la nation ! Quoique Jacques II considérât de plus en plus les réfugiés comme ses ennemis secrets et comme les alliés futurs du prince d’Orange, il se vit contraint de leur continuer la protection qu’il leur avait accordée d’abord. Les plus riches avaient cherché un asile en Hollande. Ceux qui passèrent en Angleterre avaient généralement peu de fortune. La Monnaie de Londres reçut, il est vrai, dans les quatre premiers mois qui suivirent la révocation, cinquante mille pistoles en espèces qu’elle convertit en argent anglais ; et l’ambassadeur de France écrivit à Louis XIV, en 1687, que déjà neuf cent soixante mille louis d’or avaient été fondus en Angleterre. Mais ces sommes considérables étaient la propriété d’un petit nombre de grandes familles. La plupart des fugitifs arrivant dans une extrême détresse, Jacques II autorisa des collectes en leur faveur ; le parlement s’empressa de voter des fonds, et le 16 avril 1687, un ordre du conseil prescrivit une nouvelle collecte générale en Angleterre, en Écosse et en Irlande. Le montant des sommes ainsi recueillies s’éleva à environ deux cent mille livres sterling qui furent déposées à la Chambre de Londres et formèrent un fonds désigné sous le nom de royal bounty ou bénéficence royale. Un comité laïque ou comité français, composé des chefs de l’émigration, fut chargé de la répartition d’une somme annuelle de seize mille livres sterling entre les réfugiés pauvres et leurs descendants. Un second comité composé d’ecclésiastiques et placé sous la direction de l’archevêque de Cantorbéry, de l’évêque de Londres et du lord chancelier, fut institué pour répartir entre les pasteurs indigents et leurs églises une somme annuelle de dix sept cent dix-huit livres sterling tirée du trésor public.

Le comité français devait rendre tous les ans un compte exact de l’emploi des fonds qui lui étaient confiés. Son premier rapport daté du mois de décembre 1687, et imprimé le 19 mars de l’année suivante, contient des renseignements précieux sur le nombre et la qualité des réfugiés qui profitèrent de la générosité du peuple anglais. Il résulte de ce document que quinze mille cinq cents Français furent secourus dans le cours de cette année. Treize mille cinquante étaient établis à Londres, et deux mille dans les différents ports de mer où ils avaient débarqué. Le comité distingue parmi eux cent quarante personnes de qualité avec leurs familles, cent quarante-trois ministres, cent quarante quatre légistes, médecins, marchands et bourgeois. Il désigne les autres sous la dénomination générale d’artisans et d’ouvriers. Les personnes de qualité reçurent pendant toute cette année des secours hebdomadaires en argent. Leurs fils furent placés dans les meilleures maisons de commerce. Environ cent cinquante d’entre eux entrèrent dans les rangs de l’armée et furent pourvus, aux frais du comité, d’un équipement complet. Les ministres obtinrent pour eux et pour leurs familles des pensions qui furent payées régulièrement. Leurs fils reçurent de l’emploi chez de riches négociants ou chez des personnes de qualité. Un secours hebdomadaire fut alloué aux malades et à ceux que leur grand âge empêchait de pourvoir à leur subsistance par le travail. Le plus grand nombre des artisans et des ouvriers furent employés dans les manufactures anglaises. Le comité leur fournit les instruments et les outils nécessaires à l’exercice de leur profession, et pourvut en même temps à tous leurs autres besoins. Six cents d’entre eux qu’il ne put placer en Angleterre furent envoyés à ses frais en Amérique. Quinze églises françaises furent construites avec le produit de cette souscription nationale, dont trois à Londres et douze dans les divers comtés où le plus grand nombre des réfugiés s’étaient établis.

Au commencement de l’année 1688, sept cent soixante et dix familles fixées tant à Londres que dans les provinces recevaient des secours hebdomadaires du comité français, à savoir : cent soixante dix familles de personnes de qualité, cent dix-sept ministres mariés, cent quatre-vingt-sept familles de légistes, de médecins, de négociants et de bourgeois, et deux cent quatre-vingt-seize personnes de condition inférieure, qui, soit à cause de leur âge, soit à cause de leurs infirmités, n’étaient pas en état de se suffire. Le nombre total de ceux qui réclamaient des secours s’élevait à environ vingt-sept milleo !

o – An account of the disposal of the money collected upon the late brief for the french protestants, together with the present state of those that are to be relieved by the charity of this. State papers. France, 1688.

Tandis que, conformément aux usages des Anglais, les sommes dues à la libéralité nationale étaient distribuées au nom du roi, ou, comme disaient les actes publics, au nom des lords commissaires de Sa Majesté, Jacques II s’efforçait en secret, avec une coupable duplicité, de retirer aux réfugiés une partie des avantages qu’il leur accordait malgré lui. Au moment même où il autorisa une collecte générale en leur faveur, il mit tout en œuvre pour empêcher qu’elle ne devînt productive. Vaincu par l’élan national, il se vengea sur l’évêque de Londres, auquel il reprocha sa trop vive sympathie pour les exilés français, en l’excluant de ses conseils. Ce ne fut pas tout. Le ministre Claude, accueilli en Hollande par le prince d’Orange, venait de publier un livre dirigé contre Louis XIV et portant ce titre : Les plaintes des protestants cruellement persécutés dans le royaume de France. Cet ouvrage, traduit aussitôt en anglais, avait eu un retentissement immense à Londres. L’ambassadeur de France s’en émut, et, s’adressant directement à Jacques : « Ceux qui attentent à la vie des rois, lui dit-il, ne trouvent d’asile ni de sûreté en aucun pays. Ceux qui attaquent leur honneur, et qui tâchent de noircir leur réputation, doivent-ils jouir d’une entière impunité, et ne peut-on pas au moins faire connaître qu’on a de l’horreur pour leurs écritsp ? » Le roi d’Angleterre s’empressa de convoquer son conseil, et demanda que le livre de Claude fût brûlé par la main du bourreau. Le chancelier ayant émis un avis contraire, il l’interrompit avec emportement : « J’ai pris, s’écria-t-il, ma résolution. Les chiens se défendent les uns les autres, quand on les attaque ; pourquoi les rois n’en feraient-ils pas autant ? » Personne ne répliqua, et, quelques jours après, l’écrit de l’ancien pasteur de Charenton fut brûlé sur la place de la Bourse par la main du bourreau. Un shérif et de nombreux agents de police assistèrent à cette exécution, prêts à réprimer la foule qui contenait avec peine son indignation.

p – Ce passage est extrait d’un mémoire adressé à Jacques II par Barrillon, et dont la copie est jointe à la dépêche du 13 mai 1686.

Cet acte de condescendance envers Louis XIV, produisit dans toute l’Angleterre l’impression la plus fâcheuse. L’ambassadeur de France lui-même, s’effraya de l’énergie avec laquelle se manifesta l’indignation publique. « Il est difficile, écrivit-il à Louis XIV, d’exprimer combien le parti protestant en est consterné et les réflexions qui se font ici sur cette marque de la considération qu’a témoignée Sa Majesté Britannique pour Votre Majesté. On dit tout haut que c’est prendre parti ouvertement, et approuver tout ce qui a été fait en France contre les protestants. On prétend qu’il est contre l’usage de brûler un livre qui ne contient rien contre l’État… Peut-être que Votre Majesté ne jugera pas cette affaire aussi importante qu’elle le paraît ici ; mais il n’est rien arrivé depuis le règne du roi d’Angleterre qui fasse plus d’impression sur les esprits. »

Jacques II défendit ensuite aux officiers de ses gardes de recevoir à l’avenir aucun étranger dans leurs compagnies. Cette défense regardait les religionnaires français qui se présentaient en foule pour être admis dans les troupes de la maison du roi. Il espérait dégoûter les militaires du séjour de l’Angleterre, et les contraindre à retourner en France, ou à se porter en Hollande, où ils se trouveraient alors en trop grand nombre pour ne pas être à charge à l’État.

Son désir de les éloigner de son royaume, était si vif, qu’il favorisa de tout son pouvoir le projet bizarre du marquis de Miremont, qui proposait à ses compagnons d’exil de les conduire en Hongrie pour combattre les Turcs sous le drapeau de l’empire. Un capitaine de yachts ayant reçus quelques fugitifs à bord de son navire, il le cassa sans vouloir entendre ses excuses, quoique ce fut un de ses meilleurs officiers de marine. Il ferma les yeux sur les intrigues audacieuses d’un émissaire de la police française, nommé Forant, protestant converti, qui annonçait qu’il armait un vaisseau pour la Hollande, afin d’engager sous ce prétexte un grand nombre de matelots français à s’embarquer avec lui, et de les ramener ensuite en France. Cet expédient, loin de réussir, jeta les réfugiés dans la crainte qu’on ne voulût les enlever de force, et quelques officiers de marine qui ne connaissaient pas les lois de l’Angleterre se cachèrent, de peur qu’on ne les fit arrêter. Jacques II seconda surtout de tout son pouvoir, et même au préjudice de ses propres sujets, le marquis de Bonrepaus, que Louis XIV envoya successivement en Angleterre et en Hollande pour persuader aux réfugiés de retourner en France.

Les instructions données à cet agent habile peuvent faire juger de l’importance que le cabinet de Versailles attachait à la réussite de cette mission délicate :

« La conversion des hérétiques étant une des choses qui tiennent le plus au cœur de Sa Majesté, et désirant avec passion de faire revenir à l’Église ceux de ses sujets que le malheur de leur naissance en a séparés, et de rappeler en France ceux qui, par un caprice de religion, en sont sortis, le sieur de Bonrepaus apportera tous les soins possibles, tant par lui-même que par les personnes dont il jugera à propos de se servir, pour connaître tous les Français qui se sont retirés en Angleterre ; et, après avoir examiné leur conduite et pénétré leurs intentions, il tâchera de les engager avec adresse à revenir dans leurs maisons, en leur facilitant les moyens, et proposant à chacun les choses auxquelles ils seront plus sensibles et qui pourront le plus contribuer à leur faire prendre le parti d’écouter avec docilité les raisons qu’il y a à leur dire pour les engager à se convertir.

Il doit faire entendre à tous en général que le bruit qu’on a fait courir dans les pays étrangers de prétendues persécutions que l’on fait en France aux religionnaires n’est pas véritable, Sa Majesté ne se servant que de la voie des exhortations qu’elle leur fait donner pour les réunir à l’Église, de laquelle ils ne sauraient disconvenir qu’ils ont été séparés sans fondement. Il peut les assurer aussi de la part de Sa Majesté que tous ceux qui reviendront seront favorablement reçus et rétablis dans leurs biens, dont ils jouiront paisiblement à l’avenir, sans qu’ils puissent être troublés dans leur commerce.

Il fera donner de l’argent à ceux qui en auront besoin pour se conduire jusque chez eux, et leur remettra une lettre pour l’intendant de leur généralité, auquel Sa Majesté donnera ordre de les rétablir dans leurs biens, et d’en décharger les séquestres, s’ils ont été saisis.

Ceux qui se convertiront sur les lieux ou à leur retour en France peuvent attendre une protection plus particulière de Sa Majesté, et, être assurés qu’elle ne les abandonnera jamais. Elle fera donner des emplois à ceux qui seront en état de servir, et des pensions à ceux qui en auront besoin pour subsisterq. »

q – Cette instruction est datée de Versailles, 20 décembre 1685, et porte la signature de Louis XIV et de Colbert de Croissy. Archives du ministère des affaires étrangères.

Bonrepaus mit tout en œuvre pour répondre à l’attente du gouvernement français. Secondé par Jacques II, qui lui fit l’accueil le plus distingué, appuyé par Barrillon et par des espions adroits, Forant, le Danois, Robert, il employa les menaces, les promesses, l’argent surtout, pour gagner ceux des réfugiés auxquels il supposait quelque influence sur les autres. La plupart résistèrent à ses instances. Ils alléguaient qu’ils s’étaient fait une extrême violence pour se mettre la conscience en repos, qu’ils avaient abandonné pour cela ce qu’ils avaient de plus cher au monde, et qu’ils n’avaient pas le moindre désir de se remettre dans les embarras dont ils avaient eu tant de peine à se dégager. Ils rappelaient la suppression des édits donnés autrefois en leur faveur, et disaient qu’il ne pouvait plus y avoir rien d’assuré pour eux.

Ils ajoutaient qu’il ne leur était pas possible d’exercer leur religion s’ils n’avaient des prêches et des ministres. Plusieurs, sur le point de s’embarquer pour Dublin, dirent à Robert que, quand même on leur accorderait de prêcher en France, ce ne serait que pour les attirer et pour leur manquer de parole. « Quand j’insistai, écrivit cet agent à Bonrepaus, pour leur dire qu’on leur donnerait toutes les assurances qu’ils pourraient souhaiter, ils se retirèrent et ne voulurent plus écouter. » Malgré ces obstacles, Bonrepaus parvint, dans l’espace de quelques mois, à faire repasser la mer à 507 fugitifs dont il envoya la liste à Seignelay. C’étaient 2 marchands de La Rochelle, un chirurgien de cette même ville, un marchand languedocien, 24 ouvriers en toiles avec leur maître, 8 ouvriers en toiles blanches, 17 artisans des provinces de Picardie et de Normandie, 100 artisans de la Guienne et du Languedoc, 27 officiers de marine du département de Rochefort, 204 matelots du même département, 6 matelots du Languedoc, 33 de la Bretagne, et 84 des côtes de Picardie et de Normandie. « Le roi d’Angleterre, écrivit-il au cabinet de Versailles, qui regarde ces fugitifs comme ses ennemis, n’est point entré dans les plaintes que l’on a voulu faire sur ce sujet. Dans un temps de parlement, on m’aurait fait des embarras. »

Pendant plus de deux ans, Jacques II favorisa les menées de Bonrepaus et de Barrillon, sans s’émouvoir du préjudice causé à l’industrie nationale par la ruine d’un grand nombre de manufactures établies par les réfugiés. Les religionnaires qui repassaient en France étaient adressés, par les agents de Louis XIV, à Chateauneuf, qui les recevait à leur débarquement à Dunkerque, et leur remettait quelque argent. Mais la révolution de 1688 mit un terme à cette politique cauteleuse qui voulait atténuer par l’intrigue un mal irréparable. Guillaume d’Orange ne fut pas plutôt monté sur le trône d’Angleterre, que Châteauneuf envoya ses comptes à Versailles, disant que personne ne venait plus de l’autre côté du détroit, quoique les vents fussent favorables, et que vraisemblablement il n’en reviendrait plus personne. Il ne se trompait pas. Les réfugiés établis en Angleterre trouvèrent désormais dans le gouvernement un soutien sincère. Le roi de France dut se contenter d’entretenir des agents à Londres, pour s’efforcer de mettre dans ses intérêts quelques membres du parlement. Pendant les vingt dernières années de son règne, le paquebot faisait rarement la traversée de Calais à Douvres, sans emporter dix mille louis d’or et même des sommes plus considérables destinées aux orateurs les plus influents de la chambre des lords et de celle des communesr. A la paix de Ryswick, l’opinion, égarée par les jacobites, avait cessé d’être favorable à Guillaume III. Les torys prévalaient dans le parlement, et lorsque le roi proposa d’accorder à tous les réfugiés français ces lettres de naturalisation tant de fois promises par les Stuarts, il essuya un refus. A peine l’évêque de Londres, Compton, et le célèbre Gilbert Burnet, évêque de Salisbury, élevèrent-ils la voix en leur faveur. Peut-être la mauvaise humeur de la nation contre le monarque hollandais se reportait-elle sur ceux qu’il protégeait et auxquels il devait en partie la couronne. Peut-être aussi le parlement craignait-il d’augmenter l’autorité du nouveau roi, en associant aux Anglais des étrangers braves et actifs qui lui étaient entièrement dévoués. Mais ce dépit, envenimé par les amis du prétendant et par l’or de Louis XIV, ne fut que passager. Les dispositions de la nation changèrent après la mort de Guillaume III, et le parlement convoqué en 1709, sous la reine Anne, accorda enfin le droit de cité à tous les protestants établis dans le royaume ou qui s’y fixeraient désormais.

r – Burnet’s History of his own time, t. IV, p. 474. Édition d’Oxford, 1833.

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