Histoire des réfugiés protestants de France

3.3 – Des principales industries dont le refuge a doté l’Angleterre

Industries apportées ou perfectionnées par les réfugiés. — Les soieries. — Progrès de cette industrie. — L’ouvrier Mongeorge. — Pertes essuyées par les manufactures de Lyon et de Tours. — Industrie des toiles de voiles et des toiles blanches. — Intrigues de Bonrepaus. — Industrie des toiles peintes. — Industrie des batistes de Cambrai. — Amélioration des manufactures de laines. — Manufactures de tapisseries. — Fabrication des chapeaux. — Premières fabriques de papier fin et blanc. — Culture des fleurs exotiques. — Progrès du commerce. — Modes françaises.

Les services rendus par les militaires réfugiés qui combattirent dans les armées de Guillaume III furent brillants, mais passagers. Ils contribuèrent puissamment à consolider sur le trône la dynastie issue de la révolution de 1688, et l’aidèrent à conquérir l’Irlande rebelle. La guerre terminée, leur influence cessa ou prit un caractère nouveau. Celle qu’exercèrent les manufacturiers et les commerçants réfugiés fut plus durable. Ils communiquèrent au commerce et à l’industrie des Anglais une impulsion immense, dont les effets sont encore sensibles aujourd’hui.

Il paraît certain que la révocation de l’édit de Nantes répandit dans les trois royaumes environ 70 000 manufacturiers et ouvriers, dont la plupart étaient originaires de la Normandie, de la Picardie, des provinces maritimes de l’Ouest, du Lyonnais et de la Touraine. Un grand nombre se fixèrent à Londres, dans les quartiers de Soho et de Saint-Gilles, qui formaient alors des faubourgs, et dans le quartier désert de Spitalfields, qu’ils peuplèrent presque entièrement et que leurs descendants habitent encore.

Les Anglais leur durent l’introduction de plusieurs industries nouvelles qui contribuèrent bientôt à la richesse publique, et le perfectionnement de beaucoup d’autres qui étaient restées dans l’enfance. Avant cette époque ils ne fabriquaient guère qu’un papier bis très commun, et ils importaient du continent, et surtout de la France, les qualités supérieures de verre, de chapellerie, et une foule d’autres articles de consommation courante. Ce furent les réfugiés qui leur apprirent à fabriquer ces mêmes qualités supérieures, et qui leur enseignèrent, en outre, à produire la soie, les brocarts, les satins, les velours, les tissus légers de laine et de lin, les horloges et les montres, les cristaux, la coutellerie, la quincaillerie, les serrures françaises, les instruments de chirurgie. Le bill des droits qui consacra en 1689 les libertés du peuple et garantit la propriété individuelle, ajouta encore à l’heureuse influence exercée par le refuge, en donnant le signal d’un immense développement des manufactures de l’Angleterre, de son commerce et de sa navigation.

De toutes les industries dont les réfugiés dotèrent ce royaume, nulle ne prit un plus magnifique essor que celle des soieries. Des ouvriers habiles de Tours et de Lyon l’établirent d’abord dans le quartier de Blackfriars, à Cantorbéry. En 1694, leur nombre s’était tellement accru, qu’ils y possédaient jusqu’à 1000 métiers qui procuraient du travail à 2700 personnes ; mais la plupart finirent par se fixer à Londres, dans le quartier de Spitalfields. De là ils propagèrent leur industrie à Dublin, où elle prit un développement inattendu. L’Angleterre et l’Irlande offrirent alors l’exemple à jamais mémorable d’une industrie empruntée à l’étranger, exploitant des matières tirées du dehors, et qui n’en parvint pas moins à égaler, et quelquefois à surpasser, les produits des contrées où elle était cultivée depuis longtemps.

Les ouvriers français apportèrent aux Anglais des modèles de métiers semblables à ceux de Tours et de Lyon. Ils leur enseignèrent des moyens perfectionnés de tissage. Ils leur apprirent à fabriquer des brocarts, des satins, des soies très fortes, connues dans le commerce sous le nom de soies de Padoue, des soies moirées, des velours noirs, des velours de fantaisie, des étoffes mélangées de soie et de coton. Les soies brochées qui sortaient des manufactures de Londres, à la fin du dix-septième siècle, étaient dues presque exclusivement à l’industrie de trois réfugiés, Lauson, Mariscot et Monceaux. L’artiste qui fournissait les dessins était également un réfugié nommé Beaudoin. Un simple ouvrier, du nom de Mongeorge, leur apporta le secret récemment découvert à Lyon de lustrer les taffetas. L’ambassadeur de France, Barrillon, lui fit, suivant les ordres exprès de Louis XIV, transmis par Louvois, des offres brillantes pour l’engager à retourner dans sa patrie. Il était trop tard. Ce secret, qu’un heureux hasard avait fait trouver à Octavio Maï, qui avait relevé la fortune compromise de ce manufacturier, et qui était devenu depuis une source de richesses pour toute la fabrique de Lyon, était divulgué désormais.

Jusqu’alors les Anglais avaient acheté tous les ans pour environ 200 000 livres de taffetas noirs lustrés, que l’on fabriquait spécialement pour eux, et que l’on désignait sous le nom de taffetas d’Angleterre. Souvent, en une seule fois, ils en avaient exporté jusqu’à 150 caisses de 4 à 500 livres chacune. Après la révocation, le gouvernement britannique tripla les droits d’entrée perçus jusqu’alors sur cet article. Bientôt il en coûta 53 pour cent aux négociants français pour introduire les taffetas en Angleterre. En 1698, ils étaient entièrement prohibés. L’intendant d’Herbigny signala avec douleur à Louis XIV le dépérissement progressif de cette branche importante de l’industrie lyonnaise. « Depuis quelques années, écrivit-il en 1698, des Français réfugiés ayant établi en Angleterre une manufacture de taffetas, le parlement a défendu ceux du dehors. Cette fabrique n’a pas fait grand progrès, et on ne croit pas qu’elle puisse parvenir au point de perfection qu’elle a en France. Cependant il est à craindre que par succession de temps, les Anglais ne s’accommodent des taffetas fabriqués chez eux, ou que quelque autre mode prenant la place de celle des taffetas, ils ne s’accoutument à se passer des nôtres. Ce serait une grande perte pour Lyona. »

a – Mémoire concernant la généralité de Lyon, dressé par M. d’Herbigny en 1698. Manuscrits français de la Bibliothèque nationale. Fonds Mortemart, n° 91.

Les prévisions de d’Herbigny ne se réalisèrent que trop tôt. Dès la fin du dix-septième siècle, la fabrique anglaise fournit à la consommation intérieure, et même à celle des autres pays, non seulement des taffetas, mais encore tous les autres articles de soieries que la France avait livrés auparavant. L’invention du métier à bas permit aux manufacturiers anglais d’exporter jusqu’en Italie, et à des prix avantageux, des quantités de bas de soie. Le voyageur Keysler, qui parcourut l’Europe en 1730, assure que, dans le royaume de Naples, lorsqu’un marchand voulait recommander ses soieries, il soutenait qu’elles étaient de fabrique anglaise. Pendant tout le dix-huitième siècle et pendant la première moitié du dix-neuvième, l’Angleterre vit augmenter d’année en année les profits qu’elle tirait de cette industrie dont la révocation de l’édit de Nantes l’avait dotée. En 1800, l’importation des soies écrues qu’elle tirait de l’étranger était d’environ un million de livres pesant. Aujourd’hui elle dépasse 5,5 millions de livres. En 1820, la valeur déclarée des soieries exportées en Allemagne, en Belgique, en Hollande, aux États-Unis et même en France, s’est élevée à 371 000 livres sterling ; en 1847, à 978 000. En 1849, la seule exportation en France des articles de soie de production anglaise, qui ne sont pas frappés d’un droit prohibitif, a été de 4 millions de francs.

Au moment où nous écrivons ces lignes, les fabricants de soieries de Manchester, par une noble susceptibilité et une généreuse confiance en leurs forces, demandent au gouvernement britannique l’entière suppression des droits que payent encore les soies françaises importées en Angleterre.

Les Anglais apprécièrent si bien cette conquête pacifique que, depuis cent cinquante ans, ils ne reculent devant aucun sacrifice pour la conserver et la rendre féconde. De même qu’au quatorzième siècle ils accordaient des droits et des privilèges aux ouvriers flamands, pour les décider à transporter dans leur île l’industrie des draps qui faisait la richesse de Gand, de Bruges, d’Ypres, de même, au dix-huitième, ils ne cessèrent d’attirer, par l’appât de riches salaires, les ouvriers les plus habiles de Lyon pour entretenir et propager dans leurs manufactures ces traditions de bon goût que les réfugiés y avaient apportées. Le mouvement d’émigration commencé en 1685 continua sous Louis XV, sous Louis XVI, et surtout pendant le long chômage des ateliers de Lyon en 1793 et 1794. Il ne fallut rien moins que les efforts persévérants du premier consul pour rappeler en France un certain nombre de ces émigrés de la terreur. Par ses ordres exprès, le ministre des affaires étrangères écrivit à tous les ambassadeurs de la république, et particulièrement à l’ambassadeur à Londres, de diriger tous ses soins vers le retour des ouvriers des fabriques de Lyon. De nos jours même, lorsque la révolution de février eût arrêté l’essor du travail dans cette ville industrieuse, les agents des manufacturiers anglais redoublèrent d’efforts pour attirer chez eux nos meilleurs ouvriers, et ils leur offrirent de tels avantages qu’un grand nombre se laissèrent tenter, et allèrent raviver à Londres les établissements fondés par leurs prédécesseurs protestants.

On a vu quelle fut l’étendue de la perte éprouvée par la fabrique de Lyon à la fin du dix-septième siècle. Avant la révocation, l’intelligence de ses manufacturiers et l’aptitude spéciale de ses ouvriers avaient placé cette ville au premier rang pour la production des satins, des taffetas, des velours, des damas. Les métiers d’Italie vaincus par cette concurrence redoutable, avait disparu peu à peu, et la France semblait appelée à garder le monopole de cette belle industrie, lorsque la persécution religieuse força plus de la moitié des tisseurs à s’expatrier. Rappelons seulement qu’en 1698 le nombre des métiers de Lyon était descendu de 13 000 à 4000, que les 8000 métiers de Tours étaient réduits à 1200, ses 700 moulins à 70, ses 40 000 ouvriers à 4000, ses 3000 métiers à rubans à moins de 60, et qu’au lieu de 2400 balles de soieries on n’en consommait plus que 7 à 800 dans la capitale de la Touraine. Toutefois, Tours conserva longtemps la renommée de ses petites étoffes et sa supériorité dans l’art de nuancer les couleurs, et Lyon garde encore le premier rang par ses desseins exquis, son goût perfectionné, et par cet incomparable génie d’invention que les Anglais n’égaleront jamais.

Avant la révocation, les Anglais achetaient en Normandie et en Bretagne une grande partie des toiles de voiles dont ils faisaient usage. En 1669 ce seul article leur coûta 171 000 livres sterling. C’était également dans ces deux provinces qu’ils se procuraient les toiles blanches qu’ils revendaient aux Indes occidentales. Ils en prenaient tous les ans à Morlaix pour 4,5 millions de livres. En 1681 la compagnie des anciens et des diacres de l’Église française de Threadneedle-street fournit des fonds pour l’établissement d’une manufacture de toiles blanches à Ypswich, où Charles II avait permis à un grand nombre de réfugiés de fonder une colonie. Un protestant de Paris, nommé Bonhomme, un des plus habiles fabricants de toiles de lin de cette ville, propagea cette industrie en Angleterre, et apprit en même temps aux Anglais à fabriquer des toiles de voiles.

[Actes du consistoire de l’Église française de Londres, 27 septembre 1681. — En 1681, Savil écrivit de Paris au secrétaire d’État Jenkins, pour lui annoncer le prochain départ de Bonhomme et de toute sa famille, et il ajoutait dans sa lettre : « This man will be also able to give you some lights into the method of bringing the manufacture of sail cloth in England. » Voir Burn, p. 258.]

En 1685 de nouveaux réfugiés ajoutèrent une manufacture de toiles de voiles à celle de voiles blanches établie à Ypswich depuis quatre ans. D’autres manufactures de toiles furent fondées successivement dans diverses villes d’Angleterre, et il en résulta une grande diminution du débit de celles fabriquées en Bretagne et en Normandie. Les marchands de Saint-Malo se plaignaient à Bonrepaus de la diminution de celles de Bretagne, qui allait, suivant eux, à plus de deux millions en 1686. Douze ans après, le commerce des toiles blanches avait diminué des deux tiers à Morlaix, à Brest, à Landernau. Celui des toiles royales avait presque entièrement cessé. Non seulement les ouvriers protestants, mais même une foule de catholiques avaient passé le détroit à la suite de leurs maîtres. Il en sortit, comme nous l’avons dit plus haut, au moins 4000 des seules villes de Rennes, de Nantes et de Vitré.

En restant en France, ils se seraient vus réduits à renoncer à leur industrie et à labourer la terre comme faisaient beaucoup de leurs anciens compagnons de travail. Les belles manufactures de toiles de Coutances avaient entièrement disparu. Tous les manufacturiers, tous les ouvriers, avaient successivement émigré à Guernesey, et de là en Angleterre. Sur 20 000 ouvriers qui fabriquaient des toiles fines à Laval, plus de 14 000 étaient sortis du royaume.

Le ministre Seignelay s’émut de la décadence de cette branche naguère si florissante de l’industrie française. Par ses ordres, Bonrepaus offrit dix pistoles à chacun des ouvriers d’Ypswich qui retourneraient en France. Pour réussir plus sûrement, il se fit passer à leurs yeux pour l’associé d’un riche manufacturier français qui voulait leur assurer un travail plus lucratif dans leur patrie. A force de ruses et de mensonges, il parvint en effet à ruiner d’abord la manufacture de toiles d’Ypswich, puis celle de toiles blanches. Il dépensa pour ce bel exploit environ cinq cents écus. Plusieurs autres fabriques furent pareillement ruinées par ses soins malfaisants, et, s’exagérant l’importance de l’œuvre de destruction qu’il venait accomplir : « Je ne crois pas, écrivit-il à Seignelay au moment de son départ, qu’à l’égard de l’Angleterre, le commerce de France reçoive aucun préjudice de la désertion. »

Mais l’influence de Bonrepaus ne se prolongea pas au delà du règne de Jacques II, et après la révolution de 1688 de nouvelles manufactures de toiles de voiles et de toiles blanches furent établies par les réfugiés en Angleterre et en Irlande, où Guillaume favorisa de tout son pouvoir l’introduction de cette industrie. Elle ne cessa depuis de se développer dans ces deux pays. En 1850, il ne sortit des ports d’Angleterre et d’Irlande pas moins de 122 397 457 yards de toiles, c’est-à-dire environ cent treize millions de mètres, comme le prouvent les registres du bureau de commerce.

Les toiles peintes furent fabriquées pour la première fois en Angleterre, en 1690, par un réfugié qui créa une manufacture sur le bord de la Tamise, non loin de Richmond. Une seconde manufacture bien plus considérable fut établie à Bromley-Hall, dans le comté d’Essex, et transportée en 1768 dans le Lancashire. D’autres fabriques de toiles peintes furent fondées au commencement du dix-huitième siècle dans le voisinage de Londres. Elles constituèrent une nouvelle perte pour la France, une nouvelle source de richesse, pour l’Angleterre.

Les réfugiés introduisirent dans ce royaume les premières manufactures de toiles fines nommées aussi batistes de Cambrai, parce qu’elles étaient originairement fabriquées dans cette ville. Avant la révocation, l’Angleterre en achetait tous les ans pour environ deux cent mille livres sterling. Aussi reçut-elle avec empressement les ouvriers de Cambrai et de Tournai qui lui apportèrent cette belle industrie. Beaucoup d’entre eux se fixèrent, dans la suite, en Écosse, où la ville d’Édimbourg leur alloua, en 1730, cinq acres de terrain pour y établir une grande manufacture pour le tissage des batistes. Le quartier qu’ils habitèrent porta depuis le nom de quartier de Picardie.

Dès le règne d’Élisabeth, de nombreux ouvriers protestants originaires de la Flandre, du Brabant et de la France, s’étaient établis à Londres, à Sandwich, et répandus de là dans toutes les villes maritimes du royaume, où ils fabriquèrent des serges, de la flanelle et surtout des toiles de laine. Cette dernière industrie fut singulièrement augmentée et perfectionnée par les réfugiés. En 1703, les membres de la chambre des lords, en conférence avec celle des communes, alléguèrent, pour justifier les secours accordés aux proscrits français, qu’ils avaient établi un grand nombre de manufactures utiles, et perfectionné les anciennes au point que, dans les dernières années, l’exportation des laines avait dépassé de plus d’un million de livres sterling l’exportation de ce même article sous le règne de Charles II.

La première manufacture de tapisseries à l’instar de celles des Gobelins fut établie en Angleterre par un ancien moine capucin que son supérieur avait envoyé dans ce pays en qualité de missionnaire. Découragé peut-être par le mauvais succès de ses tentatives de conversion, il se fit protestant, et fonda sous le nom de Parisot une manufacture de tapisseries à Fulham. La noblesse anglaise l’aida dans cette entreprise en lui prêtant une somme de dix mille livres sterling. Ce premier essai ne fut pas heureux. La manufacture fut vendue ; mais un réfugié nommé Passavan l’acheta à bas prix, la transporta à Exeter et la fit prospérer avec le secours de quelques ouvriers des Gobelins séduits par les promesses de son prédécesseur.

Bonrepaus écrivit de Londres en 1686 : « Les autres fabriques qui s’établissent en ce pays sont les chapeaux de Caudebec et la manière d’apprêter les peaux de chamois. » La fabrication des chapeaux fut en effet une des plus belles industries dont les réfugiés dotèrent l’Angleterre. En France, elle avait été presque entièrement entre les mains des réformés. Eux seuls possédaient le secret de l’eau de composition qui sert à la préparation des peaux de lapin, de lièvre et de castor, et eux seuls livraient au commerce les chapeaux fins de Caudebec si recherchés en Angleterre et en Hollande.

Après la révocation, la plupart se retirèrent à Londres, emportant avec eux le secret de leur art, qui resta perdu pour la France pendant plus de quarante ans. Ce ne fut qu’au milieu du dix-huitième siècle qu’un chapelier français, nommé Mathieu, après avoir longtemps travaillé à Londres, y déroba le secret emporté par les réfugiés, le rapporta dans sa patrie, le communiqua généreusement aux chapeliers de Paris, et fonda une grande manufacture dans le faubourg Saint-Antoine. Avant cet heureux larcin la noblesse française et tous ceux qui se piquaient d’élégance ne portaient que des chapeaux de fabrique anglaise, et les cardinaux de Rome eux-mêmes faisaient venir leurs chapeaux de la célèbre manufacture de Wandsworth, établie par les réfugiés. En Angleterre, les chapeaux de feutre fabriqués par les Français, et connus sous le nom de carolins, étaient devenus à la mode au point d’exciter la jalousie des fabricants anglais, qui se plaignaient vivement de cette préférence accordée à des chapeaux incommodes, suivant eux, et inférieurs aux leurs en qualité et en durée.

[History of the trade in England, p. 124. London 1702. « About that time we suffered a great herd of French tradesmen to come in, and particularly hat makers, who brought with them the fashion of their country… and the making of a slight, course, mean commodity, viz felthats, now called Carolina’s.]

Le seul papier que l’on fabriquait en Angleterre, avant la révocation, sortait des manufactures du comté de Kent et surtout de la grande manufacture de Dartford. C’était un papier bis ou brun singulièrement grossier.

Les premières fabriques de papier blanc et fin furent fondées à Londres en 1685 et 1686 par des ouvriers français originaires de Casteljaloux, de Thiers, d’Ambert, et surtout d’Angoulême, qui perdit les trois quarts de ses moulins à papier. Barrillon parvint à détruire les manufactures qu’ils fondèrent dans leur nouvelle patrie par les mêmes moyens qu’avait employés Bonrepaus. Il distribua aux ouvriers d’une seule fabrique jusqu’à 9300 livres, pour les déterminer à retourner en France. Six mois après, il informa Louis XIV qu’il venait de dépenser 1150 livres pour faire repasser le détroit aux cinq derniers ouvriers français en papier qui restaient en Angleterre. Mais, sous le règne de Guillaume III, les protestants rétablirent les fabriques détruites, et l’Angleterre resta définitivement en possession de cette branche d’industrie.

Selon Macpherson, les importations de France en Angleterre diminuèrent, dans l’intervalle de 1683 à 1733, pour les soies de toutes sortes de 600 000 livres sterling ; pour les toiles de lin, les toiles à voiles et les canevas de 500 000 ; pour les chapeaux de castor, les verreries, les montres et les horloges de 220 000 ; pour les diverses sortes de papiers de 90 000 ; pour la quincaillerie de 40 000 ; pour les ras de Châlons et les étoffes de Picardie et de Champagne de 150 000 ; pour les vins de France auxquels on substitua généralement ceux du Portugal de 200 000 ; pour les eaux-de-vie de France de 80 000. Ainsi, les industries portées en Angleterre par les réfugiés et l’immense développement que prirent les manufactures anglaises privèrent la France d’un bénéfice annuel de 1,88 million de livres sterling.

Ajoutons enfin que les réfugiés enseignèrent aux Anglais la culture des fleurs exotiques tant perfectionnée depuis en Angleterre, en Écosse, en Irlande surtout, où elle fut introduite par des Français de la colonie de Spitalfields. Ce furent eux qui fondèrent à Dublin, sous le règne de George Ier, le célèbre club des fleurs qui subsiste encore aujourd’hui.

Le commerce anglais profita de l’impulsion communiquée à l’industrie nationale par les réfugiés. Les étrangers achetèrent plus volontiers les articles de provenance anglaise, depuis qu’ils portaient ce cachet de bon goût particulier à la nation française, et que les Anglais livrés à eux-mêmes n’ont jamais atteint. Le commerce extérieur de la France en reçut une funeste atteinte, dont il ne s’est pas encore relevé. En Angleterre même, la vogue s’attacha tellement aux produits de l’industrie des réfugiés, que les fabricants indigènes en témoignèrent plus d’une fois leur dépit. Les étoffes françaises en particulier étaient si recherchées à la fin du dix-septième siècle, qu’un manufacturier anglais, nommé Thomas Smith, établi dans le quartier de Spitalfields, en ayant fait fabriquer par ses ouvriers d’absolument semblables, les offrit vainement en vente sur le marché de Covent-Garden. Pour en assurer le débit, il fut obligé de se servir de l’intermédiaire d’un fabricant réfugié qui les plaça facilement comme siennes. Il en était de même d’une foule d’autres articles ; ils ne passaient que sous des noms françaisb. Un réfugié ouvrit successivement à London Hall Street quatre magasins pour la vente d’habits confectionnés, d’étoffes, de soieries et d’autres articles de fabrique française. Il fit une fortune immense. D’autres suivirent son exemple à Smock-Alley, à Bishopsgate, et réussirent comme lui. Les négociants anglais s’indignaient du tort que ces étrangers faisaient, suivant eux, à l’industrie nationale. Ils calculèrent, au commencement du dix-huitième siècle, que, si le nombre des négociants et des manufacturiers français continuait à augmenter dans la même proportion que pendant les vingt années qui suivirent la révocation, plus de la moitié du commerce et de l’industrie de l’Angleterre se trouverait, avant dix ans, entre leurs mains. Ces prévisions exagérées ne devaient pas se réaliser, et si quelques classes de la population indigène souffrirent momentanément de cet engouement général, la nation tout entière ne tarda pas à en tirer un immense profit.

b – « Nay, the English have now so great an esteem for the workmanship of the French refugees, that hardly anything vends without a gallic name. » (History of the trade in England, p. 117. London, 1702.)

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