Histoire de la Bible en France

II
L’attaque

Nous sommes arrivés au treizième siècle et nous voyons de tous côtés surgir des traductions de la Bible en langue vulgaire, et même dans les différents patois. Que faisait donc Rome, dont on connaît l’opposition séculaire et irréductible à la diffusion de la Bible en langue vulgaire ? Chose étrange, non seulement, jusqu’alors, Rome ne s’était pas opposée à la diffusion de la Bible, mais parfois elle l’avait encouragée. La traduction des livres des Rois parue en 1170 avait été faite pour être lue au service divin. En effet, dans les commentaires qui l’accompagnent on trouve des apostrophes aux auditeurs, notamment celles-ci :

Le temple devisad, si comme vous veez que ces mustiers en la nef et al presbiterie sont partiz (c’est-à-dire : [Salomon] divisa le temple, comme vous voyez que ces églises sont divisées en nef et en chœur). — Fedeil Deu, entends l’estorie (Fidèles de Dieu, entendez l’histoire) (Le Roux De Lincy, Op. cit., p. iv, cxlviii).

Vers 1230, un synode, à Reims, interdit de « traduire en Français, comme on l’avait fait jusqu’alors, les livres de la Sainte Écriture ». La vérité est que Rome n’intervint que fort tard pour proscrire la diffusion de la Bible. C’est quand la lecture de la Bible par le peuple lui apparut comme un danger pour son autorité qu’elle opposa son veto.

A la fin du douzième siècle, nous l’avons dit, on lisait beaucoup la Bible dans les environs de Metz. Ces lecteurs de la Bible étaient des Vaudois, très nombreux alors dans cette région[a], et les Écritures qu’ils lisaient étaient celles-là mêmes qui avaient été transcrites du provençal en messin. L’évêque de Metz, Bertram, s’émut. Il fit faire par son clergé des représentations à ces lecteurs de la Bible, mais sans succès. Un jour, du haut de la chaire, il reconnaît deux Vaudois qu’il a vu condamner à Montpellier. Il ne put jamais mettre la main sur eux, car ils étaient protégés par des personnages influents de la cité.

[a] Ils « pullulaient » dit un chroniqueur. In urbe metensi pullulante secta quæ dicitur Valdensium. (Chronicon Alberici ad a. 1200, Scriptor. rer. Gall. T. xviii, p. 763. Cité par M. Reuss).

Impuissant à enrayer le désordre, il mit le pape au courant de ce qui se passait. Le pape — c’était Innocent III — s’émut à son tour, et répondit, en 1199, par la lettre pastorale suivante :

Notre vénérable frère nous a fait savoir que dans le diocèse de Metz une multitude de laïques et de femmes, entraînés par un désir immodéré de connaître les Écritures, ont fait traduire en français les Évangiles, les épîtres de saint Paul, les Psaumes, les moralités sur Job, et plusieurs autres livres, dans le but coupable et insensé de se réunir, hommes et femmes, en secrets conciliabules, dans lesquels ils ne craignent pas de se prêcher les uns aux autres. Ils vont même jusqu’à mépriser ceux qui refusent de se joindre à eux et les regardent comme des étrangers. Réprimandés à ce sujet par les prêtres de la paroisse, ils leur ont résisté en face (ipsi eis in faciem restiterunt), cherchant à prouver par des raisons tirées de l’Écriture qu’on ne devait pas défendre cet exercice. Il a été sagement décrété dans la loi divine que toute bête qui toucherait à la montagne sainte devait être lapidée. Ceux qui ne voudront pas obéir spontanément apprendront à se soumettre malgré eux. (Epistolæ Innocenti III, Rom. pont., lib. II, Épit 141, T. II, p. 432.)

Le pape ne se contenta pas d’écrire. Il prit des mesures pour empêcher les « bêtes » d’approcher de la montagne sainte. En 1211, par son ordre, Bertram prêche la croisade contre les amis de la Bible. « Des abbés missionnaires envoyés par le pape, dit un chroniqueur (Chronicon Alberici), prêchèrent, brûlèrent les Bibles françaises, et extirpèrent la secte ». Comme nous le verrons, ils ne l’extirpèrent pas du tout.

Quelques années plus tard, l’Église romaine intervient de nouveau, cette fois contre les Albigeois. « Des défenses semblables à celles formulées à l’occasion du mouvement vaudois, et en bien plus grand nombre, s’adressèrent aux Albigeois. Les synodes provinciaux, préoccupés des progrès de la dissidence hérétique, crurent n’avoir rien de mieux à faire, pour les arrêter, que de confisquer les livres saints, même ceux en langue latine, comme l’arme la plus dangereuse de leurs adversaires. On ne se fait pas d’idée de l’acharnement avec lequel l’inquisition cléricale recherchait les exemplaires de la version populaire de la Bible, en accusant cette dernière de toutes les erreurs que le dogmatisme officiel ou la hiérarchie compromise signalaient à tort ou à raison chez le parti proscrit. Il ne faut donc pas s’étonner que cette version ait disparu avec tout le reste de la littérature albigeoise et qu’aujourd’hui seulement nous soyons en mesure d’affirmer avec une parfaite assurance qu’un premier exemplaire du Nouveau Testament cathare est heureusement retrouvé ».

[Ed. Reuss, op. cit. (IV, 1852). Ce Nouveau Testament se trouve à Lyon (Bibliothèque municipale du palais Saint-Pierre, manuscrit 36). Il a été reproduit par M. Clédat en 1887 (Leroux, éditeur) sous ce titre : Le Nouveau Testament provençal de Lyon traduit au treizième siècle en langue provençale, suivi d’un rituel cathare. Ce rituel est tout émaillé de citations de l’Écriture. « Le dialecte de ce Nouveau Testament est du pur provençal parlé sur la rive droite du Rhône, probablement dans les départements de l’Aude et du Tarn, et particulièrement dans la Haute-Garonne et l’Ariège, où les Albigeois étaient le plus répandus » (Comba, Histoire des Vaudois d’Italie, I, 220). Voici, dans ce manuscrit, l’Oraison dominicale (Matthieu 6.9-13). Le texte est du treizième siècle. Il est traduit sur la Vulgate :

« Le nostre paire qu es els cels sanctificatz sia lo teus noms auenga lo teus regnes e sia faita la tua uolontatz sico el cel et e la terra. E dona a nos lo nostre pa qui es sobre tota causa. E perdona a nos les nostres deutes aisico nos perdonam als nostres deutors e no nos amenes en temtation mais deliura nos de mal ».

Voici le passage Romains 8.33-34 :

« Quals acusara contra les elegitz de Deu ? Deus, loquals justifica. Quals es que condampne ? Jhesu Xrist que morir, sobre que tot loquals resuscitec, loquals es a la destra de Deu, loquals neis prega per nos ».

En 1229, le concile de Toulouse promulgua le canon suivant (canon 14) :

Nous prohibons qu’on permette aux laïques d’avoir les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, à moins que quelqu’un ne désire, par dévotion, posséder un psautier ou un bréviaire pour le service divin, ou les heures de la bienheureuse Vierge. Mais nous leur défendons très rigoureusement (arctissime) d’avoir en langue vulgaire même les livres ci-dessus.

Le même concile établissait le tribunal de l’Inquisition et lui traçait par les lignes suivantes un programme d’action :

On détruira entièrement jusqu’aux maisons, aux plus humbles abris et même aux retraites souterraines des hommes convaincus de posséder les Écritures. On les poursuivra jusque dans les forêts et les antres de la terre. On punira sévèrement même quiconque leur donnera asile.

Voici deux autres décrets de conciles :

Nous avons arrêté que personne ne doit posséder les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament en langue romane, et si quelqu’un les possède, qu’il les livre, dans les huit jours après la promulgation de ce décret, à l’évêque du lieu, pour qu’ils soient brûlés, faute de quoi, qu’il soit clerc ou laïque, il sera tenu pour suspect d’hérésie jusqu’à ce qu’il se soit lavé de tout soupçon (Concile de Tarracon, canon 2. Année 1234).

Vous veillerez entièrement, selon tout ce que vous saurez être juste et légal, à ce que les livres théologiques ne soient pas possédés, même en latin, par des laïques, ni en langue vulgaire par les clercs ; vous veillerez à l’application des peines contre les susnommés (prædictos) et à tout ce qui concerne l’extirpation de l’hérésie et l’implantation de la foi (Concile de Béziers, canon 36. Année 1246).

[« Ce fléau avait pris une telle extension, écrit vers 1178 l’abbé Henri de Clairveaux, que ces gens non seulement s’étaient donné des prêtres et des pontifes, mais qu’ils avaient aussi des évangélistes, lesquels, corrompant et annulant la vérité évangélique, leur façonnaient de nouveaux Évangiles. Ils prêchent sur les Évangiles et les épîtres et d’autres Saintes Écritures qu’ils corrompent en les expliquant, comme des docteurs d’erreur incapables d’être disciples de la vérité, puisque la prédication et l’explication des Écritures est absolument interdite aux laïques » (Actes de l’Inquisition, cités par Limborch dans son Histoire de l’Inquisition, chap. VIII).]

A la même époque, probablement peu après le concile de Toulouse, un synode, à Reims, auquel nous avons déjà fait allusion, condamne au feu un nommé Echard, coupable d’hérésies qu’accompagnait assurément la lecture de la Bible en langue vulgaire.

[On connaît ce fait par un sermon que prononça, en 1231, à Paris, Philippe de Grève, un homme terrible aux hérétiques. Le sujet de ce sermon, prononcé un jour de Cène, est le pain, les bons pains et les mauvais pains. Les citations suivantes sont d’un extrême intérêt, car elles montrent l’attitude des docteurs de l’Église contre l’hérésie, aux premiers temps de la lutte, et la manière dont ils citaient l’Écriture.

« Le four du premier pain, dit le prédicateur, c’est l’étude, l’école de la Sainte Écriture. Les boulangers de ce four sont les docteurs de la Sainte Écriture. Le four du second pain est celui de la pénitence, dont les boulangers sont les confesseurs. Le four du troisième pain est le très saint autel (l’Eucharistie), et les boulangers de ce four sont les prêtres.

Mais aujourd’hui, malheur à nous ! car contre ces fours le diable a bâti ses fours à lui, dans l’Albigeois, la Romagne, le Milanais, et chez nous.

Son premier four, c’est la retraite cachée où se donne l’enseignement suspect. Les boulangers de ce four sont les faux prédicateurs. Le pain de ce four, c’est la fausse doctrine, la doctrine secrète. « Les eaux dérobées sont douces et le pain du mystère est agréable » (Proverbes 9.17). De ces boulangers était le boulanger Échard (Hyechardus) qu’a condamné le synode de Reims. Ses imitateurs sont ceux qui prêchent en secret comme il faisait. « Plusieurs faux prophètes s’élèveront et ils séduiront beaucoup de gens… Si quelqu’un vous dit : Il est ici, ou : Il est là, ne le croyez pas. Si on vous dit : Il est au désert, n’y allez pas » (Matthieu 24.23). Il faut se défier de ceux qui recherchent la solitude. C’est pour cela que le Seigneur dit dans l’Évangile : « Gardez-vous du levain des pharisiens, qui est l’hypocrisie ». Saint Bernard nous enseigne à réprimander ces gens-là : « Les gens sans instruction sont bornés, dit-il. Il ne faut cependant pas les négliger, ni agir avec eux sans énergie, car leurs discours gagnent de proche en proche, comme le cancer ». Voilà pourquoi le concile de Reims a ordonné de ne plus traduire, comme on l’a fait jusqu’à présent, les Saintes Écritures dans l’idiome français.

Le second four du diable, c’est celui de la confession séductrice. Les boulangers de ce four, ce sont ceux qui méprisent les clefs de l’Église. Quelques-uns abolissent entièrement la confession. D’autres nient sa valeur en disant qu’elle est inutile à ceux qui portent le signe de la Croix. D’autres ne la nient pas, mais en étendent l’efficacité, disant que n’importe qui peut confesser.

Le troisième four du diable, c’est l’assemblée de la société pernicieuse. Les boulangers de ce four sont les semeurs de schismes. Tel était ce Rémois, Echard. C’est de cette assemblée qu’il est dit dans le psaume : « J’ai haï l’assemblée des méchants ».

De ce triple four de la doctrine corrompue, de la confession séductrice, de l’assemblée de la société pernicieuse, ce boulanger rémois a été transféré dans le four de la peine temporelle, et de là dans le four de la géhenne. »

Comme on l’a fait remarquer, un prédicateur ne parle pas avec cette animation de faits anciens. Le supplice d’Echard était tout récent, probablement de 1230. Ce devait être un effet des décisions du concile de Toulouse. Dans une autre homélie, Philippe de Grève dit que Echard et ses compagnons étaient des Pauvres de Lyon, des Vaudois. (Voir Le Chancelier Philippe, de Charles Langlois, dans la Revue politique et littéraire du 23 novembre 1907).]

En 1235, on brûlait des hérétiques à Châlons-sur-Marne. Robert le Bougre, grand inquisiteur de France, et Philippe de Grève, chancelier de l’Église, assistaient à leur supplice.

On voit que l’hérésie avait eu la vie dure en Lorraine, et que, si elle était contrainte de s’affirmer « en secret », la croisade papale de 1211 n’avait pourtant pas réussi à l’annihiler.

La Bible avait pris position, en Lorraine et ailleurs, et on ne devait pas la déloger. Rome n’avait pas su prévoir. Elle arrivait trop tard. On peut lui rendre le témoignage qu’elle essaya de se rattraper dans la suite.

Mais que ce livre lui paraissait donc redoutable ! Quelle déclaration de guerre ! Vous cherchez des preuves du caractère divin de la Bible ? Ne cherchez plus, en voici une, décisive. Contre un assaut pareil, soutenu avec tant de persévérance, de puissance et de cruauté, un livre humain eût-il tenu bon ? Cette enclume qui résiste à tant de marteaux formidables, qui les brise les uns après les autres, ce ne peut être que le Verbe divin.

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