Histoire de la Bible en France

2. Comment la Bible fut défendue

1° Par les colporteurs bibliques et les libraires

« Le peuple des Albigeois et des Vaudois qui brava le martyre pour l’amour de la Bible, dit M. Pétavel dans La Bible en France, ne devait pas périr entièrement. Le sang qu’ils répandent appelle et prépare la réaction victorieuse du seizième siècle, et ceux d’entre eux qui survivent se réfugient dans les hautes Alpes de la France et du Piémont, qui deviennent le boulevard de la liberté religieuse. Descendaient-ils de leurs vallées dans la plaine, ils distribuaient la Bible sous le manteau ; les poursuivait-on à main armée dans leurs retraites, ils emportaient leurs précieux manuscrits dans des cavernes connues d’eux seuls. La mission de ces peuples fut de donner asile à la Bible jusqu’au jour où elle descendrait de ces remparts neigeux pour conquérir le monde ».

[Voici l’Oraison dominicale empruntée au Nouveau Testament vaudois (Manuscrit de Zurich, du quinzième siècle, qui, d’après M. Reuss, « a incontestablement servi aux Vaudois des vallées du Piémont ») :

« O tu lo nostre payre loqual sies en li cel lo teo nom sia santifica lo teo regne uegna la tua volonta sia faita enayma ilh es fayta et cel sia fayta en terra donna nos encoy lo nostre pan cottidiem. E nos perdonna li nostre pecca enayma nos perdonen a aquilh que an pecca de nos. E non nos menar en temptacion mas deyliora nos de mal. Amen ».

Texte curieux à comparer avec celui de l’Oraison dominicale dans le Nouveau Testament cathare, donné plus haut.

« Dès le 5 février 1526, écrit M. Matthieu Lelièvre (Portraits et Récits huguenots), un arrêté du Parlement de Paris, publié à son de trompe par les carrefours, interdisait la possession ou la vente du Nouveau Testament traduit en français. Dès lors la Bible ne put s’imprimer qu’à l’étranger et ne pénétra en France que comme un article de contrebande. Ceux qui l’y introduisaient risquaient leur tête, mais cette considération ne les arrêta jamais. « Par leur entremise, dit un historien catholique, Florimond de Rœmond, en peu de temps la France fut peuplée de Nouveaux Testaments à la française ». Ces colporteurs, ou porte-balles, furent la vaillante avant-garde de l’armée évangélique, exposée aux premiers coups et décimée par le feu. »

« A côté des prédicateurs, écrit M. Lenient, s’organisa l’invincible armée du colportage. Missionnaire d’un nouveau genre, le colporteur descend le cours du Rhin, en traversant Bâle, Strasbourg, Mayence… Du côté de la France, il s’arrête d’abord à Lyon, première étape de la Réforme ; de là il rayonne sur le Charolais, la Bourgogne, la Champagne, et jusqu’aux portes de Paris. Par la longue vallée où fument encore les cendres de Cabrières et de Mérindol, il s’enfonce au cœur du midi, dans les gorges des Cévennes, dans les murs de Nîmes et de Montpellier. Infatigable à la marche, cheminant la balle au dos ou trottant sur les pas de son mulet, il s’introduit dans les châteaux, les hôtelleries et les chaumières, apôtre et marchand tout à la fois, vendant et expliquant la Parole de Dieu, séduisant les ignorants comme les habiles par l’appât des gravures et des livres défendus. Cette propagande clandestine eut un effet immense. Ce fut par elle surtout que la satire protestante s’insinua dans les masses et ruina l’antique respect que l’on portait à l’Église romaine ».

[La Satire en France, p. 161, 162. Pour nous, le colporteur fut plus puissant par la Bible que par la « satire protestante ». Mais cet hommage impartial rendu au colportage biblique méritait d’être relevé.]

A peine le Nouveau Testament de Lefèvre d’Étaples, le premier Nouveau Testament traduit en français, est-il imprimé (1523), que les porte-balles font leur apparition. Parmi eux, les Vaudois furent au premier rang, mais ils eurent beaucoup d’imitateurs parmi les réfugiés de Genève, de Lausanne et de Neuchâtel.

Même des grands seigneurs et des hommes de culture se firent colporteurs pour répandre la Bible. « Ils ne pensaient pas déroger, dit M. Matthieu Lelièvre, en chargeant la balle sur leurs épaules. S’il y avait des cordonniers parmi eux, il y avait aussi des gentilshommes. La foi et le zèle égalisaient les conditions sociales. » « Étudiants et gentilshommes, dit Calvin, se travestissent en colporteurs, et, sous l’ombre de vendre leurs marchandises, ils vont offrir à tous fidèles les armes pour le saint combat de la foi. Ils parcourent le royaume, vendant et expliquant les Évangiles ».

Les colporteurs formaient des associations nommées « les amateurs de la très sainte Évangile ». On les trouve en France et hors de France. En 1526, l’évêque de Lausanne faisait rapport au duc de Savoie que « dans le pays de Vaud, bourgeois et manants déclarent tenir pour la Bible de Luther, malgré les menaces de brûler comme faux frères et traîtres hérétiques les Évangélistes prétendus[a]. »

[a] Les grands jours de l’Église réformée, par J. Gaberel.

En 1528, l’évêque de Chambéry écrivait au pape : « Votre Sainteté saura que cette détestable hérésie nous arrive de tous côtés par le moyen des porte-livres. Notre diocèse en aurait été, entièrement perverti si le duc n’eût pas fait décapiter douze seigneurs qui semaient ces Évangiles. Malgré cela, il ne manque pas de babillards qui lisent ces livres et ne veulent les céder à aucun prix d’argent. » (Ibid.)

S’il y eut des seigneurs pour faire du colportage biblique, il y eut une princesse pour employer des colporteurs : nous avons nommé Marguerite de Navarre. « Ayant fui, dit Merle d’Aubigné, loin des palais et des cités où soufflait l’esprit persécuteur de Rome et du Parlement, elle s’appliquait surtout à donner un élan nouveau au mouvement évangélique dans ces contrées du Midi. Son activité était inépuisable. Elle envoyait des colporteurs qui s’insinuaient dans les maisons, et, sous prétexte de vendre des bijoux aux damoiselles, leur présentaient des Nouveaux Testaments imprimés en beaux caractères, réglés en rouge, reliés en vélin et dorés sur tranches. « La seule vue de ces livres, dit un historien, inspirait le désir de les lire. » (Histoire de la Réforme au temps de Calvin, t. III.)

Laissons Crespin, résumé par M. Matthieu Lelièvre (livres III, IV, V, VII, de l’Histoire des Martyrs), nous parler de ces pionniers de l’œuvre biblique : « Leurs livres ne formaient souvent qu’une partie de leur pacotille, et, comme le pasteur vaudois dont Guillaume de Félice a mis en vers la touchante histoire, ils commençaient à offrir à leurs clients de belles étoffes et des bijoux d’or, avant de leur présenter la « perle de grand prix ». Il faut se souvenir qu’au seizième siècle, comme au moyen âge, le commerce de détail, en dehors des villes, se faisait à peu près exclusivement par le moyen de colporteurs ambulants, qui débitaient toutes sortes de marchandises, y compris les livres. Les autorités ne songeaient donc pas à gêner ces modestes commerçants et durent être assez lentes à découvrir que l’hérésie se dissimulait parfois entre les pièces d’étoffe.

« Le colportage des Livres saints ne se faisait pas seulement sous forme indirecte. Il y eut des colporteurs bibliques, analogues aux nôtres, pour qui la grande affaire c’était l’évangélisation. Réfugiés à Genève, à Lausanne et à Neuchâtel, pour fuir la persécution qui faisait rage en France, ils étaient troublés en pensant que, de l’autre côté du Jura, les moissons blanchissantes réclamaient des ouvriers. Alors ils partaient, emportant avec eux un ballot de livres, qu’ils dissimulaient de leur mieux, souvent dans une barrique, que les passants supposaient contenir du vin ou du cidre. Ce fut de cette manière que Denis Le Vair, qui avait évangélisé les îles de la Manche, essaya de faire pénétrer en Normandie une charge de livres de l’Écriture. Comme il faisait marché avec un charretier pour le transport de son tonneau, deux officiers de police, flairant une marchandise suspecte, lui demandèrent si ce n’étaient point par hasard des « livres d’hérésie » qu’il transportait ainsi. — Non, répondit Le Vair, ce sont des livres de la Sainte Écriture, contenant toute « vérité ». Il ne cacha pas qu’ils lui appartenaient et l’usage qu’il voulait en faire. Traîné de prison en prison, il fut finalement condamné, par le parlement de Rouen, à être brûlé vif, et il souffrit le martyre avec une admirable constance.

Comme beaucoup des premiers missionnaires de la Réforme française, Philibert Hamelin avait été prêtre. Converti à l’Évangile à Saintes, il fut jeté en prison en 1546, mais il réussit à s’enfuir à Genève. Il y établit une imprimerie, d’où sortirent plusieurs ouvrages religieux. Mais cet imprimeur avait une âme d’apôtre. Il se reprochait d’avoir déserté son devoir en quittant son pays, et, non content d’y envoyer des colporteurs chargés de répandre la Bible et des livres de controverse, il prit lui-même la balle sur son dos et s’en alla de lieu en lieu répandre la bonne semence. Pourchassé par les autorités qui confisquaient ses livres, il rentrait à Genève pour s’y approvisionner et repartait pour la France. Bernard Palissy, qui fut son ami, nous le montre « s’en allant, un simple bâton à la main, tout seul, sans aucune crainte, et s’efforçant, partout où il passait, d’inciter les hommes à avoir des ministres… ».

Allant par le pays, dit Crespin, il épiait souvent l’heure où les gens des champs prenaient leur réfection au pied d’un arbre ou à l’ombre d’une haie. Et là, feignant de se reposer auprès d’eux, il prenait occasion, par petits moyens et faciles, de les instruire à craindre Dieu, à le prier avant et après leur réfection, d’autant que c’était lui qui leur donnait toutes choses pour l’amour de son Fils Jésus-Christ. Et sur cela, il demandait aux pauvres paysans s’ils ne voulaient pas bien qu’il priât Dieu pour eux. Les uns y prenaient grand plaisir et en étaient édifiés ; les autres étonnés, oyant choses non accoutumées ; quelques-uns lui couraient sus, parce qu’il leur montrait qu’ils étaient en voie de damnation, s’ils ne croyaient à l’Évangile. En recevant leurs malédictions et outrages, il avait souvent cette remontrance en la bouche : « Mes amis, vous ne savez maintenant ce que vous faites, mais un jour vous le saurez, et je prie Dieu de vous en faire la grâce ».

« Le colporteur devint le pasteur des petites communautés évangéliques fondées à Saintes et dans la presqu’île d’Arvert, et dont faisait partie Palissy, le potier de génie. Il y déploya un zèle admirable et fut, selon l’expression de celui-ci, « un prophète, un ange de Dieu, envoyé pour annoncer sa parole et le jugement de condamnation, et dont la vie était si sainte que les autres hommes étaient diables au regard de lui.

En rentrant en France, Philibert Hamelin avait fait le sacrifice de sa vie. Arrêté au milieu de ses travaux apostoliques, il fut conduit à Bordeaux, où, après avoir souffert toutes sortes de mauvais traitements, il fut condamné à mort.

[Le futur martyr était déjà en prison. Un ami arrive et offre au geôlier une forte somme d’argent pour le laisser échapper. Le geôlier est tenté. Il a l’idée de consulter… Hamelin ! et Hamelin, justifiant cette prodigieuse confiance, unique probablement dans toutes les chroniques de toutes les prisons, lui conseille de refuser et lui dit « qu’il valait mieux qu’il mourût par la main de l’exécuteur que de le mettre en peine pour lui. » (Doumergue, Calvin, I, p, 604.) Admirable application du précepte : Faites aux autres ce que vous voulez que les autres vous fassent !]

Avant d’aller au supplice, il mangea avec les autres prisonniers, qu’il édifia par sa joie et par ses paroles pleines de foi et d’espérance. En sa qualité d’ancien prêtre, il fut conduit à l’église de Saint-André, où on le dégrada. On le ramena ensuite devant le palais, où devait avoir lieu son supplice. Afin d’empêcher qu’il ne fût entendu de la foule, les trompettes sonnèrent sans cesser ; toutefois, on put voir, à sa contenance, qu’il priait. Après l’avoir étranglé, le bourreau jeta son corps sur un bûcher où il fut réduit en cendres.

Au mois de juillet 1551, deux jeunes gens quittaient Genève pour se rendre dans l’Albigeois, d’où ils étaient originaires. L’un, âgé de vingt-deux ans, se nommait Jean Joëry et l’autre était un tout jeune garçon qui lui servait de domestique. Ils portaient un ballot de livres protestants. Arrêtés à Mende, en Languedoc, ils furent traduits devant la justice du lieu et condamnés à être brûlés. Ils en appelèrent au parlement de Toulouse, devant lequel Joëry confessa sa foi avec courage, « rendant bonne raison de tout par l’autorité de l’Écriture ». Son jeune compagnon, encore peu instruit, était parfois embarrassé par les arguties des docteurs ; mais il les renvoyait alors à son maître, et il répondit à ceux qui voulaient ébranler sa confiance en lui : « Je l’ai toujours connu de si bonne et sainte vie que je me tiens pour assuré qu’il m’a enseigné la vérité contenue en la Parole de Dieu ».

On les conduisit à la place Saint-Georges, où devait périr sur la roue Jean Calas, deux cent onze ans plus tard. Le serviteur fut attaché le premier sur le bûcher, où des moines cherchèrent encore à obtenir de lui une abjuration. Joëry s’empressa de le rejoindre sur les fagots, et, le voyant en larmes, lui dit : « Hé quoi ! mon frère, tu pleures ! Ne sais-tu pas que nous allons voir notre bon Maître et que nous serons bientôt hors des misères de ce monde ? » Le serviteur lui répondit : « Je pleurais parce que vous n’étiez pas avec moi. — Il n’est pas temps de pleurer, reprit Joëry, mais de chanter au Seigneur ! » Et pendant que la flamme commençait à lécher leurs membres, ils entonnèrent un psaume. Joëry, « comme s’il se fût oublié soi-même », se levait contre le poteau tant qu’il pouvait, et se retournait pour lui donner courage. Et ayant aperçu qu’il était passé, il ouvrit la bouche comme pour humer la flamme et la fumée, et baissant le cou, rendit l’esprit. » (Matthieu Lelièvre, Messager des Messagers, novembre 1905.)

Étienne de La Forge, riche marchand en la rue Saint-Martin, l’ami de Farel et de Calvin, « avait, dit Crespin, en singulière recommandation l’avancement de l’Évangile, jusques à faire imprimer à ses dépens livres de la Sainte Écriture, lesquels il avançait et mêlait parmi les grandes aumônes qu’il faisait, pour instruire les pauvres ignorants ». Il fut pendu, puis brûlé, au cimetière Saint-Jean, à Paris, le 13 novembre 1534.

Macé Moreau, arrêté à Troyes et trouvé porteur d’un ballot d’exemplaires de livres saints, fut, lui aussi, soumis à la question. Pendant les tortures qu’on lui infligeait, il dit au juge qui essayait de lui arracher la dénonciation de ses frères : « Juge, tu me tourmentes bien, mais tu n’y gagneras guère ». Au milieu des souffrances, on l’entendit dire : « Ah ! méchante chair, que tu es rebelle ! tu seras toutefois à la fin mâtée ! » Il alla au bûcher en chantant des psaumes, et ses chants ne cessèrent que quand l’ardeur des flammes le suffoqua.

La question fut également impuissante à vaincre la constance d’un autre colporteur biblique, Nicolas Nail, bien qu’au sortir du banc de torture il eût les membres broyés. [On lui mit, dit Crespin, baillon de bois en la bouche, attaché par derrière avec des cordes, et de telle sorte étreint que la bouche de grande violence lui saignait des deux côtés, et la face par grande ouverture de la bouche était hideuse et défigurée. Et combien que la bouche lui fût en cette sorte bouchée, il ne laissait point, par signes et regards continuels au ciel, de donner à connaître l’espérance et la foi qu’il avait.] Amené au parvis Notre-Dame, on voulut le contraindre à s’incliner devant la statue de la Vierge. Ne pouvant exprimer autrement son sentiment, à cause du bâillon qu’il avait dans la bouche, il tourna le dos à l’idole. La populace, émue de rage, voulait le mettre en pièces. Pour la satisfaire, le bourreau aggrava le supplice du bûcher en saupoudrant de soufre le corps du martyr préalablement enduit de graisse, « tellement, dit Crespin, que le feu à grand’peine avait pris au bois, que la paille flamboyante saisit la peau du pauvre corps, et ardait au-dessus, sans que la flamme encore pénétrât en dedans ». Le feu ayant brûlé les cordes qui retenaient le bâillon, on entendit s’élever du milieu des flammes la voix du martyr invoquant le nom de Dieu. L’exécution eut lieu sur la place Maubert, en 1553.

L’un des plus vaillants parmi ces colporteurs fut certainement Nicolas Ballon, qui, quoique âgé, fit plusieurs voyages de Genève en France pour y introduire des livres saints. Arrêté à Poitiers, en 1556, il fut condamné à mort. Ayant interjeté appel, il fut conduit à Paris où il fut oublié assez longtemps en prison. Il y passa son temps à instruire les prisonniers et leur apprenait à prier Dieu. Sur l’ordre du roi, la sentence des juges de Poitiers fut confirmée, et Ballon dut être ramené dans cette ville pour y subir son supplice. En route, il réussit à fuir et à atteindre Genève. Mais son zèle était si grand qu’il en repartit peu après avec une charge de livres. A ceux qui essayaient de le détourner de cette résolution, qu’ils taxaient de témérité, il répondait simplement que « Dieu l’avait appelé à cette vocation ». Il ajoutait qu’il n’ignorait pas les périls au-devant desquels il allait, mais que Dieu lui aiderait à en venir à bout, et « qu’intérieurement il se sentait appelé à confesser Jésus-Christ devant les iniques ». Son pressentiment ne le trompait pas ; il fut arrêté à Châlons, ramené à Paris, et brûlé aux Halles. Son jeune serviteur, qui l’aidait dans son œuvre, fut aussi envoyé au bûcher quelques jours après.

Souvent on brûlait les Bibles en même temps que ceux qui les avaient distribuées. Étienne Pouillot fut brûlé, en place Maubert, avec une charge de livres sur les épaules. Quelques années plus tard, en 1559, deux bûchers furent allumés en face l’un de l’autre sur cette même place. Sur l’un fut brûlé vif Marin Marie, coupable d’avoir apporté en France une charge de Nouveaux Testaments et de Bibles, et sur l’autre bûcher furent consumés ces livres eux-mêmes. Le même fait se passait fréquemment en Flandre. La sentence de Jacques de Loo portait qu’il sera « brûlé tout vif et consumé en cendres, et par avant seront tous ses livres brûlés en sa présence ».

A Avignon, qui appartenait au pape, on ne traitait pas mieux la Bible qu’à Lille, soumise au roi d’Espagne. Des prélats s’y promenant un jour après dîner, en compagnie de femmes de mœurs peu sévères, après leur avoir acheté, dans une boutique de la rue au Change, des images et portraits que Crespin dit « déshonnêtes », eurent leur attention attirée par l’étalage d’un petit marchand depuis peu établi à Avignon, qui exposait en vente des Bibles en latin et en français. Il fallait une rare hardiesse pour mettre en vente des Bibles dans la ville des papes. Les prélats lui exprimèrent leur étonnement : « Qui t’a fait si hardi, lui dirent-ils, de déployer une telle marchandise en cette ville ? Ne sais-tu pas que de tels livres sont défendus ? » Le libraire, sans perdre contenance, leur répondit : « La sainte Bible n’est-elle pas aussi bonne pour le moins que ces belles images et peintures que vous avez achetées à ces demoiselles ? » Il n’eut pas sitôt dit cette parole que l’évêque d’Aix, qui était l’un des prélats ainsi pris à partie, s’écria : « Je renonce à ma part de paradis s’il n’est luthérien ». Il ne se trompait pas en estimant que là où se trouvaient réunies la Bible et la sévérité des moeurs, il y avait preuve évidente de protestantisme : « Sur-le-champ, dit Crespin, le pauvre libraire fut empoigné et bien rudement mené en prison. Car, pour faire plaisir aux prélats, une bande de ruffiens et de brigandeaux, qui les accompagnaient, commencèrent à crier : « Au luthérien ! au luthérien ! au feu ! au feu ! » L’un lui baillait un coup de poing, l’autre lui arrachait la barbe, tellement que le pauvre homme était tout plein de sang devant que d’arriver dans la prison ».

Le lendemain, il fut amené devant les juges, en la présence des évêques, et fut interrogé. Il dit, entre autres choses, à ses juges : « Vous qui habitez en Avignon, êtes-vous tous seuls de la chrétienté qui ayez en horreur le Testament du Père céleste ? Et pourquoi ne voulez-vous pas permettre que l’instrument et les lettres authentiques de l’alliance de Dieu soient partout publiés et entendus ? Voulez-vous défendre et cacher ce que Jésus-Christ a baillé puissance à ses saints apôtres de publier en toutes langues, afin qu’en tout langage le saint Évangile fût enseigné à toute créature ? Que ne défendez-vous plutôt les livres et les peintures qui sont pleines de paroles déshonnêtes, et même de blasphèmes, pour inciter les hommes aux mauvaises moeurs et à mépriser Dieu ? »

L’indomptable fidélité du libraire, qui se refusa à faire amende honorable devant les prélats, et leur déclara en face qu’ils étaient plutôt sacrificateurs de Bacchus et de Vénus que vrais pasteurs de l’Église de Jésus-Christ, acheva de le perdre, et il fut envoyé ce jour même au bûcher. Et, pour bien marquer la cause de sa condamnation, on lui attacha deux Bibles au cou, l’une par-devant et l’autre par-derrière. « Ce n’étaient pas là, dit Crespin, de fausses enseignes ; car vraiment le pauvre libraire avait la Parole de Dieu au cœur et en la bouche, et ne cessa, par le chemin et au lieu du supplice, d’exhorter et d’admonester le peuple de lire la sainte Écriture, tellement que plusieurs furent émus à s’enquérir de la vérité. »

C’est ainsi que les colporteurs bibliques du seizième siècle accomplissaient leur grande mission, et savaient parler, agir, souffrir et mourir au service du Livre où ils avaient trouvé pour eux-mêmes le salut et la paix de l’âme. » (Portraits et récits huguenots, par Matthieu Lelièvre.)

Voilà comment la Bible était défendue, ou plutôt voilà comment elle se défendait. Le livre qui inspire à ceux qui le lisent l’invincible passion de le répandre n’est-il pas d’avance « plus que vainqueur ? »

Si l’on demandait : « Ces travaux des colporteurs bibliques ont-ils porté des fruits ? » nous pourrions répondre par une page de Michelet :

« Le premier martyr parisien, dit-il (La Réforme, p. 410), fut un jeune ouvrier d’une vie toute édifiante. Il était paralytique, et on le prit dans son lit. Il avait été d’abord un garçon leste et ingambe, vif, farceur, véritable enfant de Paris. Frappé par un accident, il n’en était pas moins resté un grand rieur. Assis devant la porte de son père, qui était un cordonnier, il se moquait des passants. Un homme dont il riait approche, et dit avec douceur : « Mon ami, si Dieu a courbé ton corps, c’est pour redresser ton âme ». Il lui donna un Évangile. Étonné, il prend, lit, relit, devient un autre homme. Son infirmité augmentant, il resta six ans dans son lit, gagnant sa vie à enseigner l’écriture ou à graver sur des armes de prix, ce qui le mettait à même de donner aux pauvres et de les gagner à l’Évangile ».

Michelet continue en citant, non de Bèze, ni Crespin, mais le récit d’un fort zélé catholique : Le Bourgeois de Paris (publié en 1854). L’auteur trouve ces « horreurs admirables ».

« Audict an 1534, 10 novembre, furent condamnées sept personnes à faire amende honorable en un tombereau, tenant une torche ardente, et à être brûlées vives. Le premier desquels fut Barthélemy Milon, fils d’un cordonnier, impotent, qui avoit lesdits placards. Et pour ce, fut brûlé tout vif au cimetière Saint-Jean[b]. »

[b] Il faut lire le récit de ce martyre dans Crespin, édition de Toulouse, I, 302.

2° Par les imprimeurs

Parmi les champions de la Bible il faut mentionner ceux qui l’imprimèrent, entre autres Barthélemy Buyer, de Lyon, le premier qui imprima le Nouveau Testament en français, vers 1474 ; Simon de Colines, qui imprima le Nouveau Testament de Lefèvre ; Pierre Wingle, qui imprima la Bible d’Olivétan ; Étienne Dolet, brûlé vif en 1546, dont la devise : Préservez-moi, ô Seigneur, des calomnies des hommes, raconte toute la vie ; Philibert Hamelin, dont il a déjà été question plus haut, et surtout Robert Estienne, ce géant, dont l’historien de Thou a dit : « Robert Estienne laisse loin derrière lui les Alde, Manuce et Froben… Non seulement la France, mais tout le monde chrétien doit plus à Robert qu’au plus courageux des capitaines qui ont reculé ses frontières. Sa seule industrie a fait pour l’honneur et la gloire impérissable de la France plus que tant de hauts faits pendant la guerre ou la paix. » (Renouard, Annales de l’imprimerie des Estienne.)

Robert Estienne (1503-1559) était un imprimeur doublé d’un savant de premier ordre. Il possédait le latin, le grec et l’hébreu. Le latin, il le parlait couramment, et comme il recevait souvent des étrangers auxquels le latin était plus familier que le français, cette langue avait fini par être parlée couramment chez lui, par ses enfants, par sa femme, et même par ses domestiques. On répétait volontiers que dans cette maison, de la cave au grenier chacun parlait latin. On a dit de lui que tous les instants de sa vie furent marqués par quelque service rendu aux lettres. Pas une année ne s’écoulait sans qu’il mit au jour quelque bonne édition des meilleurs ouvrages en littérature ancienne. Et son humilité devait être aussi grande que sa science, à en juger par sa devise, imprimée sur tous ses livres : Noli altum sapere (ne cherche pas ce qui est élevé), citation de Romains 11.20, d’après la Vulgate.

Ce lettré, dont le savoir était immense et la réputation européenne, mettait les saintes lettres au-dessus de toutes les autres. Voici comment il s’exprime au sujet de la Bible :

Où est-ce qu’il y a plus grande lumière qu’en l’Église de Christ, en laquelle s’administre tous les jours non pas ce que les hommes ont songé et controuvé, mais la pure parole de Dieu, laquelle découvre les impiétés des hommes et leurs péchés, réduit en la voie ceux qui sont errants et vagabonds, propose le salut qui est ordonné de Dieu avant tout temps en un seul Christ rédempteur, et nous amène et confirme en une certaine espérance de la vie éternelle ?[c]

[c] Dans les Censures des théologiens, dont il sera question plus loin.

Cette Parole de Dieu, il semble que sa passion dominante ait été de la donner dans sa pureté, soit d’abord en latin, soit ensuite en français, et cela pour aider à la piété. Voici comment il s’exprime dans la préface de sa Bible latine de 1540, un magnifique grand in-folio :

Ce fut toujours notre dessein d’aider, dans la mesure de nos forces, aux études des hommes pieux, et nous ne cesserons pas d’y aider jusqu’à ce que notre Maître nous redemande, selon son droit, l’âme que nous avons reçue de Lui pour peu de temps.

Il n’avait que dix-neuf ans quand il prépara l’édition du Nouveau Testament latin que fit paraître son beau-père Simon de Colines, imprimeur du roi, en 1522, et qui est la première édition critique des Écritures en France. Il voulait ainsi « aider les hommes pieux » à lire la Parole de Dieu dégagée de ses surcharges humaines.

C’était alors une chose bien nouvelle, dit-il, vu la malignité de ce temps, que de trouver des livres de la Sainte Écriture corrects (Ibid).

Toujours désireux d’ « aider », il voulut rendre aussi facile que possible le maniement de la Bible. Nous sommes tous les obligés de Robert Estienne, car c’est à lui que nous devons la division en versets de la Bible. Cette division apparaît pour la première fois dans son Nouveau Testament grec de 1551. Il l’avait faite, raconte son fils Henri, pendant un voyage à cheval de Paris à Lyon (c’est probablement pour cela qu’elle offre certaines imperfections). En 1552 paraissait le premier Nouveau Testament français (avec le latin en regard) divisé en versets, et en 1553 la première Bible française divisée en versets. Ne retrouve-t-on pas là l’homme qui voulait « aider aux études » des hommes pieux ? Et s’il voulait y aider dans « la mesure de ses forces », il faisait bonne mesure, puisqu’il y travaillait même à cheval.

En outre, il imprima au commencement de la Bible un index des citations de l’Ancien Testament dans le Nouveau (il en compte 375, citations ou allusions), et, à la fin, une concordance qui, dans la Bible grand in-folio de 1540, ne compte pas moins de 342 colonnes. Toujours pour « aider », il ajoute en marge du texte des notes explicatives pour lesquelles il obtenait la collaboration d’hommes compétents.

En l’an 1541, dit-il, j’imprimai le Nouveau Testament avec brèves annotations en marge, lesquelles j’avais eues de gens bien savants.

En 1532, il publia en latin, pour faciliter à tous l’accès des Écritures, toujours pour « aider », un résumé de l’enseignement biblique, et, en 1540, le publia en français, pour « être attaché aux parois », et en particulier pour être affiché dans les écoles. C’est un bel exemple de propagande biblique. Cette somme est rédigée dans les termes mêmes de la Bible, sans formules théologiques, ni aucune polémique. « C’est l’œuvre, a dit M. N. Weiss, non d’un théologien, mais d’un laïque resté tel malgré une culture que bien peu de savants de son temps ont égalée ».

Pour faciliter le maniement de la Bible, il publia aussi une concordance latine et trois harmonies des Évangiles. Y compris le Nouveau Testament, de 1522, il ne publia pas moins, en trente-sept ans, de 41 éditions des Écritures, dont 11 Bibles (8 latines, 2 hébraïques, 1 française) et 8 Nouveaux Testaments (4 grecs, 2 latins, 1 français-latin, 1 grec-français). Les autres publications étaient des fragments scripturaires (Pentateuque, psautier, Évangiles, harmonies évangéliques, livres de Salomon, etc.), dont sept accompagnant des commentaires de Calvin. Toutes ces éditions sont de purs chefs-d’œuvre de typographie. Jamais on ne s’est servi de plus beaux caractères, ni d’un plus beau papier. « Ces volumes, grands et petits, d’un si séduisant usage, dit le bibliographe des Estienne, M. Renouard, avaient en quelque sorte ouvert à tous le livre entier des textes sacrés.[d] »

[d] Annales de l’imprimerie des Estienne. « Robert Estienne, a dit M. Doumergue, constituait à lui tout seul la première Société biblique de France » (Doumergue, Calvin, 1, 599).

Malheureusement, à partir de la publication du Nouveau Testament de 1522 jusqu’en 1552, l’année où il alla s’établir à Genève, il n’est pas un de ces volumes qui ne lui ait valu des persécutions plus ou moins ouvertes.

Il faut lire dans la préface d’un livre que Robert Estienne publia aussitôt réfugié à Genève : Les Censures des théologiens par lesquelles ils avaient faussement condamné les Bibles imprimées par Robert Estienne, imprimeur du Roi, avec la réponse d’icelui Robert Estienne[e], il faut lire dans cette préface le récit des luttes qu’il eut à soutenir pour la Parole de Dieu. Nous voudrions, par quelques citations de ce pamphlet remarquable, donner une idée des péripéties de cette lutte où la comédie côtoie le drame. Dès la première page, c’est un cri à la fois de délivrance et d’indignation.

[e] « Un des morceaux les plus éloquents et les plus curieux de cette époque », dit M. Lenient, dans La Satire en France, p. 159.

Premièrement, qu’avais-je fait, quelle était mon iniquité, quelle offense avais-je faite, pour me persécuter jusques au feu, quand les grandes flammes furent par eux allumées, tellement que tout était embrasé en notre ville l’an MDXXXII, sinon pour ce que j’avais osé imprimer la Bible en grand volume, en laquelle toutes gens de bien et de lettres connaissent ma fidélité et diligence ? Et ce avais-je fait par la permission et conseil des plus anciens de leur collège, dont le privilège du Roy rendait bon témoignage ; lequel je n’eusse jamais impétré, si je n’eusse fait apparoir qu’il plaisait ainsi à messieurs nos maistres. Eux toutefois ayant l’occasion, me demandaient pour me faire exécuter à mort, criant sans fin et sans mesure, à leur façon accoutumée, que j’avais corrompu la Bible. C’était fait de moi si le Seigneur ne m’eût aidé pour montrer de bonne heure que j’avais ce fait par leur autorité…

… Ils criaient qu’il me fallait envoyer au feu pour ce que j’imprimais des livres si corrompus, car ils appelaient corruption tout ce qui était purifié de cette bourbe commune, à laquelle ils étaient accoutumés.

L’an MDXL, j’imprimai derechef la Bible, en laquelle je restituai beaucoup de passages sur l’original d’une copie ancienne, notant en la marge la vraie lecture convenant avec les livres des Hébreux, ajoutant aussi le nom du livre écrit à la main. Et lors derechef furent allumées nouvelles flammes ; car ces prudhommes de censeurs se dégorgèrent à outrance contre tout le livre, auquel ils ne trouvaient la moindre chose qui fût à reprendre, ni qu’ils pussent eux-mêmes rédarguer, sinon aux Sommaires, qu’ils appellent, disans en leurs censures qu’ils sentaient leur hérésie. Je poursuis néanmoins, et mets en avant autant qu’il m’était permis par eux, ce que le Seigneur avait mis en mon cœur, étant toutefois intimidé, je le confesse, par leurs outrageuses menaces. J’imprimai donc pour la seconde fois les commandements et la Somme de l’Écriture, chacun en une feuille, de belle et grosse lettre, pour les attacher contre les parois. Qui est-ce qui ne connaît les fascheries qu’ils m’ont faites pour cela ? Combien de temps m’a il fallu absenter de ma maison ? Combien de temps ai-je suivi la cour du Roy ? Duquel à la fin j’obtins lettres pour réprimer leur forcenerie, par lesquelles il m’était enjoint d’imprimer lesdits commandements et sommaires tant en Latin comme en Français. Combien de fois m’ont-ils appelé en leur synagogue pour iceux, crians contre moy qu’ils contenaient une doctrine pire que celle de Luther ?

On voit combien les placards destinés à populariser l’enseignement de la Bible avaient soulevé la Sorbonne contre leur auteur. Ils étaient pourtant bien iréniques. La Sorbonne cherche de nouveau noise à Robert Estienne, à cause de la publication, en 1545, d’une Bible pourvue de notes. Il en appelle à du Chastel, évêque de Mâcon (qu’il appelle Castellan), un personnage important, puisqu’il fit l’oraison funèbre de François Ier.

Quand je vis le personnage par trop timide en une si bonne cause, je lui dis que j’imprimerais volontiers à la fin des Bibles toutes les fautes que les théologiens auraient trouvées, avec leur censure, que je n’en aurais point de honte, ni ne me grèverait point, afin que par ce moyen les lecteurs fussent avertis de ne tomber par mégarde en quelque annotation qui ne sentît Jésus-Christ.

Qui ne sentît Jésus-Christ ! Sous quel beau jour nous apparaît l’âme de celui qui écrivait ainsi !

François Ier se mêle de l’affaire. Il invite les théologiens de la Sorbonne, par l’entremise de du Chastel, à envoyer leurs censures. Ils promettent, mais ne s’exécutent pas : ils voudraient d’abord, les rusés, faire condamner les Bibles d’Estienne par la Faculté de Louvain, pour n’avoir pas à donner leur opinion ! Le roi intervient en personne. « Nous vous défendons très expressément, écrit-il, que vous ayez à faire imprimer ledit catalogue (de Louvain) mais procédiez à la correction des fautes de ladite Bible ». Nouveaux délais. François Ier, voyant « que c’étaient des gens de si dur col qu’on ne les pouvait faire fléchir », intervient encore par lettres scellées de son sceau. Mais il meurt sur ces entrefaites. Henri II réitère par huissier les ordres de son père. Les Sorbonnistes essaient de rompre les chiens, ils vont à la cour accuser Estienne. Celui-ci, prévenu, y va de son côté, ne les y trouve plus, les rejoint, se défend, retourne à la cour, et demande à être confronté avec eux devant le conseil secret du roi. La confrontation a lieu. Robert est là comme un nouveau Daniel dans la fosse aux lions.

Étant contraints, ils viennent dix… Ces dix, au nom de tous, me donnent le combat à moi seul. Après que commandement leur est fait, ils produisent leurs articles… Ayant débattu de beaucoup de choses, avec grande risée de toute l’assistance, à cause de leurs noises tumultueuses, pour ce qu’ils discordaient ensemble et étaient jà enflambés l’un contre l’autre, il me fut commandé de répondre sur-le-champ. Je crois qu’en ma défense l’objurgation dont usai sembla bien dure à ces dix ambassadeurs : toutefois, la vérité de la chose contraignit aucuns d’entre eux de témoigner que nos annotations étaient fort utiles. Après que nous eûmes été ouïs de part et d’autre, on nous fait retirer en une garde-robe qui était prochaine. Là vous eussiez vu une pauvre brebis abandonnée au milieu de dix loups, lesquels toutefois étant enclos en ce lieu ne lui eussent osé donner un coup de dent, encore qu’ils en eussent grand appétit. Nous sommes rappelés pour ouïr la sentence des juges. Il leur est prohibé et défendu expressément de n’usurper plus en la matière de la foi, le droit de censurer appartenant aux évêques… Les articles sont baillés aux évêques et cardinaux, commandement leur est fait de les examiner diligemment. Quand les orateurs ouïrent ces choses, ils murmuraient et frémissaient entre eux, que toute l’autorité qu’ils avaient leur est ôtée. Toutefois, en murmurant ils avalent tout bellement leurs complaintes. Tous ceux qui étaient là présents testifiaient qu’étant sortis ils pleuraient… Leur patron les tira à part et leur dit : « Poursuivez comme vous avez fait jusqu’à présent ; votre autorité ne vous est point du tout ôtée, parachevez le reste des articles, mettez-y votre censure, et l’apportez… » Étant de retour à Paris, ils firent faire prières solennelles à tout ce saint ordre, comme si leur affaire se fût bien portée. Ils s’en vont à Notre-Dame, ils heullent, ils prêchent. J’étais derrière le prêcheur, sans qu’ils en sussent rien, et espéraient bien qu’on ne dirait plus mot du reste des articles. Cependant ils firent tant que pour un temps la vendition des Bibles cessa…

Les évêques et cardinaux examinent les quarante-six premiers articles envoyés par la Sorbonne, et les approuvent à cinq ou six près. Robert demande communication des autres censures. Le roi les exige, « réitérant commandement et les menaçant sous peines ». Les Sorbonnistes « essayent tous moyens à eux possibles, ils supplient, ils pleurent », demandent que le reste des articles soit envoyé à la chambre ardente, qui s’occupe des hérétiques : c’était la mort, c’était le bûcher.

Quand quelqu’un (du nom duquel je me tais et pour cause) leur eut accordé ce qu’ils demandaient, je suis destiné au sacrifice, sans que le roi en sût rien… Je demeurai à la cour huit mois entiers à cette poursuite (faire retenir la cause au conseil étroit). A la fin, le Seigneur eut pitié de moi et fléchit le cœur du roi envers moi.

Le roi dessaisit la chambre ardente et exige à nouveau des théologiens leurs censures, en leur enjoignant de laisser la décision « audit Doyen et Docteur ».

Mais la Faculté ne se tient pas pour battue. Elle change ses batteries. Elle s’abouche avec Guiancourt, le confesseur du roi, pour obtenir que Robert soit condamné comme hérétique. « Comment qu’il serait dit qu’un homme mécanique (un artisan) ait vaincu le collège des théologiens ! » Guiancourt fait intervenir des influences, et voilà le roi retourné. Défense de vendre les Bibles, à condition que les articles soient livrés. Robert va rencontrer le roi à Lyon (C’est sans doute dans ce voyage qu’il divise, à cheval, le Nouveau Testament grec en versets). « Quand je lui demandai s’il n’y avait nul remède, il me répondit : « Nul ». Je fus bien triste et lui dis adieu et au pays ». Toutefois, Robert fait encore intervenir du Chastel, qui représente au roi

… que la nature des théologiens était telle, de poursuivre jusques à la mort ceux auxquels ils se sont attachés et contre lesquels ils ont attiré la faveur du roi et des juges par leurs blandissements et mensonges.

Le roi répondit « qu’il ne fallait point laisser le pays… que j’eusse bon courage et que je poursuivisse comme de coutume à faire mon devoir, à orner et embellir son imprimerie… » Mais pour avoir mes lettres par lesquelles je pusse testifier aux adversaires le bon vouloir du roi envers moi, il me fallut endurer peines et fascheries incroyables par l’espace de trois mois, tant avait puissance l’autorité ou l’importunité de la Sorbonne… Toutefois, le Seigneur vainquit, car après que les lettres eurent été par cinq fois corrigées, à la fin elles furent scellées par le commandement du roi. Je garde les lettres et ne les divulgue point. Incontinent j’entends que dedans trois jours je dois être mis en prison… Alors je produis les lettres du roi.

« Par ces présentes disons et déclarons que notre vouloir et intention est que ledit Robert Estienne notre imprimeur, pour raison de ladite impression par lui faite des annotations de la Bible, Indices, Psautier, et Nouveaux Testaments, et autres livres par lui imprimés, ne soit ou puisse être à présent ni pour l’avenir travaillé, vexé ni molesté en quelque manière, ni convenu par quelques juges que ce soit… Avons réservé et retenu la connaissance d’icelui à nous et à notre personne… »

Ces choses ouïes, ils devinrent plus muets que poissons…

Aussitôt Robert s’emploie à imprimer un Nouveau Testament grec, d’où nouvelles luttes avec la Sorbonne. Du Chastel, maintenant, se prononce contre lui. « C’était en espérance de gagner un chapeau de cardinal ». Robert doit comparaître devant la Sorbonne.

C’était certes chose bien nouvelle de voir encore entre tels maîtres Robert Estienne, de la vie duquel on désespérait, vu qu’il avait été absent par si longtemps. On disait qu’il fallait que je fusse retourné en leur grâce, comme les brebis rentrent en grâce avec les loups.

Le Nouveau Testament est interdit.

Le lendemain, je m’en vais à la cour. Je présente au roi, suivant la coutume le Nouveau Testament en la présence des cardinaux et des princes. Castellan apaise la chaleur de son ire et raconte au roi ce que la Faculté avait ordonné… On se mit à rire d’une façon étrange et tous d’une voix de dire : « Quelle impudence, quelle bêtise, quelle témérité ! … ». Quand ils virent qu’étant retourné de la cour je mis ce Nouveau Testament en vente, sans nulle crainte, ils s’émerveillèrent de l’audace d’un homme privé et imprimeur contre le décret des théologiens. Et, me voyant que j’étais retiré de leurs mains, afin de les enaigrir par mépris, je m’accordai de leur communiquer tout ce que j’imprimerais ci-après. Dont me tenant enfilé par cette paction ou plutôt nécessité, ils commencèrent à n’avoir plus nulle crainte de moi. Et de moi je n’étais en rien plus assuré d’eux, car je savais bien qu’ils étaient enflambés contre moi d’une haine irréconciliable, et qu’ils bayaient de grand appétit après mon sang. Pourquoi j’ai été contraint de me retirer en lieu plus sûr, d’où je pusse accomplir la promesse que j’avais faite… Car ils pouvaient se jouer du roi à leur appétit… Je ne pouvais fuir que tout ce qu’imprimerais ne fût sujet à leur censure… Par ce moyen il m’eût fallu perdre toute la peine que jusqu’à présent je me suis efforcé d’employer en la Sainte Écriture et bonnes lettres, et qu’ai de ferme propos délibéré y dédier jusqu’à la fin de ma vie.

Enfin en sûreté, à Genève[f], Robert Estienne s’exprime ainsi :

[f] Ce ne fut pas une petite affaire que de s’y rendre, avec sa nombreuse famille. Il avait six fils, dont l’aîné était âgé de dix-huit ans en 1550, et trois filles. Il les envoya, les uns après les autres, à Genève, par des voies diverses et dans le plus grand mystère, sans qu’ils sussent eux-mêmes, avant d’arriver, où on les conduisait. Il était veuf, et se remaria à Genève avec une personne qui, paraît-il, l’avait aidé dans son évasion.

Toutes et quantes fois que je réduis en mémoire la guerre que j’ai eue en Sorbonne par l’espace de vingt ans ou environ, je ne puis assez émerveiller comment une si petite et caduque personne comme je suis a eu force pour la soutenir, et toutes les fois qu’il me souvient de ma délivrance, cette voix par laquelle la rédemption de l’Église est célébrée au psaume 126, résonne en mon cœur : « Quand le Seigneur a fait retourner les captifs de Sion, nous avons été comme ceux qui songent ». Semblablement ce que saint Luc a écrit de la délivrance de saint Pierre qui était entre les mains d’Hérode, que sortant de la prison, il suivait son ange, et ne savait point que ce qui se faisait par l’ange fût vrai, mais croyait voir une vision. Mais finalement, étant revenu à moi-même, je dis avec Pierre : je sais maintenant pour vrai que le Seigneur a envoyé son ange et m’a délivré de la main de cette synagogue pharisaïque et de toute l’attente du peuple enseigné par la Sorbonne. Car quand on me voyait agité de toutes parts, combien de fois a-t-on fait le bruit de moi par les places et par les banquets, avec applaudissement. « C’est fait de lui, il est pris, il est enfilé par les théologiens, il ne peut échapper. Quand bien même le roi le voudrait, il ne pourrait ». Je puis bien véritablement affirmer avec David : Si le Seigneur n’eût été pour nous, quand les hommes se soulevaient contre nous, ils nous eussent jadis engloutis tout vifs… Le Seigneur donc soit béni, lequel ne nous a point abandonnés en proie à leurs dents. Notre âme est échappée comme l’oiseau du lac des pipeurs, le lac est rompu et nous sommes échappés. Notre aide est au nom de Dieu, lequel a fait les cieux et la terre.

A Genève, Robert « apporta à la Réforme le concours tout-puissant de ses presses, de sa vaste intelligence et de ses relations dans le monde entier… Par ses presses, Genève devint le grand arsenal de la librairie protestante[g]. » Il y imprima, outre les Écritures, les Commentaires de Calvin et son Institution chrétienne. Genève voulut l’honorer en lui accordant le droit de bourgeoisie. Il embrassa la religion réformée en 1556. Il mourut, en 1559, à l’âge de cinquante-six ans. Voici le commencement de son testament, fait en septembre 1559.

[g] Lenient, La Satire en France, p. 159,161.

… a dit et déclaré qu’il rend grâces à Dieu de tant de biens et bénéfices qu’il lui a fait et singulièrement de ce qu’il l’a appelé à la connaissance de son Saint Évangile et par icelui donné à connaître le vrai moyen de son salut, qui est par Jésus-Christ, son seul fils. Lequel il a envoyé et a souffert mort et vaincu la mort en mourant pour nous acquérir la vie. Et lequel il supplie augmenter ses grâces en lui jusques à ce qu’il lui plaise prendre son âme pour la mettre en son repos éternel en attendant le jour de la résurrection générale ».

Les lignes suivantes, empruntées au début de sa réponse aux Censures, montrent combien son cœur était rempli de ces « grâces de Jésus-Christ » qu’il désirait voir augmenter en lui. Elles révèlent une noble et belle âme.

On a semé divers propos de moi : à grand’peine s’en trouvait-il de dix l’un qui ne fît un jugement de moi bien odieux. Cependant, toutefois, je n’ai donné mot : pour ce que j’aimais mieux être chargé de fausse infamie pour un temps que d’émouvoir troubles en défendant par trop soigneuse affection mon innocence.

On nous saura gré d’avoir raconté avec quelque détail cette lutte épique, ou plutôt d’avoir laissé Robert Estienne nous la raconter dans son admirable style. Quels coups de pinceau ! C’est une vraie tranche du seizième siècle. Quel « signe de contradiction » que la Bible ! Comme elle s’impose ! D’elle aussi on pourrait dire :

Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend point nos rois.

3° Dans une page de Rabelais

Comme la Bible fait invasion dans le palais des rois, elle fait invasion dans une littérature où, peut-être moins encore qu’au Louvre, on s’attendrait à la trouver.

Rabelais, qui, d’après Calvin, avait à un moment de sa vie « goûté l’Évangile », a sur la Bible, dans Gargantua, un passage remarquable. Son héros désire récompenser un moine qui l’a aidé à gagner une bataille. Celui-ci demande à Gargantua de fonder une « abbaye à son devis ». L’abbaye de Thélème est créée. Rabelais la décrit minutieusement et donne au chapitre LIV l’inscription mise sur la porte d’entrée. Cette inscription énumère ceux qui sont admis dans l’abbaye et ceux qui ne le sont pas. Sont exclus les hypocrites, bigots, mangeurs de populaire, usuriers. Sont admis les nobles chevaliers, dames de haut parage, et… les amis de la Bible. Voici la strophe qui concerne ces derniers.

Cy entrez, vous qui le sainct Évangile
En sens agile annoncez, quoi qu’on gronde.
Céans aurez un refuge et bastille
Contre l’hostile erreur, qui tant postille
Par son faux style empoisonner le monde :
Entrez : qu’on fonde ici la foy profonde,
Puis qu’on confonde et par voix et par rolle[h]
Les ennemis de la saincte parolle.
La parole saincte
Ja ne soit extaincte.
En ce lieu très saint
Chacun en soit ceint ;
Chascune ait enceincte
La parole saincte.

[h] Par écrit. Rolle, c’est rouleau, livre.

Même la plus haute marée ne couvre pas tous les rochers, mais elle les enveloppe, leur jette ses embruns, et remplit plus d’une anfractuosité sur leurs flancs ou à leur sommet. La Bible ne conquit pas, au siècle de la Réforme, tous ceux qu’elle atteignit. Mais même les rocs imprenables, elle les battit de son flot puissant, et ils en gardèrent quelque chose.

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