Histoire de la Bible en France

VI
De la fin du douzième au commencement du quatorzième siècle

Après avoir vu la Bible attaquée par Rome, défendue par elle-même, par les colporteurs, par les rois, par les grands, revenons aux versions bibliques pour suivre le progrès de la traduction de la Bible en France. Nous reprenons à la fin du douzième siècle. C’est alors que paraît (en latin) la première Bible historiale, si l’on peut appeler cela une Bible.

Nous ne saurions mieux faire que de reproduire une partie de l’étude de M. Ed. Reuss sur les Bibles au moyen âge.

« La méthode adoptée plus généralement, pour ne pas dire exclusivement, depuis le seizième siècle, celle des traductions littérales, qui n’ajoutent rien au texte primitif, ni n’en retranchent rien non plus, cette méthode était bien rarement suivie dans les travaux bibliques en langue vulgaire pendant la période qui nous occupe. Ce n’est guère que dans des essais partiels que nous la voyons observée. Les habitudes ecclésiastiques, scolastiques, pédagogiques, de ces temps-là, n’en demandaient pas davantage, d’autant plus que les savants eux-mêmes et le clergé, qui se servaient du texte latin, n’en faisaient qu’un usage restreint…

A défaut de traductions littérales, le moyen âge en avait d’autres plus goûtées et plus répandues, nous voulons parler des Bibles historiées[c], glosées et versifiées. Nous disons Bibles, quoiqu’il fût plus commode de ne pas employer ce terme qui nous rappelle de suite la collection complète des Écritures, tandis qu’il ne s’agit, dans la plupart des cas, que de l’une ou de l’autre partie du recueil sacré.

[c] On dit plutôt historiales. Une Bible historiée est une Bible illustrée. Une Bible historiale est une Bible en histoires, c’est-à-dire les histoires de la Bible.

Les Bibles historiées forment la partie la plus intéressante de l’histoire biblique du moyen âge, au point de vue de la science, des mœurs et de l’enseignement. Le nom même que nous donnons à cette espèce d’ouvrages fait voir qu’il est ici moins question de traductions proprement dites que de narrations dont le sujet est tiré de la Bible, et nous comprenons qu’en thèse générale les parties directement didactiques du texte en seront exclues… Dans les livres historiques proprement dits aussi, il y a des parties qui sont passées sous silence, par exemple les lois comprises dans le Pentateuque… Nous nous servons également d’ouvrages de ce genre. Mais les Bibles historiées du moyen âge se distinguent essentiellement des nôtres en ce que, pour le fond même de leurs récits, elles ne s’attachent pas fidèlement au texte de l’Écriture ; elles aiment, au contraire, à enrichir et à orner ce dernier par l’addition de tous les trésors de la tradition… Il y a plus : la Bible devant être le répertoire de toute la science historique que l’on possédait, on y insérait, à l’endroit convenable, ce qu’on savait de l’histoire profane des vieux temps, bien entendu avec tout aussi peu de discernement pour le vrai et le faux que dans la partie sacrée…

Je passe aux Bibles glosées. L’axiome posé par notre théologie protestante du seizième siècle, que la Bible est partout parfaitement intelligible à tout le monde, était inconnu aux théologiens du moyen âge, qui croyaient, au contraire, qu’elle avait besoin d’explications pour être mise à la portée du grand nombre. Ces explications pouvaient paraître d’autant plus nécessaires que les traductions littérales même étaient dans le cas d’employer un grand nombre de termes étrangers à l’usage de la vie commune… Ces termes, ainsi que beaucoup de faits et de rites, devaient, dans le commencement, être interprétés, soit par d’autres plus connus, soit par des notices qui les mettaient à la portée des moins instruits. C’est là l’origine d’un bon nombre de petites gloses insérées dans les textes des plus anciennes versions en langue vulgaire… Mais on ne se bornait pas à ces explications de petite dimension. Le moyen âge aimait surtout les gloses plus étendues, la plupart destinées à révéler le sens profond et mystique des livres saints. Les anciens Pères avaient amassé un trésor inépuisable dans ce genre d’interprétation, et les siècles de la décadence se contentaient généralement d’extraits plus ou moins riches de leurs travaux. Dès avant l’époque de Charlemagne, les savants qui voulaient ainsi travailler à l’édification des clercs s’imposaient modestement la loi de glaner dans les livres de leurs prédécesseurs plutôt que de chercher à produire du nouveau, et plusieurs collections de gloses ainsi compilées eurent une grande réputation jusqu’à l’époque de la Renaissance. Nous ne saurions nous étonner que ces gloses, qui, pour bien des lecteurs, formaient presque la chose essentielle dans la Bible, furent souvent comprises dans le travail des traducteurs. Elles se mettaient en marge, s’il y avait là assez de place pour elles ; plus souvent on les insérait dans le texte même sans aucune distinction, l’autorité dont jouissaient les Pères justifiant suffisamment un pareil honneur…

Dans plusieurs ouvrages bibliques français, les deux méthodes que nous venons de caractériser sont combinées et en partie même suivies conjointement avec celle d’une pure et simple traduction littérale.

Quant aux Bibles versifiées… la littérature biblique en langue vulgaire a généralement commencé par des essais poétiques. L’histoire sainte tant de l’Ancien Testament que de l’Évangile a fourni ample matière à de pieux prêtres dès le septième siècle … » (Fragments littéraires et critiques, IV, 1852.)

La première Bible historiale fut l’œuvre d’un nommé Pierre, ecclésiastique de Troyes, en Champagne, qui devint en 1164, sous le règne de Louis VII, professeur de théologie et chancelier universitaire à Paris. C’était un des premiers érudits de son époque. On l’avait surnommé Comestor, le Mangeur, à cause de sa mémoire prodigieuse, qu’il appliquait surtout aux choses de la Bible. Il se retira en 1169 dans l’abbaye de Saint-Victor, et y composa son grand ouvrage, Historia scholastica, une sorte d’encyclopédie biblique.

[Voici son épitaphe, composée par lui-même :

Petrus eram quem petra tegit, dictusque comestor
Nunc comedor. Vivus docui nec cesso docere
Mortuus, ut dicat qui me videt incineratum :
Quod sumus iste fuit, erimus quandoque quod hic est.

J’étais Pierre que la pierre couvre, surnommé le mangeur,
Et maintenant mangé. Vivant j’enseignais ; encore j’enseigne
Étant mort, afin qu’ils disent voyant mes cendres :
Ce que nous sommes il le fut, nous serons un jour ce qu’ici il est.]

« Dans sa dédicace, dit M. Reuss, l’auteur dit en peu de mots qu’il entreprend d’écrire l’histoire sainte à la demande de ses amis et collègues, qui, fatigués des recherches à faire dans les Bibles complètes et glosées, telles qu’on les avait alors, réclamaient un livre substantiel, sûr et facile à manier. Cédant à leurs instances, il s’est mis à l’œuvre en se faisant un devoir de ne pas s’écarter de la tradition des Pères, malgré les attraits de la nouveauté ; en d’autres termes, il avoue n’avoir voulu être qu’un simple compilateur. C’est ainsi qu’il conduit le ruisseau de l’histoire depuis la cosmographie de Moïse jusqu’à l’ascension du Sauveur, en réservant l’océan des mystères (c’est-à-dire l’interprétation allégorique, ou, comme nous dirions aujourd’hui, le côté théologique des choses) à de plus doctes que lui. Il annonce encore que son ruisseau fera, chemin faisant, quelques petites rigoles ou flaques d’eau à côté de la route, par l’addition incidente du synchronisme de l’histoire païenne. »

Comestor prend donc toute la partie narrative, élaguant le reste, et l’agrémente de toutes sortes de digressions. Il parle de tout. Il insère l’histoire ancienne dans l’Ancien Testament et l’histoire contemporaine dans le Nouveau. Il cite Josèphe qui assure avoir vu de ses yeux la statue de la femme de Lot ; il décrit le bœuf Apis ; à propos de la création de l’homme, il réfute Platon ; à l’occasion de Samson, il parle d’Hercule et de l’enlèvement des Sabines.

Les écrivains et les philosophes n’y sont pas oubliés à côté des rois, et les batailles et révolutions y laissent encore de la place pour les éclipses et les aérolithes. Il donne l’étymologie de chaque mot. Voici un passage sur le soleil et la lune.

Et est li solaus (sol quasi solus lucens) apelés solaus aussi com seus (seul) luisans, car il luist seus. Et li lune (luna quasi luminum una) est appelée lune aussi com des lumières une. Li solaus et la lune, sont apelé grant luminaire pour le grandeur qu’ils ont es corps et en lumière, et en regart des étoiles. Car ils sont si grant c’on dist que li solaus est VIII fois plus grant que li terre. Et si dist on que lune est plus grande que li terre. Par le lune et les estoiles vaut Dieu enluminer le nuit, qu’elle ne fust trop laide, et pour chou que chil (ceux) qui vont par nuit, si com maronnier (marinier) et autre erreur de nuit, eussent aucune (quelque) clarté.

Voici, dans la Bible de Comestor, un des passages les plus importants de l’Écriture, l’Oraison dominicale. Cette citation donnera une idée de la méthode suivie. La traduction est de M. Reuss.

Dans ce sermon, le Seigneur inséra l’Oraison dominicale qui a huit parties. La première est une captation de bienveillance. Elle est suivie de sept demandes adressées à Dieu le Père, que nous prions de nous donner notre pain supersubstantiel, c’est-à-dire le Fils. Car Christ aussi nous a enseigné de prier Dieu en son nom. Les trois premières demandes regardent la vie future. Ainsi que ton nom soit sanctifié, c’est-à-dire affermi en nous. Dans cette vie, le nom du Père est pour ainsi dire mobile chez les enfants. Car Judas aussi fut une fois enfant de Dieu, et une fois il ne le fut pas. C’est pour éloigner cette possibilité que l’apôtre a dit : J’ai peur de n’être moi-même pas trouvé à l’épreuve. C’est dans la patrie que se montrent les enfants, et Dieu sera invariablement leur père. Que ton règne vienne, c’est-à-dire pour te voir, de manière que ce soit un règne dans le règne. Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel, cela veut dire : de même que l’Église céleste ne peut rien vouloir que ce qu’elle sait être ta volonté, de même celle qui combat encore sur la terre doit y être soumise. Les quatre qui suivent regardent l’état militant (militiam) de la présente vie. Donne-nous aujourd’hui notre pain supersubstantiel, c’est-à-dire au-dessus de toutes les substances, et qui est notre pain sur l’autel. Ou bien ce sont deux mots dans ce sens. Donne-nous aujourd’hui dans le temps présent notre pain, savoir Christ qui est le propre des fidèles et cela par-dessus le pain ou en dehors du pain substantiel, c’est-à-dire nécessaire pour notre entretien, comme il y avait : donne-nous les deux pains, celui de l’âme et celui du corps. Luc a mis quotidien, ce qui est expliqué simplement de la nourriture. Le grec a epiousion, l’hébreu, sogolla, c’est-à-dire principal ou excellent ou particulier. Peut-être que Luc en voyant que Matthieu avait sogolla qui veut dire particulier a-t-il dit quotidien. Puis le traducteur grec de Matthieu, voyant qu’il avait dit sogolla, ce qui veut dire excellent, mit epiousion. Les trois suivantes sont claires. Amen. En hébreu on met à la fin un de ces trois mots, amen, sela, salem, qui signifient vraiment, toujours, paix.

C’était, on le voit, comme le crépuscule de la critique biblique. Cet ouvrage, paru vers 1180, eut une vogue extraordinaire. « Pierre Comestor, dit M. S. Berger, avait au plus haut degré le sens populaire et le sens de l’histoire. Il avait su choisir heureusement ses extraits, mais surtout il avait saisi avec beaucoup de finesse le lien qui unit la Bible à l’histoire profane comme à l’histoire de l’Église ». Le succès de l’Historia scholastica fut tel qu’on n’appelait plus son auteur que le Maître, le maître en histoires. Délayée, tronquée, la Bible conservait encore sa puissance unique de rayonnement. Après l’invention de l’imprimerie, cet ouvrage fut un des premiers imprimés à cause des bénéfices que l’on escomptait, et qui ne manquèrent pas. Il fut édité à Reutlingen, à Augsbourg, à Strasbourg, à Haguenau, à Cologne, plusieurs fois à Paris et à Lyon, et même à Venise en 1728[d].

[d] Les manuscrits de l’Historia scholastica sont presque sans nombre, tant en province qu’à Paris. Mentionnons entre autres à la Bibliothèque nationale, au fonds latin, le manuscrit 16.943, qui est daté de 1183 (un des plus anciens, sinon le plus ancien).

A côté de Comestor, il faut citer Pierre de Riga, chanoine de l’abbaye de Saint-Denis à Reims, mort en 1209, auteur d’un poème biblique latin de quinze mille vers. Il l’appela Aurora, soit parce que son œuvre, où il cherchait à éclairer le sens historique par le sens allégorique, devait dissiper les ombres et les obscurités du texte, soit parce que, n’ayant pu arriver qu’avec beaucoup de peine à la fin de son travail, il disait à son œuvre, en quittant ce monde, ce que l’ange disait à Jacob : Aurora est, dimitte me (Laisse-moi aller, car l’aurore se lève). Quel labeur ! et quelle joie dans la perspective du repos ! Son ouvrage fut complété par Gilles, de Paris, qui fut précepteur de Louis VIII.

Moins connue aujourd’hui que l’Histoire scolastique, cette œuvre a eu, durant le moyen âge, une vogue presque aussi grande. Plus d’un demi siècle après avoir paru, elle était encore entre les mains de tous les écoliers. Ce qui le prouve, c’est que Roger Bacon (1210-1294) s’exprimait ainsi au sujet de cette popularité, qu’il déplorait :

« Il serait bien préférable de faire réciter aux enfants et de leur faire écrire en prose, non pas toute la Bible, mais les Évangiles, les épîtres et les livres de Salomon[e]. » Le rôle exagéré que jouait l’allégorie dans cet ouvrage suffirait à justifier l’opinion de Bacon.

[e] Abbé Trochon, Essai sur l’Histoire de la Bible, p. 60 et 61. L’Aurora se trouve à la Bibliothèque nationale, fonds latin, n° 10321, 16244, 16703, etc.

Entre 1226 et 1250, sous le règne de saint Louis, paraît la première traduction proprement dite de la Bible en français, la Bible de l’Université de Paris[f], traduite par plusieurs auteurs restés anonymes. Voici un spécimen de son style :

Genèse xxii. Après que ces choses furent fetes, Dex essaia Abraham et il dist : Abraham ! Abraham ! Il respondi : Ge suis ci. Pren, fist Dex, Ysaac ton fill que tu aimes, et va en la terre de promission, si me le sacrefie sus une des montaingnes que je te monstrerrai. Abraham se leva de nuiz, si appareilla son asne et mena o lui il vaslez et Ysaac son fils. Et quant il ot copez les fuz a fere le sacrifice, il ala au leu que Dex li avoit comande. Quand vint au tierz jour, il leva les eulz, si vit le leu de loing. Il dist à ses serjanz : Attendez ci o l’asne, et ge et li enfes irons bon erre trusque ça devant, et quant nos aurons aore nos retornerons à vos. Il porta les fuz del sacrefice, et les mist sur Ysaac son fill, et il portoit en ses mains le feu et le glaive. Et si comme ils alloient ensemble, Ysaac dit à son pere : Beau père ! Il respondi : Fill, que veulx tu ? Vez cï, dit-il, le feu et les busches. Ou est ce que nos devons sacrefier ? Abraham dist : Filz, Dex porverra bien le sacrefice.

[f] Manuscrit 899 (fonds français) de la Bibliothèque nationale. Cette copie date de l’an environ 1250. Elle est incomplète. Les n° 6 et 7 du même fonds sont une copie complète, mais postérieure. Les citations qui suivent sont empruntées au manuscrit 899.

Luc xv. Uns hom avoit II filz. Li plus juenes dist à son pere : Pere, done moi ma porcion del chatel qui m’afiert. Et li peres divisa sa substance, et dona à celui sa part. Et dedenz brief tens, toutes choses assenblees ensemble, li plus juenes filz ala fors del païs en loingtienne region, et despendi iluec sa substance en vivant luxurieusement o les foles femmes. Et apres ce qu’il ot tout folement despendu, il fu famine en cele region. Lors comença il a avoir sofrete. Et il ala et s’acovenança a I citoiens de cele region, et il l’envoia en sa vile por pestre les porceaus. Et il covoitoit a emplir son ventre de ce que li porcel menjoient et nus hom li donoit. Et il, reperant a soi meismes, dist : O, tant de serjanz ont habondamment del pain en la meson de mon pere, et ge peris ici de faim ! Ge m’en partirai d’ici, et irai a mon pere, et li dirai. Pere, ge ai pechié devant Deu et devant toi, ge ne suis pas dignes que ge soie apelez tes filz, mes fai moi come a un de tes serjanz mercenneres (Serjanz mercenneres est serjanz qui est acovenancie a servir desi a terme nomme por le loier qu’il en doit recevoir). Et cil se leva et vint a son pere. Quand il estoit encore loing, son pere le vit, et fu meuz de misericorde (ce est a dire il ot pitie de lui ot fut meuz de cuer a fere li misericerde) et il acorut et li chaï sor le col, et le besa. Lors li dist li filz : Pere, je ai peschié devant Deu et devant toi, ne ge ne sui ja mie dignes d’estre apelez tes filz. Lors dist li peres a ses serviteurs : Aportez tost avant la plus chiere vesteure, et le vestez, et li metez anel en sa main, et chaucement en ses piez et amenez le veel engressie et l’ociez, et menjons et fesons feste. Car icist mien filz avoit este mort, et il est revescuz, et il estoit perduz, et or est retrovez. Et tuit comencierent a mengier.

La traduction est inégale et témoigne parfois d’un certain sans gêne. Le traducteur fait des aveux naïfs :

Exode x, 4. Ge amenrai demain par toute la contrée mes bestes qui sont appelées locustes en latin, et ge ne sais pas le françois.

Cette Bible jouit auprès de la noblesse d’une faveur si considérable qu’elle eut, comme les chansons de geste les plus en honneur, des rajeunissements successifs. C’est dans cette Bible qu’apparaît pour la première fois la division en chapitres, due à Étienne Langton de Cantorbéry († 1228), qui enseigna à Paris et fut chanoine de Notre-Dame.

A la fin du xiiie siècle, en 1289, sous le règne de Philippe le Bel, paraît une nouvelle traduction française de la Bible, celle de Guiart des Moulins, chanoine de Saint-Pierre-d’Aire, en Artois (aujourd’hui dans le Pas-de-Calais). Il entreprit ce travail sur les instances d’un ami, « pour faire entendre aux personnes laïques les histoires des Écritures anciennes et occuper les clercs à sainte étude au sortir des offices ». C’est une Bible historiale et glosée. Voici quelques lignes de sa préface :

Pour ce que le diable qui chaque jour empêche, détourne et souille les cœurs des hommes par oisiveté et par mille lacs qu’il a tendus pour nous prendre… ne cesse de guetter comment il nous puisse mener à pécher, pour nos âmes entraîner en son puant enfer avec lui, il est de notre devoir à nous clercs et prêtres de la sainte Église qui devons être lumière du monde, que nous, après nos heures et nos oraisons, nous nous exercions à quelque bonne œuvre faire… Si devons sur toute chose fuir l’oisiveté et nous exercer toujours à faire quelque bonne œuvre qui à Dieu plaise et au diable soit contraire et ennuyeuse.

L’ouvrage commence par un prologue sur le triple sens de l’Écriture, où l’Écriture est l’objet d’une belle comparaison.

En palais de roi et d’empereur appartient qu’il y ait trois mansions, un auditoire où il fait ses jugements et donne à chacun son droit, une chambre en laquelle il repose, une salle en laquelle il donne ses mangers. En cette manière, l’empereur qui commande au vent et à la mer, a le monde pour auditoire, où toutes choses sont faites à son commandement et à sa volonté. De quoi il est écrit : Cœlum et terram implebo, et selon ce il est appelé sire. Là est notre Seigneur. L’âme du juste il a pour chambre. Car il se délecte à reposer en lui et être avec les fils des hommes. Et selon ce il est appelé époux, ou l’âme de chacun juste épouse. La sainte Écriture a il pour salle en laquelle il abreuve et enivre les siens et les rend sobres. De quoi il est écrit : In domo domini ambulabimus. Nous allons ensemble et d’un accord en la maison de notre Seigneur. C’est en la sainte Écriture.

Puis il continue (nous résumons) : cette salle a trois parties, fondement, paroi, couverture. Ainsi dans l’Écriture l’histoire est le fondement ; la paroi, c’est l’allégorie ; la couverture, c’est la tropologie, qui fait entendre clairement ce que l’allégorie dit obscurément, qui montre ce que nous devons faire par l’exemple de ce qui devant est fait au fondement.

Ceci est bien recherché, mais il est intéressant de voir l’auteur aboutir ainsi à l’application morale.

La traduction de Guiart tient le milieu entre la Bible de Comestor et celle de l’Université de Paris. Elle est plus sobre que celle du maître des histoires, quoique Guiart conserve le passage sur le soleil et la lune. La partie biblique est augmentée, les additions profanes sont diminuées.

Guiart ajouta à l’œuvre de Comestor un Job abrégé et les Proverbes. Il ne traduisit pas le psautier, parce qu’il l’était déjà. Voici un spécimen de sa traduction :

Exode xx : Je sui Nostre Sires tes Dieux, qui te menay hors de le terre d’Egypte et de la maison de servage. N’aies mie aultres dieux que mi… Ne fai nules ydoles…, et si ne fai nulle sanlanche du chiel la deseure ne de la tere cha desous ne des coses qui sont es ewes, et ne les aeure mie.
Je sui Nostre Sires tes Dieux, fors et jalous, et visitans les pechies des peres sour les fieux tressi en le tierche et quarte generation de cheux qui me heent, et faisans misericorde a cheux qui m’aiment et guardent mes commandemens… Tu ne prendras mie le non de ten Dieu en vain… car Nostre Sires ne laissera mie sans vengier celui qui juerra le non de Nostre Seigneur sen Dieu pour nient. Souviegne toi de saintefier et guarder le jour de samedi. Tu ouverras vi jours en la semaine, et le vii ème jour du sabbat Nostre Seigneur ten Dieu ne feras tu nule oevre, ne tes fieux, ne ta fille, ne tes sergans, ne t’auchiele, ne tes chevaux, ne sus estraignes qui soit en ta maison…
Luc xv : De rechief uns hom eut II fieux, et li plus joues dist au pere : Done me me partie de men avoir. Et li peres partit tantost à ses enfans. Et en pau de jour aprez, assanla li plus jones tout sen avoir, si s’en ala hors du païs molt loïng, et despendi tout sen avoir en mauvaise vie et orde et en luxure. Quant il eut tout despendu, une grant famine vint el païs le u il habitoit, si commencha a avoir disette. Dont se lieva il pour servir a ung bourgois du païs, et il le mena en une sieue villette garder et paistre ses porcheaus, et li chetis par grant famine convoitoit a emplir son ventre de le viande que li porchiel mangoient, mais nulz ne l’en donnoit. Dont revint il a lui meisme, si dist : Ha las, com grant plente de sergans il a en le maison men pere, qui habondent en grant plente de pain, et je peris chi de faim ! Je m’en irai a men pere et lui dirai : Peres, j’ai pechiet ou chiel et par devant ti, je ne suis mie dignes d’estre appellés tes fieux, fai me en te maison aussi com ung de tes sergans. Dont s’en alla il a son pere, et ainsi qu’il estoit encore auques loing, ses peres le vit venir, si le connut, si en eut grant pitié et courut a lui et chaï sour sen col et le baisa. Dont lui dist ses fieux : Peres, j’ai pechiet on chiel et par devant ti, je ne sui mie dignes d’estre appelés tes fieux. Dont dist li peres a ses sergans : Apportez tost avant une nueve robe, si le vestes et lui mettés ung anel ou doit et auchementé en ses piés, et amenés ung veel encrassiet et l’ochies, si le mangeons a joie. Car mes fieux qui estoit mors est ravesquis, il estoit peris, ore est trouves. Lors alerent il mangier a grant feste.

Voici, relevés par M. Reuss dans l’exemplaire de la Bible de Guiart qui se trouve à la bibliothèque de Strasbourg, deux exemples des gloses du moyen âge. Tous les exemplaires ne contiennent pas les mêmes gloses :

Genèse iii, 18 : A cele eure meismes que adam pecha. Ce fu a eure de midi. A cele eure meismes fu notre sires penduz en la croix pour reacinbre (racheter) le pechie & leure que adam fut mis hors de paradis ce fut a nonne. A cele heure souffrir ih’ucrist mort por ouvrir nos paradis qui nos estoit clos de adam.
Genèse iii, 19 : La t’re fu maudite & non pas leue : por ce que home mania du fruit de la t’re seur deffans, mes il ne but pas de leue & por ce que par eue ce est le baptesme par quoi li pechiez deuoiz estre lauez qui fu fet du fruit de la t’re, & ainsi les bestes de la t’re on plus de maudicous que celes des eues, por ce que il vivent de la t’re qui fu maudite & de ce avint il que ih ’ucrist apres sa resurrection mania du poisson & ne mania pas des bestes de la t’re. (Cette dernière glose est d’Alcuin.)

Moins de dix-huit ans après son apparition, la Bible de Guiart fut complétée d’après la Bible de l’Université de Paris. Chose curieuse, ce manuscrit complété a été écrit par un prisonnier. Il porte cette suscription :

En l’an 1312, cet ouvrage a été transcrit par Robert de la Marche, clerc, dans une prison de Paris, dont veuille le délivrer le Dieu qui rend justice aux bons ! Amen, Te Deum laudamus.

Ainsi, au xive siècle, on employait à copier la Bible un clerc détenu. En marge du manuscrit on trouve des notes d’une écriture différente de celle du copiste : c’étaient les commandes de miniatures. Voici celle qui précède le livre de Daniel. Elle trahit les conceptions naïves et enfantines de l’époque : « Un saint en une fosse o deux lions et qui gratte les testes aus lions ».

Patronnée à ses débuts par les souverains de France, cette Bible eut, à la fin du xiiie siècle, un crédit sans égal. « C’est en sa compagnie, dit M. S. Berger, que la Bible du treizième siècle, celle de l’Université, a fait sa fortune ». « On peut placer ce livre, dit un autre savant, M. Berger de Xivrey, parmi ceux qui ont obtenu le plus de succès, puisqu’il fut la lecture de tout le monde en France pendant quatre siècles[g]. » On s’en servait à Genève quand les Réformateurs y arrivèrent.

[g] Étude sur le texte et le style du Nouveau Testament, p. 52.

[Les numéros 152, 155, 160, de la Bibliothèque nationale, et le numéro 532 de la Bibliothèque Mazarine, ainsi que le n° 19 D III de la Bibliothèque du Musée britannique, sont des exemplaires de la Bible de Guiart Desmoulins. Le roi d’Angleterre Édouard  IV posséda un exemplaire de cette Bible en quatre volumes, dont un est perdu et dont les trois autres sont au Musée britannique (18 D IX et X, et 15 D I).]

Mentionnons encore, au treizième siècle, une traduction, ou plutôt une paraphrase du psautier en français, vers 1210, par Pierre, évêque de Paris. A la fin du siècle, un autre psautier, traduction littérale, sans gloses. A la fin du siècle, la traduction des épîtres et des évangiles qu’on lit à l’office divin, faite pour Philippe le Hardi, qui n’entendait pas le latin, par son confesseur, le frère Laurent, un dominicain. Un résumé, en latin, des récits bibliques, intitulé Virtutum vitiorumque exempla ex universo divinæ scripture promptuario desumta, œuvre de Nicolas de Hanapes, qui mourut patriarche de Jérusalem en 1291. Cet ouvrage, qui comptait cent trente-quatre chapitres, fut extrêmement populaire. Après l’invention de l’imprimerie, il fut imprimé sous le nom curieux de Biblia pauperum (Bible des pauvres), sans doute parce que ces récits, très résumés, étaient vite lus et facilement compris, et parce que les éditeurs, pour en rendre l’usage plus commode, les avaient rangés par ordre alphabétique.

Nous dirons un mot, en terminant ce chapitre, des travaux dont le texte biblique fut l’objet au treizième siècle.

Vers 1226, l’Université de Paris fit réviser le texte de la Vulgate, et les Dominicains firent, à leur tour, réviser le texte des Bibles de leur Ordre en 1236 et en 1248. Le travail se fit sous la direction de Hugues de Saint-Cher. Les Franciscains se livrèrent à des travaux semblables sous la direction du grand Roger Bacon. Ce dernier insistait sur la nécessité de l’étude de l’hébreu et du grec, et jugeait sévèrement les papes qui ne s’étaient pas préoccupés, comme le pape Damase, de faire faire, dans l’intérêt des fidèles, de nouvelles traductions des Écritures. Ces travaux de révision du texte biblique donnèrent naissance aux Correctoria Bibliæ, commentaires critiques sur les variantes, les divisions, les particularités grammaticales du texte. Les Franciscains avaient leur Correctorium, les Dominicains avaient le leur. Il y avait le Correctorium de Sens.

C’est aussi au treizième siècle que paraissent les premières concordances bibliques. On les doit à Hugues de Saint-Cher. C’est lui qui se proposa, le premier, de rassembler tous les textes où un même mot est employé, et de les disposer dans un ordre alphabétique. Cinq cents frères prêcheurs l’aidèrent dans ce travail.

En 1250, Hugues de Saint Cher donna une nouvelle édition de son travail, où les textes n’étaient plus seulement indiqués, mais reproduits en entier[h]. Ce savant composa un commentaire, les Postilles[i] sur toute l’Écriture sainte, qui, de 1498 à 1669, fut imprimé onze fois.

[h] C’est la Concordantia anglicana, ainsi nommée parce qu’elle fut principalement l’œuvre des Dominicains anglais, qui résidaient alors à Paris.
[i] Sans doute du latin post illa, après ceux-ci, parce que les commentateurs commençaient par ces mots leurs diverses gloses.

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