Histoire de la Bible en France

5. Ostervald et sa révision

J. -F. Ostervald

Ostervald, né à Neuchâtel en 1663, acheva ses études classiques à seize ans, étudia la théologie et la philosophie à Saumur, à Orléans et à Paris, et fut consacré à Neuchâtel à dix-neuf ans. Neuf ans après, il devenait, sans abandonner le ministère, professeur de théologie. Il eut beaucoup de succès comme prédicateur. Il prêchait moins le dogme que la morale. Il était pieux et croyait au surnaturel chrétien, mais il appartenait à la tendance « libérale » de l’époque. Il ne croyait pas au dogme calviniste de la corruption totale de l’homme. Son biographe, M. le pasteur R. Gretillat, signale son indécision dogmatique et le caractère rationaliste de certaines de ses interprétations. Ainsi, Marc 12.62, il voit dans la destruction des Juifs et dans l’avancement du règne de Dieu la réalisation de la promesse de Jésus-Christ relative à son retour. Il était opposé à la confession de foi obligatoire. Il prêcha et professa jusqu’en 1746. Son ministère dura soixante-trois ans. Comme Martin, il fut frappé en chaire, au moment où il commençait un sermon sur Jean 20.1-8. C’était son deux cent vingt et unième sermon sur l’Évangile de Jean. Le deux cent vingt-deuxième, pour le mercredi suivant, était déjà écrit. Mais il traîna plus longtemps que Martin. Frappé d’apoplexie en août 1746, il vécut jusqu’en avril 1747.

Ostervald et le capucin — Ostervald et Louis XIV — Ostervald et Fénelon

[Le récit suivant est emprunté aux Pages Neuchâteloises de Philippe Godet. Il fait revivre la figure de l’homme sympathique qui a attaché son nom à la version biblique dont nos Églises ont vécu si longtemps.]

Un bon capucin des frontières de la France, qui connaissait M. Ostervald de longue date et qui l’estimait jusqu’à lui rendre visite régulièrement une fois par an à Neuchâtel même, tant par un principe de piété que par un principe de reconnaissance, comme il le disait à tout le monde, arriva à Neuchâtel le jour même des funérailles. Il alla voir le corps comme les autres, dans la chambre où on l’avait exposé, et y donna des marques de l’attendrissement le plus sincère, mais il ne voulut point troubler le convoi ni l’oraison funèbre par son habit. Seulement, vers le soir, quand tout le monde se fut retiré, il se glissa dans l’église encore ouverte, et, s’étant mis à genoux devant la tombe où le corps avait été déposé, il l’arrosa de ses larmes, y fit ses dévotions à sa manière, mais mentalement, pour ne choquer personne ; après quoi il se retira, satisfait de la consolation qu’il avait eue, se louant toujours des bontés qu’il avait reçues du défunt, et pour le temporel et pour le spirituel. Ce bon religieux était connu de diverses personnes qui lui faisaient civilité, mais dès qu’il avait vu et entretenu M. Ostervald, il s’en retournait aussitôt vers son monastère, comme si tout le reste lui eût été indifférent.

Ce religieux n’était pas le seul, parmi les catholiques, qui rendit justice à M. Ostervald. Tout ce qu’il y avait de plus éclairé dans cette communion lui appliquait unanimement le caractère de Conrart : il ne lui manque que l’orthodoxie romaine. M. l’abbé Bignon a reconnu le mérite du Traité des Sources de la corruption et du Catéchisme, et leur a donné place dans la Bibliothèque de Louis XIV. M. Colbert, évêque de Montpellier, M. Fléchier, évêque de Nîmes, et quantité d’autres, possédaient ses ouvrages et ne l’ont point dissimulé dans l’occasion à des protestants étrangers.

Mais personne ne s’est déclaré avec plus de candeur que l’illustre Fénelon, toutes les fois que l’occasion s’en est présentée. M. Ostervald partageait les vues qu’il exprime dans Télémaque au sujet du mariage des jeunes gens. M. de Cambrai partageait celles de M. Ostervald quant aux premiers linéaments de la religion, et, quoiqu’il n’eût jamais vu notre pasteur, il l’estimait et l’aimait, d’après la manière unanime dont tant d’officiers suisses, admis tous les jours à sa table, lui avaient dépeint son caractère.

Ces sentiments furent mis au jour, assez singulièrement, par de longs entretiens qu’eut Fénelon avec un jeune homme de Neuchâtel, durant la guerre de 1702. Ce dernier était maçon de son métier ; comme il se trouvait sans ouvrage à Cambrai, l’archevêque, touché de sa position, lui en donna et l’occupa pendant quelques semaines à des réparations qu’il avait projetées dans son jardin ; il prenait plaisir, entre temps, à l’interroger sur son pays, sur sa profession, sur ses aventures. La conversation ne tarda pas à tomber sur M. Ostervald, et elle y revint plus d’une fois. Voici quelques lambeaux de ces entretiens.

« Connaissez-vous ce digne pasteur ?

— Si je le connais ? je n’en connais pas d’autre.

— Mais est-il vrai, ce qu’on dit de lui, qu’il prêche si bien et qu’il vit comme il prêche ?

— Holà, oui ! Monsieur (notre Neuchâtelois ne disait pas Monseigneur) ; quand vous auriez un cœur de pierre, sous votre respect, il vous toucherait.

— Et comment est-il fait de sa personne ?

— Ah ! Monsieur il est fait comme un ange ; il est plus grand que vous et moi ; mais quand il se fâche, il fait trembler tout le monde.

— Est-il possible ?

— Oui, certes.

— Apparemment, c’est tout comme ici : le peuple n’en devient pas meilleur ?

— Ah ! vous pouvez bien le dire ; c’est leur faute.

— Prêche-t-il souvent ?

— Oh ! Monsieur, il prêcherait tous les jours, si on le voulait.

— N’a-t-il point donné au public quelques ouvrages ?

— Oh ! que si ! nous avons son Catéchisme, où les réponses sont bien déduites et bien belles ; quand je les lis, il me semble que je le vois en chaire.

— N’a-t-il point publié d’autre livre, que vous sachiez ?

— Holà ! oui, il en a fait un contre les paillards, qui est bien bon.

— J’espère, mon ami, que ce n’est pas là votre cas ?

— Dieu m’en préserve !

— Et si la tentation s’en présentait, que feriez-vous ?

— Je lui dirais comme j’ai toujours fait : « Va arrière de moi, Satan ! »

— C’est très bien, mon ami ; tenez, voilà un pourboire. »

Toutes ces ingénuités étaient si fort du goût du prélat, que le lendemain c’était à recommencer. Quelquefois même, il faisait venir une demi-pinte pour animer le babil aussi bien que le travail de son ouvrier, mais, qu’il y eût du vin ou qu’il n’y en eût pas, il était toujours sûr de recevoir la pièce blanche, outre le salaire convenu. Enfin, quand il eut tout réparé et garni sa valise, il ne songea plus qu’à revoir le pays. M. de Cambrai le combla de bénédictions, l’exhorta à ne pas détruire sa foi par ses œuvres, « Et n’oubliez pas, ajouta-t-il, de faire mes compliments à M. Ostervald ; dites-lui que je l’estime, que je l’honore, et que j’ai tous ses ouvrages. »

Aussi, dès qu’il fut de retour à Neuchâtel, notre homme ne manqua-t-il point de s’acquitter de sa commission. On le reçut fort amicalement et tout le voisinage en fut informé.

Réflexions et notes

Ostervald composa plusieurs ouvrages, dont un Catéchisme. Mais l’ouvrage de sa vie, qu’il refit et réédita plusieurs fois pendant vingt-quatre ans, fut un recueil d’Arguments et Réflexions sur l’Écriture sainte. En 1709, la vénérable classe (consistoire) l’avait chargé de composer des exhortations pour être lues en chaire après la Bible. Il rédigea, pour figurer en tête de chaque livre, un argument ; pour figurer en tête de chaque chapitre, un sommaire, et pour servir de conclusion à chaque chapitre, des « Réflexions » ou exhortations. Il rédigea donc onze cent quatre-vingt-neuf exhortations. En 1713, un pasteur anglais lui demanda son manuscrit, et le publia. Il le publia lui-même en 1720, refondu. En 1724, des libraires de Hollande le tourmentèrent pour leur permettre de publier ses exhortations dans une Bible qu’ils allaient éditer. Modeste comme ses prédécesseurs, Olivétan et Martin, Ostervald ne céda que sur la menace des libraires de faire traduire l’ouvrage d’anglais en français. Lui répugnait-il que ses exhortations fussent intercalées dans le texte sacré ?

On voit par ces détails de quelle vogue, dès le début, jouit cet ouvrage qui pourtant était loin d’être un chef-d’œuvre. Une des lacunes de ces Réflexions c’est que jamais elles ne s’attachent à montrer l’enchaînement et le développement des idées chez l’auteur sacré. Chaque passage est expliqué comme s’il était tout seul, sans lien avec ce qui le précède et avec ce qui le suit. Ce genre d’explication était sans doute dans le goût du temps.

Autre trait à noter. Les Réflexions cherchent continuellement à disculper les personnages bibliques.

Ce que Moïse fit en tuant un Égyptien est une action extraordinaire qui ne doit point être tirée à conséquence puisque Moïse était un homme envoyé de Dieu. — Dans la persuasion où cette femme (Rahab) était que Dieu avait résolu de donner le pays de Canaan aux enfants d’lsrael, elle put faire innocemment ce qu’elle fit, sans quoi sa conduite envers son roi et sa patrie aurait été blâmable, et elle ne devrait pas être imitée. — Si David parle en des termes qui semblent marquer qu’il demandait la punition de ses ennemis, ce ne sont pas proprement des imprécations qu’il fait contre eux : ce sont des prédictions plutôt que des souhaits.

« Dans ce seul fait, dit M. Gretillat, nous constatons qu’il y a un abîme entre les auteurs inspirés de l’Ancien Testament et leurs commentateurs les plus pieux. Les premiers sont véridiques, les seconds sont bien intentionnés. Ceux-là réveillent la conscience, ceux-ci la froissent… » (Jean-Frédéric Ostervald, p. 239.)

Et que penser d’une réflexion comme celle-ci, à propos de Romains vii ?

C’est un chapitre qui doit être bien entendu, et dont il ne faut pas abuser.

Les Réflexions renferment aussi des fadeurs, des lieux communs, et même des naïvetés. Ainsi, à propos de Josué xxiii :

Les magistrats doivent apprendre d’ici que leur principal soin doit être d’établir la Piété et la Religion pendant qu’ils sont au monde.

Ostervald fit aussi des notes, dans lesquelles, souvent, il affaiblit, énerve, et même contredit positivement le texte.

Le gobelet par lequel il (Joseph) devine infailliblement. Note : il reconnaîtra infailliblement que vous l’avez emporté (Ostervald luttait contre la divination). — Rahab la prostituée devient une hôtelière. — La fille de Jephthé sera à l’Éternel, « ou » je l’offrirai en holocauste. — Tout ce qui sort de la bouche de Dieu signifie : tout ce que Dieu ordonnera pour lui servir de nourriture. — Autrefois, j’étais sans loi, je vivais, signifie : j’étais plus tranquille. — Quand le Fils de l’homme viendra, pensez-vous qu’il trouve de la foi sur la terre ? C’est-à-dire dans ce pays, parmi les Juifs, quand il viendra pour les détruire. — Tu lui amasseras des charbons de feu sur la tête. Note : tu ôteras des charbons de dessus sa tête. — Je voudrais être anathème (Romains 9.3). Note : Pardonne-leur, sinon, Seigneur, retranche-moi plutôt du monde, je consens de mourir. Voilà un sens qui paraît simple, clair, naturel.

Révision du texte

Ce n’est qu’à l’âge de quatre-vingts ans qu’Ostervald se mit à réviser le texte même de la Bible. Il avait plusieurs des qualités nécessaires à cette entreprise. En particulier, il connaissait très bien l’hébreu et le grec. Debout tous les jours à quatre heures du matin, il consacrait les premières heures de la journée à son travail de révision. Il n’interrompit pas une seule de ses fonctions pastorales, et en deux ans il eut achevé son œuvre. Il faut admirer sans réserve cette vaillance.

La révision d’Ostervald parut en 1744 : Elle eut une fortune inouïe, prodigieuse, et ce qui fit cette fortune, ce fut l’extrême popularité des Arguments et Réflexions qui avaient précédé la révision. Grâce aux Arguments et Réflexions, le règne d’Ostervald commença presque immédiatement. « Cette fortune, dit M. Stapfer, dure encore. Ostervald est passé au rang des traducteurs de la Bible, ce qu’il n’a jamais été, et il fait autorité, ce qu’il n’a jamais mérité. Simple réviseur, aussi pieux que distingué, il eût été aussi surpris et confus qu’Olivétan lui-même s’il avait pu prévoir le succès qu’on lui ferait. »

On pourrait dire, sans trop d’exagération, que la « version d’Ostervald » n’a jamais existé. On n’en a jamais vu le manuscrit. Ostervald écrivit simplement ses corrections au moyen de ratures et de surcharges, sur un exemplaire de la révision de Genève de 1724 qui est précieusement conservé à la bibliothèque des pasteurs de Neuchâtel. Plus de la moitié de l’ancien texte subsiste. Quand on étudie ce document on voit que si la traduction a été modifiée en certains endroits, notamment dans Job et dans les épîtres, néanmoins la très grande majorité des corrections indique non la préoccupation de mieux rendre le sens de l’original, mais celle de moderniser le style.

[La Bible de 1724 contient dans une de ses premières pages une liste des livres de la Bible, avec le nombre des versets et chapitres de chaque livre, et au bas de la liste les chiffres totaux. Nous apprenons ainsi que l’Ancien Testament contient 23 209 versets, le Nouveau Testament 7 958 versets, la Bible entière 31 167 versets.

D’après la préface de la Bible de 1744, Ostervald s’est proposé. Cette préface explique que les exemplaires de la Bible de 1724 étaient devenus rares. Il fallait une nouvelle édition. Ostervald revit ses Arguments et Réflexions, et quant au texte, « en conservant la version qui est reçue dans nos Églises, il y a fait les corrections qui paraissaient nécessaires, et changé des expressions et des manières de parler qui ne sont plus en usage et qui pouvaient causer de l’obscurité. »

Voici quelques-unes de ces corrections :

Ainsi, Ostervald a remis au point, en une mesure, et surtout au point de vue du style, la version en usage de son temps, qui était elle-même une révision d’Olivétan. Ostervald a révisé une révision, rien de plus. Et cette révision de révision a été, depuis, révisée à l’infini.

Il ne faut point déprécier l’œuvre d’Ostervald. La préface du Nouveau Testament de Mons, publié en 1667, par les solitaires de Port-Royal, dit excellemment :

Les défauts de nos versions ne diminuent rien de l’obligation qu’on a à ceux qui les ont faites. Ils ont servi l’Église de la meilleure manière qu’ils le pouvaient et ils n’ont pu écrire que comme ils ont fait. Si nous avions été de leur temps, nous aurions parlé comme eux, et s’ils étaient du nôtre, ils parleraient comme nous.

Et puis il ne faut pas oublier qu’Ostervald n’a voulu qu’améliorer le révision de 1724, et qu’il l’a améliorée considérablement. Il ne faut pas lui imputer des incorrections et des faiblesses « qui, dit M. Gretillat, ne sont pas de lui, et qu’il s’est borné à laisser subsister, pour des raisons qui ne nous sont pas connues ». Lui aussi, sans doute, a voulu ménager les lecteurs. Lui aussi portait le « joug des révisions ». Quand on voit à quel point ses successeurs ont subi l’influence de la version qui porte son nom, comment pourrait-on lui reprocher d’avoir subi, lui, l’influence de ceux qui l’ont précédé ?

Néanmoins, la critique ne perd pas ses droits. A prendre l’œuvre en elle-même, il est permis de regretter l’autorité exagérée dont elle a joui pendant si longtemps. Ostervald a fait en deux ans ce qui, d’après Calvin, en demandait six, et son travail n’a pas été, selon le vœu du réformateur, « revu par plusieurs yeux ». Voici un exemple de ce qu’est par endroits la traduction qu’il a adoptée ou conservée

[c] Olivétan avait dit : Sustentez-moi de flacons et confortez-moi de pommes.

Ostervald sacrifie donc étrangement, par endroits, la langue. De plus, il affaiblit le texte. « Ostervald, dit M. Louis Bonnet, l’ancien pasteur de Francfort, auquel manquait, comme à toute son époque, le sens et le tact exégétiques, n’a produit qu’une pâle paraphrase des Écritures ». Adolphe Monod préférait la version de Martin à celle d’Ostervald « dont l’élégance relative, nous écrit M. William Monod, ne rachetait pas à ses yeux un certain manque de force et de simplicité. Il trouvait chez Martin plus de saveur et d’énergie, et c’est de Martin qu’il se servait habituellement. Il en avait toujours un exemplaire en chaire ».

De plus, Ostervald a conservé des erreurs manifestes. Ainsi, Hébreux 13.4 : Le mariage est honorable entre tous, au lieu de Respectez tous le mariage. Ici c’est une préoccupation de controverse qui a fait fléchir la traduction. Voici une erreur imputable à la préoccupation dogmatique. Matthieu 28.17, la révision d’Ostervald porte : Ils l’adorèrent, même ceux qui avaient douté. Or le texte dit : Ils l’adorèrent, mais quelques-uns doutèrent. Ajoutons à l’honneur d’Ostervald qu’il rétablit dans une note la vraie traduction, précédée du mot ou. C’était un commencement de retour vers la vérité.

[C’est dans la Bible revue qui fut publiée en 1693 à Genève, chez Antoine Chouet, que la leçon : Même ceux qui avaient douté, fait son apparition. Les réviseurs de 1693 n’admettaient pas qu’en eût pu douter en présence du Christ ressuscité. C’était d’un trop mauvais exemple.]

On se demande, dit M. Stapfer, si, après tout, la moins mauvaise traduction n’est pas (abstraction faite des versions faites de nos jours) le premier travail d’Olivétan… Olivétan est le seul traducteur protestant français qui ait été vraiment impartial. »

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