Histoire de la Bible en France

8. La Vulgate

1°) Premières versions latines

Les premières versions latines de la Bible sont très anciennes et très nombreuses. Les Pères de l’Église, Augustin entre autres, parlent de leur abondance et de leur variété. La plus ancienne, antérieure à Tertullien (né en 160 à Carthage), paraît avoir été faite dans le nord de l’Afrique, aux temps de la persécution. On en trouve dans Cyprien des citations abondantes, qui montrent le caractère original de cette version. L’Ancien Testament était traduit sur la version des Septante.

On peut compter, dit saint Augustin, ceux qui ont traduit les Écritures de l’hébreu en grec, mais les traducteurs latins ne peuvent absolument pas se compter. Tous ceux, aux premiers temps de la foi, entre les mains desquels tomba un manuscrit grec, et qui se crurent avoir quelque connaissance de l’une et de l’autre langue, osèrent traduire (Doctrina christiana, II, 11).

Ce sont ces anciennes versions latines qui ont soutenu la foi des chrétiens pendant les terribles persécutions des premiers siècles. Ce qui le prouve, c’est que dans la persécution de Dioclétien les persécuteurs visaient avant tout à s’emparer des livres des chrétiens. Ils se rendaient compte que s’ils ne détruisaient pas les livres, il ne valait pas la peine de tuer les hommes, car à peine ceux-ci tombaient-ils que d’autres se levaient pour prendre leur place. Le secret évident de leur force, c’étaient leurs livres.

Ces diverses versions semblent avoir été plus ou moins combinées les unes avec les autres, de sorte qu’au quatrième siècle, il y avait, d’après Jérôme, presque autant de textes différents que de manuscrits, ce qui prouve de quel usage constant étaient les livres saints. Ce sont les pièces de monnaie les plus courantes qui s’usent le plus. De toutes ces versions, l’Itala, c’est-à-dire la version qui était usitée en Italie, semble avoir été la meilleure. C’est celle que saint Augustin considérait comme la plus fidèle et la plus claire.

2°) Origine et importance de la Vulgate

Le nombre et la divergence des versions étaient tels qu’une révision s’imposait. Au moment convenable, Dieu suscita l’homme qui pouvait mener ce travail à bonne fin. Cet homme fut Jérôme.

Jérôme, né en 331, à Stridon, en Pannonie, près de l’endroit où est aujourd’hui Venise, fut élevé a Rome et y reçut le baptême à l’âge de vingt ans. Il eut toujours une piété très ascétique. Il voyagea beaucoup, d’abord dans le nord-ouest de l’Europe, puis en Orient. Il passa cinq ans, de vingt-huit à trente-trois ans, dans le désert d’Arabie, qui avait servi de retraite à saint Paul, parmi les anachorètes de Chalcide. C’est là qu’un de ces anachorètes, un juif converti, lui enseigna l’hébreu. Puis il fut ordonné prêtre à Antioche, d’où il se rendit à Constantinople. Là il se livra à des études exégétiques sous la direction de Grégoire de Nazianze. Un concile ayant été convoqué à Rome, il s’y rendit, en 382. Le pape Damase reconnut ses hautes capacités et l’engagea à entreprendre la révision de la Bible latine.

Tout d’abord il fut assez peu enclin à accepter. « C’est là un travail ingrat, disait-il. Je ne réussirai qu’à mécontenter ceux qui ont des préjugés et à exciter l’amertume de ceux qui pensent qu’ignorance et sainteté ne font qu’un ». Toutefois, il se laissa persuader. On lui conseilla abondamment d’avoir beaucoup d’égards pour les préjugés des frères faibles, pour ceux dont la conscience est si sensible dès qu’on paraît toucher aux Écritures. Vers 385, Jérôme termina une révision très modérée du Nouveau Testament.

Le pape Damase étant mort, Jérôme quitta Rome et alla s’établir à Bethléem, où il se livra avec une nouvelle ardeur à l’étude de l’hébreu, avec l’assistance d’un savant juif de Lydda. Il se mit à la révision de l’Ancien Testament et s’y livra au milieu du mécontentement des ecclésiastiques ses amis, qui lui reprochaient d’aller trop loin dans ses changements, mécontentement qui n’avait d’égal que le sien propre, car il se reprochait, lui, de ne pas aller moitié aussi loin qu’il aurait fallu.

A la fin, fatigué de rapiécer de vieilles versions qu’aucun rapiéçage ne pouvait améliorer, il prit une résolution hardie, celle de remonter aux sources, et de traduire l’Ancien Testament sur le texte hébreu.

C’était une grosse entreprise, mais elle n’était pas au-dessus des forces de Jérôme. Il avait appris l’hébreu avec les rabbins de Palestine. Il pouvait compter sur l’aide des savants juifs du collège de Tibériade. Il avait accès à des manuscrits hébreux probablement antérieurs à Jésus-Christ. Aussi, malgré bien des obstacles, malgré l’absence de voyelles qui devait lui en rendre l’intelligence difficile (les voyelles ne furent ajoutées au texte hébreu que deux ou trois cents ans plus tard, par les Massorètes), malgré une connaissance encore imparfaite de l’hébreu, malgré les préjugés populaires contre une nouvelle traduction, il produisit la meilleure traduction de la Bible qui ait jamais été faite avant les temps modernes. Elle fut achevée en 405.

Plus ou moins révisée tôt après Jérôme lui-même, cette version devint la Vulgate. Aucune autre traduction, dans toute l’histoire de la Bible, n’a joué un rôle aussi important. Pendant plus de mille ans, c’est de cette traduction que l’Église a vécu. Pendant plus de mille ans elle fut l’inspiratrice de la piété, de la mission, de la théologie. C’est elle qui a fait la Réformation. Quand Luther et Calvin furent détachés de Rome par la lecture de la Bible, c’est dans la Vulgate qu’ils firent cette lecture. Et, pendant plus de mille ans, c’est de la Vulgate que sont nées, en Occident, toutes les traductions des livres saints. La traduction de Lefèvre d’Étaples, par exemple, a été faite sur la Vulgate. C’est sur la Vulgate qu’a été faite la traduction des Psaumes du Prayer-book, qui est encore en usage dans l’Église anglicane.

[Matthias de Janow, chanoine de la cathédrale de Prague, fut l’un des précurseurs de Jean Huss. Il s’éleva avec une grande fermeté contre les abus du temps et signala comme l’une des principales causes de la décadence de l’Église et de la corruption des mœurs chrétiennes la distinction introduite entre les laïques et le clergé. Il plaida en faveur de la communion des laïques sous les deux espèces. Il mourut en 1394, après avoir, soit comme prédicateur, soit comme théologien, excercé une influence considérable. Voici comment il s’exprime au sujet de l’Écriture sainte : « Depuis ma jeunesse, que j’aie été en voyage ou à la maison, dans mes travaux comme dans mes loisirs, jamais la Bible n’a été hors de la portée de mes yeux. Mon âme l’avait pour ainsi dire épousée. Dans toutes mes afflictions, dans toutes mes persécutions, je me suis toujours réfugié auprès de ma Bible. Elle m’accompagnait comme ma fiancée. Plus encore, elle a été la mère qui m’a appris l’amour, la connaissance de Dieu, et la sainte espérance… Elle est toujours venue à ma rencontre comme une mère vénérée, elle m’a toujours accueilli comme une épouse, et ses consolations ont réjoui mon âme dans la multitude de mes douleurs. Et quand j’en voyais d’autres porter avec eux des reliques ou des os de saints, pour ma part je restais avec ma Bible, mon élue, ma compagne dans le voyage de la vie. »

Il est intéressant de remarquer que Matthias de Janow dut son premier attachement à la Bible à la lecture des exhortations de Jérôme et d’Augustin. Son témoignage laisse entrevoir dans quelle mesure la Vulgate, pendant les mille ans où elle fut la seule version de l’Église chrétienne, alimenta la piété des fidèles et inspira ceux qui préparèrent ou provoquèrent les réformes.]

3°) Préjugés

Mais quelles clameurs cette traduction provoqua, lorsqu’elle parut ! On la traita de révolutionnaire et d’hérétique, on l’accusa de ruiner la foi en l’Écriture sainte, d’en user légèrement avec la Parole inspirée. Même les meilleurs amis, même les admirateurs de Jérôme, cédèrent au courant populaire. Saint Augustin, un savant pourtant, et qui avait commencé par encourager Jérôme dans son travail, prit peur. Dans une lettre qu’il lui écrit, il lui raconte qu’un vieil évêque d’Afrique avait eu une affaire pour s’être servi de la nouvelle version. Un jour, lisant l’histoire de Jonas, il avait lu « lierre » au lieu de « ricin ». Là-dessus les auditeurs s’étaient tous levés, comme fous, et n’avaient consenti à se calmer que lorsqu’on leur eut rendu leur vieille Bible.

Ce fut un temps difficile pour le pauvre savant. Ses lettres témoignent de ce qu’il souffrit. Malheureusement, tout « saint Jérôme » qu’il soit devenu, il n’avait pas le caractère d’un saint. Il s’exprime avec amertume sur le compte des « sots », des « stupides », des « ânes à deux pieds », dont les préjugés avaient soulevé ce tollé contre lui. Il avait tort, sans doute. Mais c’est un douloureux spectacle que celui qui nous est ici offert. Cet homme éminent s’use dans l’accomplissement d’une des œuvres les plus belles dont l’Église ait jamais bénéficié, et jusqu’à sa mort (survenue dans sa quatre-vingt-dixième année) il voit cette œuvre condamnée et proscrite par un fanatisme ignorant !

4°) Trop de succès

Ce n’est que longtemps après la mort de Jérôme que la valeur de sa traduction fut reconnue. Le pape Grégoire le Grand la mit le premier à la mode en s’en servant dans son commentaire sur Job. Au concile de Trente, le revirement de l’opinion est complet : on se trouvait maintenant aussi attaché à la Vulgate que les chrétiens du cinquième siècle l’avaient été aux traductions plus anciennes. La Vulgate fut décrétée seul texte authentique. Pourquoi céderait-elle le pas, disait-on plus tard, à des manuscrits grecs et hébreux qui ont été pendant des siècles entre les mains des schismatiques ?

Un passage de la Bible polyglotte de Complute illustre curieusement le sentiment populaire à cette époque. Dans cette Bible, le texte hébreu, le texte latin et le texte grec sont imprimés côte à côte sur trois colonnes parallèles. Or, dans la préface, les éditeurs comparent la Vulgate, imprimée entre les deux autres textes, au Seigneur Jésus crucifié entre deux larrons !

Mais au moment où l’Église adoptait la Vulgate, celle-ci avait grand besoin d’une révision. En effet, au temps où elle était en défaveur, on s’était avisé de la corriger pour la faire concorder avec les vieilles Bibles latines. De là, bien des altérations.

5°) Une révision papale et ses suites

Environ quarante ans après le concile de Trente, le pape Sixte V entreprit de faire paraître une édition correcte de la Vulgate. Sa méthode ne manqua pas d’originalité. Il réunit une commission de savants, leur fit donner leurs raisons pour ou contre les diverses leçons, et, en sa qualité de pape, arrêta lui-même le texte. Pour assurer l’autorité de son œuvre, il défendit qu’on assemblât d’autres matériaux critiques, il décréta que toutes les leçons différant de celles qu’il avait adoptées devaient être rejetées, et que quiconque apporterait le moindre changement à cette édition de la Vulgate encourrait la colère du Dieu Tout-Puissant et celles des apôtres Pierre et Paul, et, comme peine ecclésiastique, serait passible de l’excommunication majeure, sans pouvoir être absous par un autre que par le pape lui-même. Cette Bible parut en 1590.

Mais il n’y a, pour la science, pas plus de voie papale que de voie royale. Cette édition de la Vulgate était pleine d’erreurs. On garda le silence tant que vécut Sixte V. Mais à peine était-il mort qu’on sentit la nécessité d’aviser, pour sauver l’honneur de l’Église. Il fallait à tout prix une nouvelle édition de la Vulgate. On en prépara une qui modifiait la précédente en trois mille endroits. Mais il fallait en même temps sauver l’honneur du pape défunt. Que faire ? On s’en tira en déclarant que ces erreurs devaient être imputées à l’imprimeur « ou à quelqu’un d’autre ». Puis, dans la préface de la nouvelle édition, publiée sous le pape Clément VIII, ce « quelqu’un d’autre » fut laissé de côté, et les erreurs papales furent toutes mises sur le dos du malheureux imprimeur. Cette Bible parut en 1592. C’est l’édition de 1598 qui fait norme.

Cette nouvelle édition elle-même était loin d’être parfaite. Tant de causes se sont réunies pour altérer le texte de la Vulgate que la reconstitution du texte original de saint Jérôme est un des problèmes littéraires les plus ardus. Toutefois, il est important de le rétablir, dans la mesure du possible, vu l’extrême valeur de ce document pour la fixation du texte sacré. Il ne faut pas oublier que Jérôme a travaillé sur des manuscrits très anciens, et que son travail est une traduction de première main, faite directement sur l’hébreu, et non sur les Septante, comme d’autres versions des premiers siècles. Même dans son état actuel, la Vulgate peut rendre les plus grands services pour permettre de contrôler le texte hébreu que nous ont transmis les Massorètes.

En 1908, le pape Pie X, sur l’avis de la commission des études bibliques instituée par Léon XIII, a décidé la révision du texte de la Vulgate, et a confié cette révision à des moines bénédictins.

[Un des plus beaux manuscrits de la Vulgate, sinon le plus beau, se trouve à la bibliothèque de Moulins. C’est la Biblia maxima latina, dite aussi Bible de Souvigny, parce qu’elle appartenait avant la Révolution aux bénédictins de Souvigny. Elle remonte au moins au douzième siècle. D’après la chronique, elle fut transportée au Concile de Constance en 1415, et au Concile de Bâle en 1431, pour servir à confronter le texte des Écritures, comme étant la copie qui devait inspirer le plus de confiance. Par la beauté de l’écriture et des enluminures, cette Bible, format grand aigle, est un des plus beaux monuments de l’art au moyen âge. M. Ripond, auteur d’une notice annexée au catalogue de la bibliothèque de Moulins, dit que la Bibliothèque nationale n’a aucun manuscrit qui puisse, pour la beauté, être comparé à celui-là. Elle a été décrite dans l’annuaire de l’Allier de 1840.]

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