Histoire de la Bible en France

10. La version de Luther

La traduction de la Bible, a dit un historien, est le plus grand de tous les dons que Luther a pu faire à son peuple. S’il n’a pas été le premier[a], il a été le plus grand des traducteurs de la Bible en allemand. Comme la traduction latine de Jérôme s’était substituée à toutes les traductions latines, ainsi la version de Luther relégua dans l’ombre toutes les vieilles traductions allemandes. Aucun de ses successeurs ne l’a surpassé ni même égalé. Sa connaissance du grec et de l’hébreu, de l’hébreu surtout, était limitée, mais dans la langue allemande il était un maître, et quant à ce qui pouvait lui manquer comme linguiste, l’intuition du génie et le secours de Mélanchthon y suppléaient.

[a] Avant 1477, il y avait eu en Allemagne sept traductions de la Bible en haut allemand. De 1480 à 1520 il en parut sept en haut allemand et trois en bas allemand.

Le 4 mai 1521, au retour de Worms, il est entraîné et enfermé, comme on sait, au château de la Wartbourg, où le plus beau fruit de son loisir fut la traduction du Nouveau Testament. Il la commença en novembre ou décembre de cette année, et l’acheva au mois de mars suivant. A son retour à Wittemberg, il la révisa à fond avec l’aide de Mélanchthon. L’impression marchait de pair avec la révision. Trois presses travaillaient constamment, et vers la fin on tirait 10 000 feuilles par jour. Le 25 septembre 1522, le volume parut.

Luther se mit alors à l’Ancien Testament. Il fonda un Collegium Biblicum, un cercle biblique, composé de Mélanchthon, Bugenhagen, Crusiger, Justus Jonas, Aurogallus, et lui-même. Ils se réunissaient une fois par semaine, plusieurs heures, chez Luther, et s’aidaient dans leur travail de la version des Septante, des Bibles latines, et de commentaires.

Ils prirent une peine inimaginable, dont Luther aime à parler dans ses préfaces. L’Ancien Testament était alors un monde inconnu. La connaissance de la langue hébraïque était dans son enfance. Un seul verset de Job les arrêtait des jours entiers.

La singulière grandeur de ce style (de Job), dit Luther, me donne un travail tel qu’il semble que cet homme s’irrite plus de ma traduction que des consolations de ses amis. On dirait que l’auteur de ce livre a désiré qu’il ne fût jamais traduit.

Je sue sang et eau pour donner les prophètes en langue vulgaire. Bon Dieu, quel travail ! Comme les écrivains juifs ont de la peine à parler allemand ! Ils se défendent, ils ne veulent pas abandonner leur hébreu pour notre langue barbare. C’est comme si Philomèle laissait ses gracieuses mélodies pour imiter la note monotone du coucou qu’elle déteste… Je m’efforce de traduire les prophètes, ou mieux, je les enfante…

Souvent, il nous est arrivé de passer quinze jours, trois semaines, quatre semaines, à chercher le sens d’un mot, à nous en informer partout, sans toujours le trouver. Lorsque nous travaillions à la traduction de Job, Philippe, Aurogallus et moi, nous mettions parfois quatre jours à écrire trois lignes. Aujourd’hui que l’œuvre est faite, tout le monde peut la lire et la critiquer. L’œil parcourt trois, quatre feuilles, sans broncher une seule fois. Il n’aperçoit ni les pierres, ni les blocs, qui gisaient là où l’on marche maintenant comme sur une planche rabotée, et l’on ne pense ni aux sueurs, ni aux angoisses que nous avons souffertes pour faire au promeneur une route si commode. Il fait bon labourer le champ lorsqu’il est défriché, mais quant à abattre les arbres, extirper les souches, déblayer le terrain, personne n’aime ce travail, et le monde n’en a pas de reconnaissance. Mais Dieu lui-même, avec son soleil, son ciel et la mort de son Fils, en obtient-il davantage ? Que le monde reste donc le monde, au nom du Diable.

… Je n’ai pas travaillé seul. J’ai recruté des auxiliaires partout. J’ai pris à tâche de parler allemand, et non grec ou latin. La femme dans son ménage, les enfants dans leurs jeux, le bourgeois sur la place publique, voilà les documents qu’il faut consulter. C’est de leur bouche qu’il faut apprendre comment on parle, comment on interprète ».

Le Pentateuque parut en 1523 ; Josué, Job, le psautier, Salomon, en 1524 ; Jonas et Habacuc, en 1526 ; Zacharie, en 1527 ; Ésaïe, en 1528 ; Daniel, en 1530 ; les autres prophètes, en 1532 ; enfin les Apocryphes, « ces livres de l’Écriture bons et utiles, disait Luther, mais qui ne peuvent être mis au même rang que les autres. »

Pendant ce temps, le Nouveau Testament avait été réimprimé cinquante fois, et avait paru en seize ou dix-sept éditions. Telle était en Allemagne la faim et la soif de la Parole de Dieu ! De la Bible entière il parut dix éditions différentes avant 1546, année de la mort de Luther. Cette Bible, comme le Nouveau Testament, fut saluée avec enthousiasme. Tous les efforts pour en empêcher la vente demeurèrent vains. Hans Lufft, à Wittemberg, l’imprima trente-sept fois et en vendit, en quarante ans, de 1534 à 1574, environ 100 000 exemplaires. Elle a été réimprimée, parfois en plusieurs éditions, en quatre-vingt treize autres villes. Il y a eu cinq éditions aux États-Unis (La Bible de Luther, d’après l’Encyclopédie de Brockhaus a été traduite en danois [Nouveau Testament 1524, Bible 1550], en suédois [Nouveau Testament 1526, Bible 1541], en hollandais [1526], en islandais [Nouveau Testament, 1540, Bible 1584]).

Cette Bible fut la grande force de la Réformation. Les lignes suivantes de Cochlæus, écrivain catholique, suffiraient à le prouver. « Le Nouveau Testament de Luther a été tellement multiplié et tellement répandu par les imprimeurs, que même des tailleurs et des cordonniers, que dis-je, des femmes (les femmes mises au-dessous des cordonniers !), des ignorants, qui ont accepté ce nouvel Évangile luthérien et qui savaient lire quelque peu d’allemand, l’ont étudié avec avidité, comme la source de toute vérité. Quelques-uns l’ont appris par cœur et l’ont porté dans leur sein. En quelques mois, de telles personnes sont arrivées à se croire si savantes qu’elles n’ont pas eu honte de discuter sur la foi et sur l’Évangile, non seulement avec des laïques catholiques, mais même avec des prêtres, des moines et des docteurs en théologie ». Un autre théologien catholique, Emsler, lui-même traducteur de la Bible, a découvert dans la traduction de Luther jusqu’à quatorze cents hérésies.

La Bible de Luther réforma non seulement la religion, mais la langue. La langue allemande comptait alors autant de dialectes que l’Allemagne comptait d’États. Luther fit succéder l’harmonie à la confusion. Il choisit le dialecte saxon, et fit du haut allemand la langue littéraire de l’Allemagne. La Bible de Luther a été le premier classique allemand, comme la Bible du roi Jacques Ier a été le premier classique anglais.

« Profondément pénétré, dit l’Encyclopédie de Brockhaus, de l’esprit de l’Écriture, comme d’une foi inébranlable à sa vérité divine, il l’a, en la traduisant, écrite une seconde fois. Sa traduction est un fruit tout à la fois de l’esprit allemand et de l’esprit de la Bible. Par son langage vigoureux et populaire, elle a inauguré une ère nouvelle dans l’histoire de la langue allemande ». Un littérateur allemand, d’origine israélite, disait une fois à un littérateur allemand, né de parents chrétiens : « Vous autres chrétiens, vous avez sur nous une avance extraordinaire, car dès l’enfance vous êtes familiers avec la Bible de Luther. »

« Luther a donné à l’Allemagne, dit l’historien catholique Doellinger, plus qu’aucun homme depuis l’ère chrétienne n’a jamais donné à son peuple : une langue, une Bible, une Église, et le cantique. Auprès de lui, ses adversaires ne firent que bégayer. Seul, il a imprimé sa marque indélébile sur la langue et sur l’esprit allemand. Et ceux-là mêmes qui parmi nous le détestent, comme le grand hérésiarque, comme le grand séducteur de la nation, sont contraints, en dépit d’eux-mêmes, de parler avec ses paroles et de penser avec ses pensées. »

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