Histoire de la Bible en France

24. L’Ancien Testament et la langue française

Qui donc se doute de tout ce que la langue française doit à la Bible, et particulièrement à l’Ancien Testament ? Nous parlons tous plus ou moins hébreu. C’est ce qu’a démontré le professeur Trénel, dans un gros et savant ouvrage : L’Ancien Testament et la langue française au moyen âge (chez Léopold Cerf).

Il nous montre, dès le troisième siècle, la Bible contribuant largement à la création même de notre langue. Dans cette langue, en partie créée par la Bible, l’élément biblique n’a pas cessé, pendant des siècles, de s’infiltrer toujours davantage, soit par les diverses traductions de la Bible qui se suivent à jet continu, soit par l’éloquence chrétienne. « Des origines à la fin du quinzième siècle, c’est un lent apport de mots qui s’acclimatent plus ou moins rapidement, d’expressions qui s’introduisent sous l’inspiration du mysticisme ou de la piété. Puis, au moment où il semble que l’action de la Bible arrive à son terme et s’épuise, éclipsée par la renaissance des lettres grecques et latines, elle trouve dans la Réforme un regain de vie, et la voilà remise en honneur par toute la pléiade des écrivains protestants, dont l’œuvre est si profondément empreinte de l’esprit et du style de l’Ancien Testament. Dans cette crise religieuse, l’Écriture se fraie un passage, pénètre dans la langue usuelle et s’y mêle. Jamais sans doute son triomphe ne fut plus grand. Pour un temps elle menace de s’installer victorieusement dans le vocabulaire… La langue allait emprunter une parure nouvelle aux beautés de l’Ancien Testament ».

M. Trénel consacre plus de 650 pages in-8 à faire le bilan de ce que, pendant le moyen âge seulement, notre langue a reçu de l’Ancien Testament. Il montre, toujours avec abondance de citations, que l’Ancien Testament a fourni à notre langue deux cent soixante douze mots (sans compter les noms propres) et sept cent soixante-huit expressions, dont cent trente-trois proviennent des psaumes. « Depuis le quinzième siècle, pas de déchet appréciable, quatre ou cinq mots en tout ». Et il y a plus. « L’Ancien Testament s’unit à la langue d’un lien plus étroit encore par le tribut qu’il lui apporte de ses formes de pensées nouvelles : tournures poétiques, images, comparaisons, sentences, et aussi de ses souvenirs historiques, ou même de quelques-unes de ses constructions grammaticales. La langue hésitera parfois devant certaines audaces de langage des prophètes. Mais qu’importe ; malgré ces timidités légitimes, une source nouvelle de poésie a surgi, qui ne tarira pas ». On nous saura gré de donner quelques exemples de cette véritable invasion littéraire (qui apparaîtrait autrement considérable, si on ne s’arrêtait pas au seizième siècle, et si on étudiait aussi l’influence du Nouveau Testament sur la langue).

I. Voici d’abord pour les mots (importés de l’hébreu lui-même, ou de la traduction grecque des Septante ou de la Vulgate). Comme ces mots grecs ou latins ont perdu, en passant dans les traductions, leur sens classique pour prendre un sens biblique, ils comptent à juste titre comme mots bibliques.

II. Expressions empruntées à l’Ancien Testament.

III. Enfin, les tournures hébraïques :

1) Deux substantifs dépendant l’un de l’autre, dont le second fait fonction d’adjectif : Trône de gloire, parole de vérité, souffle de vie, vent de tempête, homme de sang, esprit de vie (ces tournures devenues si françaises sont une traduction littérale de l’hébreu).

Ou qui réunissent l’abstrait et le concret : Source de vie, esprit de sagesse, coupe de douleur, etc.

Ou qui, l’un répétant l’autre, expriment l’idée du superlatif absolu : Le Roi des rois, cieux des cieux, siècles des siècles, etc.

2) Particularités de syntaxe qui ont fait violence à la syntaxe du grec ou du latin : Faire miséricorde, faire le bien, faire le mal, rendre le mal pour le bien, trouver grâce, être en opprobre, en bénédiction, dans l’amertume de mon âme, au nom de Dieu, de siècle en siècle, etc.

[Il nous paraît intéressant de reproduire ici un passage de l’étude de M. Ed. Reuss sur le français des Bibles du moyen âge : « Une idée m’a surtout frappé pendant cette étude, c’est celle du triste appauvrissement de la langue française actuelle, comparée à ce qu’elle était il y a cinq siècles. Un nombre prodigieux de mots oubliés et perdus, une allure libre et dégagée de la phrase changée en une syntaxe étroite et rigoureuse, voilà en deux mots à quoi revient la différence des deux époques, et la nôtre, en fait d’avantages réels, n’a guère à faire valoir que la fermeté de son orthographe, et les caprices de sa règle des participes.

« Pour donner une idée de cet appauvrissement de la langue, voici une série de mots tirés du seul chapitre 14 des Juges que je prends au hasard : noncer (nunciare) ; je queisse (quaererem) ; achoison (occasio) ; ree (favus) ; ee (apis) ; je seur, je soloie (soleo, solebam) ; vallet (juvenis) ; devinaille (énigme) ; souldre (solvere) ; sydoine (chemise), cote (tunique) ; oir (audire) ; blandir (blandire) ; ardre (ardere) ; espondre (exponere) ; courroucié (molestus) ; arer (arare) ». — Revue de Théologie, IV, janvier 1852.]

Il nous semble que cette nomenclature n’a pour un chrétien rien de sec ni de banal. Que d’autres en tirent les conclusions qu’ils voudront. Pour nous, voici la nôtre : Si Dieu n’était pas notre créateur et notre Roi, si la Bible ne nous apportait pas son message, si elle n’était pas parfaitement humaine et par conséquent vraiment divine, verrait-on ce livre façonner et pétrir ainsi les langues des hommes, faire éclater la grammaire, détruire la syntaxe de langues séculaires, les pénétrer, s’y infiltrer, les refaire à son image, aider à la création de langues nouvelles, au point qu’aujourd’hui, en France, au vingtième siècle, personne ne peut ouvrir la bouche sans parler plus ou moins la langue de la Bible ? Quand nous employons, par exemple, des locutions aussi courantes que faire le bien, faire le mal, rendre le bien pour le mal, sous le ciel, c’est la langue de Moïse, c’est la langue des psaumes, c’est la langue des prophètes hébreux que nous parlons. Et que l’on songe que ce qui est vrai pour le français l’est bien davantage pour l’anglais et pour l’allemand, et davantage encore pour tant de langues dont la traduction de la Bible a été le premier livre écrit et la première littérature. Pour nous, nous ne pouvons autrement que voir dans ce règne littéraire de la Bible une des preuves et une des formes de la royauté de Jésus Christ. Déjà, dans un sens, toute langue le confesse.

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