Histoire de la Bible en France

30. La Parole de Dieu répandue par les Juifs pendant le siècle qui a précédé l’ère chrétienne

Le seul moyen à employer pour que notre peuple accepte l’Évangile, c’est de le lui offrir ; et il faut le lui offrir, non pas seulement sous la forme du témoignage et de la prédication, mais encore sous la forme du livre[a]. Un esprit sérieux veut juger par lui-même, et à tête reposée, les doctrines qui sont proclamées devant lui. Pour que nos concitoyens se convertissent, il est nécessaire que d’abord ils tiennent dans leurs mains et lisent de leurs yeux la Bible, et en particulier le Nouveau Testament. Tout protestant fidèle doit donc devenir un volontaire-colporteur, et se donner pour tâche de placer un exemplaire du saint Volume chez tous ses voisins, chez tous ses amis. Qui dira le bien immense que nous pourrions accomplir, ou du moins préparer, avec un peu de zèle ? Lorsqu’un homme a une fois lu l’Évangile et qu’il connaît l’enseignement de Jésus-Christ, il suffit parfois du moindre appel de Dieu, d’un événement heureux ou malheureux, ou d’une simple conversation avec un chrétien sincère, pour vivifier sa foi et la rendre agissante. Si un jour, comme je le crois fermement, notre France reçoit les inappréciables bienfaits que Jésus a apportés au monde, elle le devra en premier lieu aux colporteurs bibliques, à ces humbles serviteurs du Christ qui, au prix de bien des fatigues, et parfois de bien des humiliations, auront réussi à placer dans toutes les familles françaises quelques fragments du Livre de Dieu. Et tout chrétien qui se fera colporteur volontaire hâtera le moment glorieux du salut de sa patrie.

[a] Ces lignes sont extraites d’une conférence donnée en 1908 à Mazamet, par M. le pasteur Ph. Vincent à la séance annuelle de la Société biblique de France.

Je voudrais puiser, dans un chapitre ordinairement peu connu de l’histoire d’Israël, la confirmation des réflexions qui précèdent, et montrer, par l’exemple des Juifs de la dispersion, ce qu’un zèle et une application soutenus peuvent faire pour la cause de la Bible. Cette petite étude apportera un précieux encouragement à nos plus modestes distributeurs de Livres saints.

(Après avoir montré les Juifs témoins pendant trois siècles, dans toutes les grandes villes de l’empire romain, de l’unité et de la sainteté de Dieu, et la conscience païenne se purifiant à leur contact, — puis le rôle important de la version des Septante pour frayer les voies à l’Évangile, — M. Vincent parle en troisième lieu de la propagande zélée, opiniâtre, et chaque jour recommencée pendant deux siècles, des vérités bibliques dont les Juifs étaient les dépositaires. Nous reproduisons cette troisième partie).

S’il y a un zèle pharisaïque, amer, jaloux, ne cherchant dans la conversion du prochain qu’une source d’honneurs ou de profits, et ne communiquant aux âmes que des vérités mortes, il existe aussi, grâce à Dieu, un zèle désintéressé qui cherche seulement la gloire de Dieu et le salut des âmes. Ce zèle bienfaisant fut en général celui des Juifs de la dispersion. Voici comment ils furent amenés à l’exercer.

Aussitôt qu’on put lire à Alexandrie la traduction des Septante, les Égyptiens, en manière de protestation contre le rôle odieux qui leur est attribué par le livre de l’Exode au début de l’histoire de la nation juive, commencèrent à nier la véracité des récits mosaïques. Manéthon, qui écrivait en 250 avant Jésus-Christ, réduit toute la lutte entre Moïse et Pharaon et la sortie d’Égypte à une révolte de quelques lépreux que le roi Aménophis avait envoyés travailler dans les carrières de la presqu’île du Sinaï. Après lui, Appollonius Molon, Lysimaque, Apion, continuèrent l’attaque. Posidonius prétendit que les Juifs adoraient un âne dans le temple de Jérusalem, et qu’ils immolaient tous les ans un Grec spécialement engraissé pour la circonstance.

Immédiatement, le zèle ardent des Juifs pour leurs traditions qu’on voulait ridiculiser, et pour leur foi qu’on voulait rendre odieuse, le désir d’éviter la persécution qui parfois les menaçait, par-dessus tout le sentiment instinctif de leur grandiose destinée et l’ambition légitime de convertir les païens à leur religion supérieure, suscitèrent, parmi les adorateurs de l’Éternel, un nombre respectable d’apologètes de premier ordre. Aristobule de Panéas publia une explication de la loi de Moïse. Philon, le grand philosophle juif, réussit étonnamment à couler les doctrines bibliques dans les moules préparés par la sagesse grecque. On sait que l’historien Josèphe, en écrivant son ouvrage capital, Les Antiquités judaïques, comme en écrivant sa Réplique à Apion, poursuivait avant tout un but apologétique.

Mais ces dissertations de savants ne se lisaient guère que dans les écoles. Comment atteindre les masses ? Comment se faire entendre du peuple païen ? Les mœurs du temps suggérèrent aux Juifs un stratagème. Ils imaginèrent de mettre en circulation de petits écrits populaires, dont ils attribuaient l’origine à des païens illustres, et de faire ainsi proclamer, par les sages les plus vénérés de l’antiquité, des principes religieux et moraux qui n’étaient autres que ceux des Juifs. La propriété littéraire n’existant pas à cette époque, les Juifs ne ne gênèrent pas pour mettre les doctrines de la Bible dans la bouche d’Hystaspe, le Perse ; d’Hécatée d’Abdère, l’historien ; d’Aristée, officier de Ptolémée Philadelphe ; de Phocyde, le poète gnomique de Milet ; de Ménandre, le poète comique d’Athènes ; et même d’Héraclite, de Diogène, et de Mercure Trismégiste.

Le plus célèbre de ces petits écrits parut à Alexandrie vers l’an 140 avant J-C. Nous en possédons trois longs fragments dont l’authenticité est parfaitement sûre. Il était attribué à une Sybille.

Ce nom de sybille appartient à l’antique mythologie. Les anciens appelaient ainsi de vieilles femmes qui avaient autrefois, pensait-on, prophétisé l’avenir sous l’inspiration divine. Chaque peuple prétendait avoir eu la sienne. Les Romains, par exemple, gardaient précieusement, et consultaient dans les calamités publiques, les oracles de la sybille de Cumes, qui étaient censés révéler, avec les maux à venir, les moyens de les conjurer.

Un juif d’Alexandrie s’avisa de faire parler en vers grecs, forme obligée des oracles de Delphes, une sybille qui se donne comme appartenant à la sixième génération depuis le déluge, et de lui faire prédire la suite des siècles. Elle annonce la succession des grands empires égyptien, assyrien, babylonien, perse, macédonien et romain, et elle déclare que, quand sept rois d’origine grecque auront régné sur l’Égypte, le peuple juif saisira le gouvernement des nations et qu’il deviendra une source de vie et de bonheur pour le monde entier. Ce petit livre était conçu avec une extrême habileté.

La sybille juive va chercher dans l’Ancien Testament toutes les promesses de salut qui sont faites aux païens ; elle les encadre de son enseignement monothéiste et d’exhortations morales inspirées par un amour sincère de l’humanité, et elle annonce la venue prochaine du Messie qui jugera les idolâtres, mais qui associera à sa gloire les adorateurs du vrai Dieu. Elle s’adresse à tous les peuples : Égyptiens, Syriens, Gaulois, Bretons, aux îles de la Méditerranée, et surtout aux Grecs, car la race humaine entière profitera un jour, croit-elle, de la grande culture grecque combinée avec la belle moralité juive. A plusieurs reprises, elle trace le tableau idéal de la vie des Juifs :

Préservés des vaines erreurs, ils ne révèrent point des simulacres de dieux, ouvrages fabriqués par des hommes avec l’or, le bois, la pierre. Mais ils lèvent vers le ciel leurs mains pures ; ils honorent leurs parents ; ils se souviennent de la sainteté du lit nuptial…

Voici une description des temps messianiques qui doivent apporter le bonheur aux païens comme aux Juifs :

« Dieu enverra de l’Orient un roi qui fera cesser sur la terre la guerre funeste. Le peuple du Grand Dieu (les Juifs) sera comblé de gloire et de richesses. Les îles et les villes (les païens) diront : Venez, tombons tous à terre, prions le Grand Dieu. Tous, proclamons la Loi du Dieu Très-Haut, qui est, de toutes les lois de la terre, la plus juste. Nous nous étions égarés loin des sentiers de l’Éternel, et, dans notre folie, nous adorions des images de bois fabriquées par nos mains…

Alors la terre produira d’excellents fruits, les gras troupeaux de bœufs se multiplieront, les villes regorgeront de biens, les champs seront plus fertiles : plus de glaives, plus de guerre. De toute la terre on portera des présents et de l’encens à la maison du Grand Dieu…

Réjouis-toi, fille de Sion ; jette des cris d’allégresse ! L’Éternel, le Créateur du ciel et de la terre, t’assure le bonheur. Il viendra faire sa demeure chez toi ; et sa présence sera pour toi une lumière perpétuelle. Le loup et l’agneau mangeront ensemble l’herbe des montagnes ; la panthère et le bélier auront un même pâturage ; le jeune taureau et l’ours partageront dans les champs le même bercail. Le lion cruel mangera de l’herbe dans son étable comme le bœuf, et des enfants parlant à peine les conduiront par la bride. Dieu rendra inoffensive la bête féroce ; le petit enfant s’endormira sur le gîte du serpent sans craindre aucun mal, car la main de Dieu le protégera. »

Les exhortations sont parfois très pathétiques :

Ah ! Grèce infortunée, dépose tes pensées d’orgueil. Si tu as souci de toi-même, prie l’Éternel. Sers le grand Dieu, afin d’avoir avec nous ta part d’allégresse, quand viendra le jour redoutable du Jugement…

L’effet de ce petit poème, tout nourri de la moelle de l’Ancien Testament, fut colossal. En peu de temps, porté et recopié de synagogue en synagogue, il fit le tour du monde. Alexandre Polyhistor (mort vers l’an 50 avant Jésus-Christ) le cite textuellement. Virgile y puisa probablement l’inspiration de sa plus belle églogue, la quatrième, sur le retour de l’âge d’or ; c’est même ce qui lui valut, pendant tout le moyen âge, le titre de prophète de Dieu et de précurseur du christianisme. Les Pères de l’Église, entre autres Clément d’Alexandrie et Lactance, en font un fréquent usage dans leurs Apologies. Celse a eu ce livre entre les mains. Mais surtout, des conversions au judaïsme se produisirent en grand nombre. Les dames de la haute société lisaient avec avidité le poème, et se laissaient gagner les premières. Il fallut instituer des rites d’initiation pour les prosélytes qui voulaient participer au culte de la synagogue. Les écrivains latins s’émurent de la fréquence des conversions. Cicéron y fait de fréquentes allusions. Juvénal y consacre une de ses satires. Et nous savons par le Nouveau Testament que partout où les apôtres allèrent porter le message évangélique, ils trouvèrent dans les synagogues, à côté des Juifs d’origine, de nombreux prosélytes, hommes et femmes, qui écoutèrent la prédication nouvelle d’une oreille attentive et avec un cœur bien disposé. Ce petit écrit, qui a été depuis lors défiguré par des additions successives très considérables, et qui n’est plus connu que des archéologues, réussit, parce qu’il était inspiré par la Bible, à jeter dans le monde plus de lumières que toutes les philosophies aristocratiques de la Grèce, plus de force morale que la vieille vaillance romaine, plus d’espérance et de consolation que tous les cultes païens réunis. Surtout, il a l’éternel honneur d’avoir annoncé au monde ancien et préparé l’âge et le règne de la Grâce de Dieu en Jésus-Christ.

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