Histoire de la Bible en France

3. Le père Jacob

Si nous nous étions promenés, certain jour d’octobre ou de novembre 1890, sur les bords du Drac — torrent impétueux qui se jette dans l’Isère, près de Grenoble, après avoir coulé entre des rochers hauts de quatre à cinq cents mètres — nous aurions pu voir, entre Sinard et La Motte, un homme qui paraissait s’avancer dans le vide au dessus de ces eaux bouillonnantes. En regardant mieux, toutefois, nous nous serions aperçus qu’il marchait sur un fil de fer, en se tenant cramponné à un second fil de fer parallèle au premier. Ces fils de fer avaient été scellés dans le roc pour soutenir une passerelle. En 1881, le Drac, débordé, emportait la passerelle. Les fils de fer avaient tenu bon, et ceux qui voulaient passer le Drac devaient se contenter de ce chemin aérien. Il (allait du courage pour s’y aventurer. Il y avait vingt-cinq mètres à franchir ainsi. Au dessous, à quinze mètres de profondeur, l’eau du torrent faisait entendre un grondement sinistre. Toute chute aurait été mortelle. Cependant, l’homme que nous voyons avancer sur les fils n’est plus jeune. Il a soixante et un ans. Si nous voulons avoir l’explication de sa présence en ce lieu, il nous faut remonter de vingt-quatre ans en arrière, et nous transporter à Marseille.

I

En 1866, à Marseille, une chrétienne offrait un Nouveau Testament à un soldat qui faisait partie du corps d’expédition du Mexique. Ce soldat lut le volume sans le comprendre, et le garda au fond de son sac pendant toute la campagne. Revenu dans ses foyers, à Sinard, dans l’Isère, il alla voir ses anciennes connaissances, entre autres un M. Henri Jacob. Celui-ci, homme pieux à sa manière, qui était venu s’établir à Sinard pour soustraire ses enfants à l’influence de la jeunesse incrédule de son village natal, parla à son visiteur, à la fin de l’entretien, de la nécessité de la religion. « Il faut, répondit celui-ci, que je vous apporte un livre qu’on m’a remis à Marseille. Je ne l’ai pas compris ; mais vous, avec vos idées, vous le comprendrez. Le père Jacob lut le Nouveau Testament, mais, comme le jeune homme, il n’y comprit pas grand’chose. Il le plaça dans un tiroir, et l’oublia.

En 1879, trois pères capucins vinrent à Sinard pour prêcher une mission de quinze jours. Le père Jacob goûta fort leurs prédications, et apporta même au curé force provisions pour l’aider à héberger les missionnaires. Une des dernières conférences était pour hommes. Le moine y dit tout le mal possible des femmes. Écœuré, le père Jacob rentra chez lui, sans parler à personne. « Va seulement te reposer, dit-il à sa femme. Moi, je ne puis pas encore me mettre au lit. — Et pourquoi ? — Je te le dirai tout à l’heure. » Il va prendre dans le tiroir le Nouveau Testament, auquel il n’avait pas touché depuis onze ans, allume sa lanterne, et, après avoir inspecté le bétail, placé dans un coin de l’écurie la chaise qui sert à traire les vaches, y pose la lanterne, et, a côté, le Nouveau Testament. Puis, se mettant a genoux : « Seigneur ! s’écrie-t-il, si ce ce que j’ai entendu ce soir est ta religion, tu vas me le dire ; mais si ce n’est pas ta religion, tu me le diras aussi ! » Et il ouvre le Nouveau Testament au hasard. Il tombe sur le chapitre VIII des Romains. Il lui semble que des écailles tombent de ses yeux. Cette fois-ci, il comprend tout. Il y a un instant, il était dans les ténèbres, angoissé, malheureux ; maintenant la lumière est faite dans son esprit. Il est heureux. Il passa toute la nuit à lire l’Évangile et à prier.

Cependant, le matin, une pensée lui traversa l’esprit : « Si je m’étais trompé ? Il se rend chez un voisin, Emile Grenat, homme sérieux, qui, lui aussi, possédait l’Évangile, pour causer aver lui. Les deux hommes se mirent à lire le saint volume, en commençant par la première ligne, et ce qui était arrivé pour Henri Jacob arriva pour Émile Grenat : lui aussi, pendant cette lecture, trouva la lumière et la paix. Pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, les deux amis lurent et méditèrent. Ils ne pouvaient s’arracher à leur étude.

II

Du coup, le père Jacob cessa d’aller à la messe et, mieux que cela, employa tous ses moments libres à évangéliser. Dans une de ses courses d’évangélisation, il lui arriva de rencontrer le curé de Sinard. Je ne vous vois plus à l’église, père Jacob, lui dit celui-ci. — Vous ne me reverrez plus jamais, M. le curé, car j’ai trouvé la vérité, et je ne veux plus des inventions de votre Église. — Vous êtes fou, père Jacob, quelque maudit protestant vous a ensorcelé. — Je ne sais pas qui sont ceux que vous appelez protestants, mais j’ai lu la Parole de Dieu que vous cachez au peuple, et elle m’a appris tout ce dont j’ai besoin pour mon salut. Et tous les dogmes de l’Église furent passés au crible de l’Évangile par le nouveau converti, qui conservait le plus grand calme, tandis que le curé se laissait aller à la plus violente colère. « Je viens de voir Henri Jacob, dit-il à un de ses paroissiens en revenant chez lui. Cet homme ferait peur au diable. — Mais ne pensez-vous pas, repartit l’autre, qu’un vrai chrétien soit un épouvantail pour le diable ? » Le père Jacob apprit qu’il y avait à quinze kilomètres de distance, à Notre-Dame-de-Commiers[a], une église protestante. Il s’y rendit avec son ami Grenat. C’était la première fois qu’ils assistaient à un culte protestant. Le prédicateur, ce jour-là, était M. Louitz, alors pasteur à Grenoble, depuis pasteur à Bordeaux. Le père Jacob lui demanda d’envoyer quelqu’un à Sinard, et huit jours après, M. Chabert, un laïque de Grenoble, présidait, dans la maison même du père Jacob, une réunion suivie de plusieurs autres. Tandis qu’il entendait annoncer l’Évangile, l’intelligence du salut gratuit s’affermissait chez le père Jacob, et son zèle croissait en proportion. Ce salut qui est un don de Dieu, il voulait l’annoncer à tous. Comme il était fort aimé, tout d’abord on l’écouta. Mais bientôt il rencontra de la résistance, et même des insultes et des calomnies. Les membres de sa famille surtout le firent souffrir. « Henri Jacob est fou », disaient le plus grand nombre. Mais il ne se découragea pas, et eut la joie de voir sa femme, un de ses fils, et plusieurs personnes de la commune, accepter l’Évangile et renoncer au papisme.

[a] Voici l’origine de l’Église de Notre-Dame-de-Commiers : il y a une cinquantaine d’années, ou plus, un habitant de ce village, M. Samuel, acheta une Bible à un colporteur. La lecture de ce livre le transforma. Il en parlait à tout le monde. On le surnommait « le père la Bible ». En 1867, la commune, mécontente de son curé, demanda un pasteur. Un colporteur envoyé pour faire une enquête vit M. Samuel, et constata chez les habitants des besoins sérieux. Bientôt un culte était inauguré, et un peu plus tard un temple était bâti.

En même temps, il continuait à évangéliser au dehors, et même au loin, par exemple à Prélenfrey, dans la montagne, où il avait appris que quelques familles possédaient l’Évangile. Il se forma dans ce village un noyau de chrétiens, qui constitue aujourd’hui une annexe de l’église de Grenoble.

Dans une de ses tournées, le père Jacob avait rencontré le colporteur Pilet, de la Société évangélique de Genève, et lui avait acheté la Bible entière. « Je vais maintenant posséder un double trésor, s’était-il écrié en l’acquérant. Cette Bible, il la connaissait maintenant presqu’à fond. Il pouvait en citer une quantité de passages. Il lisait aussi d’autres livres, et avait acquis des connaissances assez étendues.

III

L’homme que nous avons vu s’avancer sur les fils de fer qui servent de pont au Drac, c’est le père Jacob. Où va-t-il ? Il va répondre à un appel du Maître. A vrai dire, c’est un chemin qui lui est familier. Il y a longtemps qu’il le suit, allant de jour, revenant de nuit, pour évangéliser les Mottes. Dans ce pays, où les femmes comme les hommes sont ou catholiques fanatiques ou athées, ses travaux apostoliques ont groupé, comme à Prélenfrey, un noyau de chrétiens. Souvent on lui a représenté qu’il était un imprudent en passant ainsi le Drac de nuit comme de jour. Mais il répond : « Le Seigneur n’est-il pas avec moi pour me préserver ? « Est-il étonnant qu’il gagne le cœur des gens en suivant un chemin aussi périlleux pour aller les évangéliser ? Toutefois, à ce moment, ce n’est pas aux Mottes, qu’il va, mais à Monteynard.

Des événements singuliers venaient de se passer dans cette localité. Il y avait là un curé, du nom de Martin, qui, bon, dévoué, serviable, était par dessus le marché un peu médecin, et soignait les malades avec dévouement sans rien faire payer. Il était très aimé. Chose étrange, le curé Martin vivait marié, illégalement, bien entendu. La population fermait les yeux…, et l’évêque aussi, mais un jour le curé Martin, à propos d’une question locale, fut l’objet d’une fausse accusation de la part du conseil de fabrique ; on fit valoir sa situation irrégulière, tant et si bien qu’il fut interdit et expulsé de son presbytère. La population ne l’entendait pas ainsi, et quand l’archiprêtre de La Mure vint installer le nouveau curé, ce fut un tumulte indescriptible, presque une révolution.

De fait, c’était une rupture avec Rome. Quelques jours après, quatre hommes de Monteynard envoyèrent au père Jacob une lettre qui était ainsi adressée : « Monsieur Jacob, protestant, à Sinard, de l’autre côté du Drac. » Ils le priaient de venir exercer son ministère au milieu d’eux. Le dimanche suivant, le père Jacob était là. « Quel drôle de prêtre va faire cet homme avec sa blouse bleue de paysan ! » dit, en le voyant arriver, un des signataires de la lettre. Les hommes écoutèrent, étonnés, mais sérieux, leur nouveau ministre. Les femmes, elles, ne firent que rire. Le père Jacob, tantôt en français, tantôt en patois, expliqua l’Évangile. Il resta huit jours, tenant des réunions le soir et faisant de nombreuses visites pendant la journée. A partir de ce moment, il y eut culte à Monteynard. Un trait qui caractérisa ces premières réunions, ce fut l’amour du chant. Même pendant la journée, les cultivateurs, en travaillant, et les bergers, en gardant leurs troupeaux, chantaient les cantiques du réveil. Puis, un triage dut se faire entre les nouveaux convertis. L’administration de la mine, fort cléricale, menaçait de renvoyer les protestants. Néanmoins, l’œuvre se développa, grâce, soit aux visites du père Jacob, qui tint à Monteynand un nombre incalculable de réunions, soit aux visites des pasteurs des environs et de quelques amis du dehors, parmi lesquels M. J.-P. Dardier et M. David Lenoir, le banquier bien connu de Genève, qui ne ménagea pas à la nouvelle église son concours financier. En cette même année 1891, la Société évangélique de Genève, bientôt aidée par la Société Centrale, plaça à Monteynard M. le pasteur Hugon, auquel succéda en 1893 M. le pasteur Gay. En 1894 fut bâti, au prix de mille difficultés, un temple dont le père Jacob scella la première pierre, et qui fut inauguré le 1er décembre de cette année, sous la présidence de M. Dardier. Le cœur du père Jacob débordait de reconnaissance. Il rappelait, dit un témoin, le vieillard Siméon recevant le Sauveur dans ses bras.

Affaibli dans sa santé (il était asthmatique), le père Jacob ne vînt plus que rarement à Monteynard. Le 15 octobre 1898, il s’endormit du dernier sommeil[b].

[b] Nous devons tous les éléments de ce récit soit à des articles du Journal de l’Évangélisation, de 1899, organe de la Société Centrale, soit à des lettres particulières de M. le pasteur Gay, naguère à Monteynard, qui a connu le père Jacob pendant plusieurs années.

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