Étude sur Abraham

Alliance avec Dieu

Genèse 17

L’Éternel… se rappelle à toujours… l’alliance qu’il a traitée avec Abraham.

(Psaume 105.7-9)

Les dates et les chiffres n’abondent pas dans la vie des patriarches. Au point où nous sommes parvenus de l’histoire d’Abram, nous en rencontrons deux coup sur coup. Le chapitre seizième se termine par la mention qu’il était âgé de quatre-vingt-six ans à la naissance d’Ismaël ; le dix-septième s’ouvre par l’indication qu’il en avait quatre-vingt-dix-neuf au moment où Dieu lui apparut, pour renouveler et pour étendre son alliance avec lui. Qu’il y ait une intention dans le rapprochement de ces deux données, je n’en saurais douter. Il en résulte, en effet, que treize ans se sont écoulés dans la vie d’Abram sans qu’il ait reçu de son Dieu aucune révélation spéciale, au moins à nous connue. Dieu semble avoir gardé pendant tout ce temps le silence vis-à-vis de son serviteur.

C’est bien long, treize ans ! Dieu n’a pas imposé une telle attente au patriarche sans avoir un but certain et très arrêté. Je crois même qu’il en poursuivait deux : l’un concernant Abram, l’autre qui nous regarde nous-mêmes.

Nous l’avons dit ; en cédant aux conseils de Saraï à propos d’Agar, Abram avait agi sans consulter l’Éternel. Il avait pris sur lui de devancer les temps, de faire intervenir ses plans et son programme dans les conseils de son Père céleste. Eh bien ! il a dû en être puni, comme l’ont été ou comme le seront tous ceux qui se permettent des entreprises de ce genre. Que de périodes de l’histoire – se chiffrant par des années ou par des siècles – ont pour origine première des impatiences analogues de l’homme qui veut forcer le Seigneur à se hâter. Adam et Eve, dans le jardin d’Éden, essaient de devenir comme Dieu. C’est bien le terme dernier proposé à l’humanité. Mais, à une époque et par une voie dont ils n’ont point le secret, nos premiers parents ont voulu atteindre d’un seul bond à cette destination suprême, sans travail, sans lutte, sans prières. Quarante siècles ont dû s’écouler dans l’attente et dans l’angoisse, jusqu’au jour où parut celui qui est la splendeur et le rayonnement de la gloire du Père. – Moïse, encore Égyptien d’éducation, mais portant au cœur l’amour de son peuple, se met en avant pour le délivrer sans y avoir été appelé : il tance, il frappe, il tue… et quarante années de retraite lui sont imposées à Madian, tandis que les Hébreux continuent à souffrir plus cruellement que jamais. – Pour Abram, le châtiment a été de moindre durée ; mais il est permis de supposer que ces treize années d’attente eussent été fort réduites, s’il n’avait pas tenté de substituer son heure à celle que l’Éternel avait fixée. Comme les contemporains des apôtres, il a pour un moment cédé à la crainte que son Dieu ne tardât dans l’accomplissement de sa promessef.

f2 Pierre 3.9.

La leçon qui lui est donnée dépasse assurément l’époque patriarcale pour arriver jusqu’à nous. Nous n’en avons pas un moins grand besoin que lui. Et, comme dans toutes les leçons qui nous viennent de Dieu, celle-ci a sa double face. Avertissement : ne consentons point à empiéter sur ses droits ni à mêler nos combinaisons aux siennes ; là où il nous dit : « Ce n’est pas à vous de connaître les temps ou les moments, » ne nous entêtons pas à les déterminer. Encouragement ; si l’attente se prolonge, si les années se passent sans rien amener, si la monotonie étend sur notre existence un voile presque lugubre, si l’exaucement de nos prières persiste à se cacher derrière des nuages impénétrables, ne murmurons pas et ne précipitons rien. Il n’y a pas lieu de croire tout perdu parce que nos calculs se sont trouvés faux. Nous avons toujours le droit d’espérer. Dans nos prières, il nous est permis de dire avec le psalmiste : « Jusques à quand, ô Éternel ? » Mais donner nous-mêmes la réponse à cette question quand nous trouvons qu’elle tarde trop longtemps, c’est nous arroger un droit qui ne nous appartient pas. C’est parfois tout compromettre, au moment où tout allait réussir. Il est possible que le patriarche eût vu naître Isaac dix ans plus tôt, s’il avait patienté seulement un an de plus.

Cet enseignement ressort avec une netteté particulière de la nouvelle apparition qui est accordée à Abram au bout de treize années. L’Éternel se donne à connaître par un nom jusqu’alors ignoré, en tout cas non employé dans les théophanies. « Je suis le Dieu tout-puissant, » (en hébreu : El-schaddaï). Ah ! si Abram l’avait su, ou du moins y avait pensé plus tôt ! Les doutes qui ont fait quelque peu vaciller sa foi n’auraient pas osé lever la tête. Il aurait compris que ce Dieu peut, s’il le veut, accorder des grâces particulières à ses enfants en dehors du cours ordinaire de la nature. Heureusement, il n’est point trop tard pour l’apprendre. Et c’est en vertu de cette puissance révélée, tout d’un coup au patriarche, que le Seigneur lui donne successivement des ordres, des promesses et un signe. Examinons-les.

Les ordres commencent. C’est l’habitude de notre Dieu. Ils se résument pour Abram en ces deux mots : Marche devant ma face ! Sois intègre !

Marcher ! C’est un terme fréquemment employé dans l’Écriture, tantôt comme commandement, tantôt comme témoignage rendu. Il est dit d’Énoc et de Noé qu’ils marchaient avec Dieu, dans un temps où cela n’était vrai que d’un fort petit nombre d’hommesg. Quand le peuple entier est pris entre Pharaon, dont l’armée va l’écraser, et la mer Rouge, dont les flots s’ouvrent pour l’engloutir, « pourquoi ces cris ? demande l’Éternel à Moïse. Parle aux enfants d’Israël et qu’ils marchenth ! » « Lève-toi et marche » ordonnent Jésus au paralytique de Béthesda, Pierre à l’impotent qui mendie à la porte du templei. C’est justement ce qu’il y a de plus impossible ? Oui ; et c’est justement aussi ce qu’il faut faire, parce que c’est acte de foi, et que la bénédiction de Dieu y est très certainement attachée. En sentant l’âge venir, les espérances perdre de leur vivacité, Abram pouvait être gravement tenté de se tenir tranquille, de se reposer… Marche ! lui crie l’Éternel. Et comme ce n’est pas tout d’avancer, comme il faut, pour éviter de se perdre, une direction et un but : « Marche devant ma face » conclut le Seigneur. Ne porte pas tes pas à l’aventure : Regarde où j’ai passé et suis-moi. Dès que tu ne peux plus me voir, c’est que tu as quitté la bonne route. C’était le cas il y a treize ans ; rappelle-toi ! Alors tu ne marchais pas devant ma face ; tu obéissais à Saraï, un peu aussi à tes caprices. Il n’en doit plus être de même. Courir ne servirait à rien, si ce n’était pas sous mon regard.

gGenèse 5.22 ; 6.9.

hExode 14.15.

iJean 5.8 ; Actes 3.6.

Puis, sois intègre ! Ce mot veut dire littéralement : « entier, » « parfait. » Il ne faut pas moins que cela pour être un enfant de Dieu : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfaitj. » Rien de double, ni dans la pensée ni dans la conduite. Pas de programme humain venant se greffer sur les plans de Dieu. Pas d’impatience ni de colère d’homme – l’une conduit fort aisément à l’autre – essayant d’exécuter la justice de Dieu. Pas de demi-mesures, non plus ; pas de « cœur partagé, » pas de places réservées, si petites soient-elles, mais où l’on se refuse à laisser pénétrer Dieu ; pas de marché avec le Seigneur ni de répartition entre lui et le monde. Pas d’obéissance calculée, comptée, qui se dérobe au moment le plus important ; pas de tentative de se reprendre après qu’on s’est donné… Sois intègre, entier ! – Quel besoin n’aurait pas notre société contemporaine – j’entends la société chrétienne – qu’une voix d’En-haut, aussi, lui criât cet avertissement de manière à se faire écouter ! Nos Églises ne sont-elles pas pleines d’âmes converties aux trois quarts, sanctifiées à moitié, mais qui ne s’inquiètent guère du quart ni de la moitié qui leur font encore défaut ?

jMatthieu 5.48.

L’ordre était donné pour introduire la promesse. Celle-ci peut se résumer en un mot qui ne revient pas moins de treize fois dans les 27 versets de notre chapitre, le mot d’alliance. Dieu veut conclure – plus exactement peut-être renouveler – une alliance avec Abram. Ce n’est pas l’homme, naturellement, qui peut proposer à Dieu de s’allier avec lui : qu’aurait-il à lui apporter ? Mais le Créateur, dans sa souveraine bonté, peut consentir à s’allier avec sa créature intelligente. C’est ce qu’il fait ici. Pour moi, dit-il à son serviteur, je te fais l’offre de mon alliance. D’où résulte aussitôt, dans la supposition que l’offre est acceptée, une obligation imposée au patriarche : « Pour toi, garde mon alliance. » (v. 9). Tout est là. J’offre, je donne ! C’est l’œuvre de Dieu. Prends et garde ! C’est l’œuvre de l’homme ; encore faut-il qu’il y soit constamment aidé par les secours du Saint-Esprit, sans lesquels il n’est qu’un pauvre gardien des meilleures grâces de son Dieu. Entrons un peu dans le détail de cette alliance que le Dieu saint présente de son plein gré à l’homme pécheur. Il me semble qu’elle comprend trois promesses principales.

Dieu annonce à Abram qu’il deviendra père d’une multitude de nations. Pour lui en donner une garantie nouvelle, plus personnelle en quelque sorte que toutes les précédentes, il change le nom du patriarche. Le nom d’Abram – père puissant – sera désormais remplacé par celui d’Abrahamk – père d’une multitude. Il suffira donc de l’appeler pour qu’il entende résonner, dans les syllabes mêmes de son nom, l’engagement pris par l’Éternel de lui donner une postérité. Il n’est pas sans intérêt d’observer que ce changement d’appellation est mis en rapport étroit avec le rite de la circoncision, dont nous allons avoir à parler. A l’avenir, le nom sera donné à l’enfant par sa famille au moment où il sera circoncis. Ce fut, vous le savez, le cas pour Jean-Baptiste et pour Jésus-Christl. Quant à la réalisation littérale, continuelle de cette promesse, nous en sommes les témoins, aussi bien que les générations qui nous ont précédés. Elle se continue, en effet ; elle se continuera jusqu’à la fin de l’histoire. Nous tenons et devons tenir pour descendants d’Abraham non point seulement le peuple hébreu, les juifs dispersés par tout le monde, mais ces multitudes innombrables de croyants qui constituent l’Israël selon l’Esprit. Quand sur les glaces du Labrador ou sur les sables de l’équateur, au bord des eaux sacrées du Gange ou dans les forêts empestées de la côte des Mosquites, des âmes abandonnent les faux dieux et retournent vers Jésus-Christ ; quand l’esclave qu’on traînait vers la côte avec moins de ménagements qu’une pièce de bétail, et l’Arabe farouche qui chassait à coups de corde son troupeau humain vers les bâtiments négriers, ont confessé leurs péchés et saisi le Sauveur, ils augmentent la postérité d’Abraham ; ils prouvent la fidélité de l’Éternel ; ils montrent que pas une de ses paroles n’est tombée en terre, et que le patriarche est bien réellement devenu le père d’une multitude de nations.

k – C’est le seul que nous emploierons maintenant, jusqu’au terme de cette étude.

lLuc 1.59 ; 2.21.

Le second engagement que Dieu prend envers son serviteur, tout en se confondant presque avec le premier, y ajoute cependant une nuance de plus. L’un était relatif au nombre, surtout ; l’autre s’attache aux bénédictions qui reposeront sur ce grand nombre. Elles seront les mêmes, en principe, que celles qui furent accordées à Abraham. Ces nations, ces millions, ces milliards d’êtres humains qui feront partie de sa postérité, seront enveloppés dans l’alliance que l’Éternel a contractée avec lui. C’est bien là, si nous ne nous trompons pas, le sens de la seconde déclaration : « J’établirai mon alliance entre moi et toi, et tes descendants après toi. » Quelle pensée, mes chers amis ! Dans ce solennel entretien où l’un des interlocuteurs, Abraham, est prosterné le visage en terre, où l’autre, l’Éternel, lui parle d’une voix tendre et paternelle, ce Dieu des patriarches, ce créateur des mondes a pensé à vous. Il vous a entourés de ses bras puissants, avant que vous eussiez ouvert les yeux à la lumière. Il vous a fait entrer dans son alliance, avant que vous pussiez connaître son nom et songer à vous allier avec lui. Il vous a destinés à recevoir les bénédictions renfermées dans ce contrat… si du moins, au jour où votre conscience s’éveillera et où vous pourrez parler, vous voulez dire, en pleine connaissance de ce que vous ferez : Et moi aussi, je suis enfant d’Abraham… Le voulez-vous ?

La troisième promesse se renferme dans des limites plus restreintes. Elle vise non plus les âmes, mais le pays. « Je te donnerai, dit Dieu, et je donnerai à ta postérité après toi, le pays que tu habites comme étranger, le pays de Canaan, en possession perpétuelle. » Ici, nous sommes tentés de croire que l’événement n’a pas justifié la prophétie. Vingt siècles plus tard, aux jours de Jésus-Christ, on ne pouvait déjà plus dire que la terre de Canaan appartînt aux Juifs ; il n’y étaient que tolérés par les Romains. Et depuis lors, que de peuples divers se sont succédé dans le pays de la promesse, le ravageant, l’épuisant à leur fantaisie, et semblant surtout se donner le mot d’ordre d’en expulser les héritiers légitimes, ou du moins de les y réduire à l’asservissement.

Il serait aisé – et juste – de répondre que cet état de choses est le résultat d’un châtiment. La perpétuité de la possession ayant pour origine une alliance, supposait, vous en conviendrez, que cette alliance serait observée. Si l’une des parties venait à la rompre, l’autre ne restait plus liée. La Palestine, dès lors, pouvait être enlevée aux descendants d’Abraham, sans que nous eussions le droit de reprocher à Dieu ni de s’être trompé ni d’avoir manqué à sa parole. Cette réponse ne nous paraît pas attaquable. Il y en a pourtant une autre à présenter. Vous nous dites que les propriétaires actuels de Canaan ne sont pas les Hébreux. D’accord. Mais qui donc sont les Arabes qui s’y promènent en maîtres ? Ne sont-ils pas, eux aussi, des descendants d’Abraham ? Si ce n’est pas par Isaac, au moins par Ismaël ; en sorte que la promesse ne s’est point trouvée vaine. Jusque dans le châtiment, Dieu a tenu ce qu’il avait promis. Et enfin, ne croyez-vous pas aux prophéties ? Doutez-vous que les Juifs, après avoir longtemps porté leur industrie, leur science et leur argent dans les pays des chrétiens, ne reviennent un jour prendre possession de celui qui leur appartient ? Ceux qui ont les yeux assez ouverts pour discerner les signes des temps, savent que de nombreux symptômes annoncent ce retour d’Israël dans la terre de ses aïeux. Si ce n’est pas pour notre siècle, un autre le verram.

m – Écrit en 1890… C.R.

Après l’ordre et la promesse, il y a eu, dans la conversation de l’Éternel avec Abraham, l’institution d’un symbole. Il nous reste à en parler.

C’est celui de la circoncision. Il est permis d’y voir comme la conclusion, ou le sceau du pacte conclu quelque treize ans plus tôt, lorsque Jéhovah avait passé, de nuit, entre les moitiés des victimes partagées. Ce rite durera autant que le peuple. Notre Seigneur Jésus-Christ y sera lui-même soumis. Saint Paul, ensuite, nous apprendra qu’il rentrait dans ces cérémonies qui n’avaient que l’ombre des biens à venir et qui ne sont point imposées aux chrétiens : le baptême l’a remplacé.

Il est à peu près prouvé que la circoncision était déjà pratiquée en Egypte à l’époque où notre patriarche y était descendun. Il en avait donc eu très probablement connaissance. Cela explique bien pourquoi Dieu, en la lui commandant, n’ajoute aucune explication : Abraham n’en avait pas besoin. D’autres peuples aussi la connaissaient ou la connaissent encore. Elle a été rigoureusement exigée par Mahomet de tous ses sectateurs. On l’a retrouvée de nos jours chez des chrétiens d’Éthiopie, et dans un assez grand nombre de tribus africaines. Ainsi, comme il est arrivé dans l’alliance chrétienne pour le sacrement de la Sainte-Cène, nous voyons que Dieu n’innove que lorsqu’il le faut absolument : lorsque cela est possible sans inconvénient, il se sert plutôt de rites déjà existants, et se borne à leur donner une signification nouvelle. Rappelons brièvement celle de la circoncision, telle que Dieu l’a voulue pour Israël.

n – Josèphe cite, sans la combattre aucunement, l’opinion d’Hérodote qu’autrefois les Colchidiens, les Éthiopiens et les Égyptiens étaient seuls à pratiquer la circoncision, et que les Phéniciens et les Syriens avaient emprunté ce rite aux Égyptiens. (Contre Appion, I, 22.)

Nous n’insisterons pas sur le rôle hygiénique qu’elle pouvait avoir : le texte n’en dit rien. Ce qui est relevé avant tout, ou plutôt exclusivement, c’est le côté moral et religieux de l’acte. Il a pour but de mettre Israël à part des autres nations, de le consacrer à l’Éternel. Il enseigne à l’Hébreu, et cela dès les premiers temps de sa vie, qu’il doit à Dieu son corps aussi bien que son âme. Et qui sait si l’obligation de circoncire le petit enfant à son huitième jour n’a pas aussi une signification symbolique ? La première semaine qu’il vient de passer appartenait à la vie physique : au moment où il en commence une nouvelle, il se trouve placé plus directement sous la main de Dieu, en faisant désormais partie du peuple de l’alliance. C’est ainsi que nous sommes amenés à une interprétation toute spiritualiste du rite, et en même temps à son application à la vie morale. Il y a une circoncision du cœur. Déjà au livre de la loi, l’Éternel commande à l’Israélite de circoncire son cœur et de ne plus raidir son couo. Puis, dans la prophétie, nous entendons Jérémie répéter un ordre tout semblable, et déclarer que l’Éternel « châtiera tous les circoncis qui ne le sont pas de cœur.p »

oDeutéronome 10.16 ; comparez Lévitique 26.41.

pJérémie 4.4 ; 9.25.

C’est seulement après l’institution de la circoncision, succédant aux ordres et aux promesses, qu’enfin Saraï est expressément nommée comme la mère du fils attendu. Nous avons dit que, jusqu’alors, son nom n’avait pas été prononcé à cette occasion, et nous avons relevé les questions que son impatience et même son abnégation avaient pu se poser. A elle aussi, comme au père, la bénédiction de Dieu est promise. A elle aussi un nouveau nom est donné pour sceller le caractère glorieux du privilège qui lui est garanti. Elle ne s’appellera plus Saraï – c’est-à-dire « ma princesse » ou, plus probablement : « noble princesse, » avec une légère indication de tyrannie dans cette noblesse et de hauteur dans cette élévation. – Elle s’appellera tout simplement Sara, princesse, sans autre désignation.

Or comment Abrabam accueille-t-il cette prophétie, plus précise que toutes les précédentes relatives à sa postérité ? En se prosternant : voilà que vous approuvez hautement. En riant : voilà qui vous surprend beaucoup et que vous ne seriez pas loin de blâmer. Réfléchissez pourtant. Considérez que l’adoration et le rire ont été simultanés : « Abraham tomba sur sa face et rit ; » vous serez moins disposés à trouver le patriarche en faute.

Je sais bien qu’un théologien a placé ici une fort savante interprétation. Il a découvert qu’Abraham est tombé sur sa face afin de cacher son rire ! Vous comprenez : il n’aurait pas voulu que Dieu eût connaissance de ses railleries, de son doute moqueur : alors il s’est prosterné jusqu’en terre et, de la sorte, Dieu n’a pas pu voir qu’il souriait !… Mais laissons ces mauvaises plaisanteries ; de telles explications peuvent difficilement se prendre au sérieux. Rapprochons plutôt de l’extraordinaire grandeur et de la soudaineté confondante de la promesse, ces treize années d’attente durant lesquelles Abraham avait toujours plus pris l’habitude de concentrer sur Ismaël toutes ses espérances. Le voici tout d’un coup informé qu’il se trompe complètement. Le fils d’Agar ne possédera point un héritage qui est destiné au seul fils de Sara. C’est la compagne fidèle qui l’a suivi dès la Chaldée et à travers toutes ses pérégrinations qui sera la mère de l’enfant attendu. C’est elle qui sera bénie ; c’est d’elle que sortiront des nations et des peuples… Comment ne pas adorer, le front dans la poussière ? Mais comment ne pas rire, aussi, d’un rire qui est uniquement celui de la joie et de la surprise, non point de l’incrédulité ? C’est trop beau, semble dire ce père, dans l’élan de son enthousiasme. A-t-on vu, verra-t-on jamais des miracles aussi confondants ? Un fils donné à un homme de cent ans ? Oui, certainement, on l’avait vu dans la longue série des patriarches d’Adam jusqu’à Noé. Ce n’était point alors l’exception, c’était plutôt la règle ; même, il n’était pas rare que les pères eussent leur premier enfant à un âge plus avancé encore. Seulement, ce qui s’était passé souvent autrefois commençait à ne plus être connu. Puis, et surtout, Abraham s’était habitué peu à peu, sinon à laisser tomber ses espérances tout à fait, du moins à leur donner une autre direction. Le voilà soudain ramené aux douces perspectives dont il s’était bercé naguère, c’est-à-dire jadis, lorsqu’il partait de Charan. Sa compagne des jours prospères et des années d’épreuves, Saraï devenue Sara, sera la mère du fils attendu. A elle aussi toutes les promesses qui avaient Abraham et sa postérité pour objets. En elle comme en lui toutes les nations de la terre seront bénies ! Ce ne sera point par les mains d’une étrangère, d’une esclave que ces richesses passeront : elles viendront de Sara. Et vous voudriez qu’Abraham ne rît pas ? Il vous semblerait plus convenable qu’il écoutât impassible de pareilles prophéties ?

Je crois vous comprendre, pourtant. Le rire vous paraît trop gai dans des conjonctures si sérieuses. Rassurez-vous. Il y a un rire qui dissipe ; il y en a un qui prie. Celui d’Abraham est de ces derniers. N’avez-vous pas vu ? Le patriarche est tombé sur sa face, d’abord ; ensuite il a ri. C’est en priant qu’il s’est réjoui. Il a si peu essayé de se cacher devant son Dieu, qu’il a choisi au contraire la posture où il est le plus directement en communion avec lui, pour lui mieux faire voir combien il est heureux. Il a réuni dans sa pensée et dans son acte les deux préceptes qu’un apôtre nous présente également unis d’une manière intime : « Soyez toujours joyeux ! Priez sans cesseq ! » Que voilà bien de ces rires que nous voudrions vous recommander de toutes nos forces. Il y a des tristesses dans la vie d’ici-bas ; il y a des larmes, beaucoup de larmes ; vous ne les connaissez pas encore toutes. Mais il y a des joies, des bonheurs, des rires. Laissez-les donc éclater, à la condition que ce soit devant Dieu, comme ceux d’Abraham. Ne croyez pas que la manière la plus sûre de glorifier votre Père céleste ce soit de prendre des airs moroses et un visage assombri. Quand le Seigneur vous fait connaître le sujet d’une grande joie, c’est tout simplement être infidèle que de vous mettre à gémir.

q1 Thessaloniciens 5.16-17.

Deux remarques, au reste, doivent vous empêcher de douter que le rire d’Abraham n’ait été agréé de Dieu. D’abord, il n’en a point été blâmé. Or, peu de jours après, vous verrez Sara sévèrement tancée pour avoir ri. Pourquoi cette différence ? Ici le rire de l’action de grâce et de la foi : c’est celui du mari. Là le rire du doute et presque de la raillerie : c’est celui de la femme. Si le premier avait été pareil au second, croyez-vous que Dieu ne s’en fût pas douté et ne l’eût pas jugé comme il le méritait ?

Ensuite, la touchante prière qui accompagne le rire d’Abraham est immédiatement suivie d’un exaucement. Car il est inquiet, le père, au moment où il tressaille d’une si grande joie. Il tremble pour Ismaël. Et l’image de cet enfant vivant et aimé se dressant à côté de celle d’un fils encore à venir, le patriarche a peur que la naissance de l’un ne soit payée par la mort de l’autre. Il adresse donc en faveur d’Ismaël une fervente requête au « Père des esprits. » Or cette intercession est à peine échappée de son cœur, que la réponse a déjà résonné à son oreille. D’une part, répétition avec insistance des engagements déjà pris : « Certainement Sara ta femme te donnera un fils, et tu l’appelleras Isaac » – le rire – nouvelle preuve, s’il en était besoin, qu’en riant Abraham n’a point offensé l’Éternel. De l’autre, engagements nouveaux en ce qui concerne Ismaël : « Je le bénirai, je le rendrai fécond, je le multiplierai à l’infini. » Les mêmes privilèges que pour Isaac, – avec cette différence toutefois, et il est vrai qu’elle est énorme, c’est qu’il n’est pas dit de lui que toutes les familles de la terre seront bénies en sa postérité.

Ce n’est pas sur le nom d’Ismaël que Dieu termine son entretien avec Abraham : c’est sur celui d’Isaac. En y joignant un rayon plus étincelant que les autres. Ce rayon, c’est une date fixée à l’époque où cet Isaac naîtra. « L’année prochaine… » Enfin ! Plus d’incertitude ; plus de peut-être ! ni de : Je ne sais pas ! Il sait maintenant ; Dieu s’est lié. Depuis bientôt un quart de siècle, il pouvait commencer chaque année en se disant : Sera-ce pour celle-ci ? Et il la voyait finir telle qu’elle avait débuté. Plus de question maintenant. Qu’elle a dû être douce, palpitante d’émotion, cette vingt-cinquième année du séjour en Canaan ! Et qu’elle aura vite passé, n’est-ce pas ? Pourtant, Dieu ne l’a pas abrégée d’un seul mois, pas d’un seul jour. Pendant ces semaines très longues et très courtes, l’ami de Dieu aura définitivement appris qu’« il est bon d’attendre en silence le secours de l’Éternelr. »

rLamentations 3.26.

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