L’Église primitive jusqu’à la mort de Constantin

4. Martyre d’Ignace. — 115.

Trajan et Pline. — Le martyre d’Ignace. — Ses épîtres.

Nous avons déjà parlé de la rareté extrême des documents relatifs à la période qui s’étend de la fin du livre des Actes à celle du premier siècle. Nous avons rapporté, dans les précédents chapitres, tous les faits bien authentiques concernant cette époque. Enfin, nous avons cherché à dépeindre, à l’aide de ces quelques renseignements, ce qu’on pourrait appeler le caractère même de l’Église. Un fait nous a frappé : l’événement le plus important de la période, c’est-à-dire la persécution sous Néron, est arrivé à notre connaissance par voie païenne.

[Tertullien, Apol. V, Eusèbe, H. E., liv. II, ch. 25, et Lactance, Sur la mort des persécuteurs. Ils mentionnent tous la persécution de Néron. Mais, sans parler de la distance qui les en sépare, quant au temps, ils n’entrent dans aucun détail.]

Dans la période qui suit et qui comprend les premières années du deuxième siècle, nous rencontrons la même pénurie de renseignements, et nous devons emprunter à un auteur païen la seule description connue du culte chrétien. Elle est courte, il est vrai. Mais il faut arriver jusqu’à Justin-Martyr, pour en trouver une plus explicite.

Sous Trajan, qui devint empereur à la mort de Nerva (98), l’attention du gouvernement commença à se porter sur les chrétiens. Ils refusaient de participer à aucune espèce de culte rendu soit aux dieux, soit à l’empereur. Mais les gouverneurs des provinces se trouvèrent fort embarrassés en face d’un délit à la fois nouveau et non prévu. Tel fut le cas de Pline le Jeune, envoyé comme proconsul en Bithynie et dans le Pont (103).

Le caractère de Pline le Jeune honore l’époque où il vivait. Au lieu de donner des spectacles dans les cirques, ainsi qu’on l’attendait de lui à son arrivée comme gouverneur, il créa un fonds important destiné à aider des jeunes gens méritants dans leur éducation, et engagea ses amis à en faire autant. En cela, du reste, il imitait l’empereur Trajan, qui paraît avoir le premier fondé des institutions de bienfaisance. C’est Pline le Jeune qui décrit dans deux lettres à Tacite la première éruption historique du Vésuve (79). Son oncle, le naturaliste Pline l’Ancien, s’étant aventuré trop près du cratère, fut étouffé par les cendres. V. Lettres de Pline, t. I, 8 ; VII, 18 ; VI, 16, 20.

Au bout de quelques années de séjour, il remarqua que beaucoup de personnes étaient citées devant son tribunal sous l’inculpation d’être chrétiennes. Ne sachant comment procéder vis-à-vis de ces accusés d’un nouveau genre et ne trouvant aucune loi spéciale sur la matière, sa perplexité fut d’autant plus grande que le nombre des chrétiens était plus considérable. Il résolut donc d’en référer à l’empereur et de lui demander des instructions. « Une multitude de gens de tout âge, de tout ordre, de tout sexe, dit Pline, sont et seront chaque jour impliqués dans cette accusation. Ce mal contagieux n’a pas seulement infecté les villes ; il a gagné les villages et les campagnes. » Les temples ont été presque désertés et les sacrifices négligés ; les victimes ne trouvent plus d’acheteurs.

Plus équitable que son ami Tacite, Pline n’a pas voulu s’en rapporter à de vagues indications ou à des opinions préconçues. Il a pris la peine de s’informer exactement de ce qu’étaient réellement les chrétiens. Il a interrogé des accusés qui assuraient avoir appartenu autrefois à cette secte. Même il a suivi les cruels errements de la justice romaine — justice qui, comme le fait observer Neander, ne reconnaissait pas les droits universels de l’homme — et fait mettre à la torture deux femmes esclaves qu’on disait être des diaconesses (ministræ), afin de leur arracher des aveux. Tous ont assuré « que leur faute ou leur erreur n’avait jamais consisté qu’en ceci : ils s’assemblaient à jour marqué, avant le lever du soleil ; ils chantaient tour à tour des hymnes à la louange du Christ, comme en l’honneur d’un dieu ; ils s’engageaient par serment, non à quelque crime, mais à ne point commettre de vol, de brigandage, d’adultère, à ne point manquer à leur promesse, à ne point nier un dépôt ; après cela, ils avaient coutume de se séparer et se rassemblaient de nouveau pour manger des mets communs et innocents. » Au reste, voici comment Pline procédait vis-à-vis de ceux qu’on lui amenait : « Je leur ai demandé, dit-il, s’ils étaient chrétiens. Quand ils l’ont avoué, j’ai réitéré ma question une seconde et une troisième fois et les ai menacés du supplice. Quand ils ont persisté, je les y ai envoyés : car, de quelque nature que fût l’aveu qu’ils faisaient, j’ai pensé qu’on devait punir au moins leur opiniâtreté et leur inflexible obstination. » Et il ajoute : « Beaucoup de personnes… ont, en ma présence, invoqué les dieux et offert de l’encens et du vin à votre image, que j’avais fait apporter exprès avec les statues de nos divinités ; elles ont, en outre, maudit le Christ (c’est ce à quoi, dit-on, l’on ne peut jamais forcer ceux qui sont véritablement chrétiens). »

Trajan, dans sa réponse, approuva la conduite de Pline. « Il ne faut pas, dit-il, faire de recherches contre eux. S’ils sont accusés et convaincus, il faut les punir ; si pourtant l’accusé nie qu’il soit chrétien, et qu’il le prouve par sa conduite, je veux dire en invoquant les dieux, il faut pardonner à son repentir, de quelque soupçon qu’il ait été auparavant chargéa. »

aLettres de Pline, liv. X, 97, 98. Nous avons employé la traduction « le de Sacy et J. Pierrot, revue par M. Cabaret-Dupaty.

La lettre de Pline nous montre que beaucoup de ceux qui avaient embrassé le christianisme, dans un temps de paix et de prospérité, ne se montrèrent pas très fermes et acceptèrent de suite ou à peu près les conditions imposées. L’effet des mesures sévères qu’il prit ne tarda pas à se montrer ; les temples furent de nouveau fréquentés, les sacrifices ne furent plus négligés, les victimes trouvèrent des acheteurs.

Cette persécution ne resta pas confinée en Bithynie ou dans le Pont. Ainsi le vieillard Syméon, frère du Seigneur et évêque de Jérusalem, souffrit alors le martyre. Il était âgé de cent vingt ans. Dénoncé à Atticus, gouverneur de Syrie, comme un homme dangereux, à cause de sa descendance de David, il fut soumis, plusieurs jours de suite, à de cruelles tortures. Sa fermeté fut telle qu’elle émerveilla tous ceux qui en furent les témoins. Enfin, il fut crucifiéb.

b – Eusèbe, H. E., liv. III, ch. 32.

Mais Trajan ne devait pas tarder à se trouver lui-même en face des chrétiens. Peu après sa correspondance avec Pline, il vint à Antioche. Cette ville, capitale de la Syrie, était une des plus grandes de l’empire. Les fidèles y étaient nombreux. C’est là, on le sait, qu’ils reçurent pour la première fois le nom de chrétiens. Leur évêque était le vieil Ignace, le disciple de l’apôtre Jean. L’empereur, tout plein de ses récentes victoires, considérait (si nous en croyons les anciens documents racontant le martyre d’Ignace) son triomphe comme incomplet, aussi longtemps que les chrétiens refuseraient de servir les dieux. Il les menaça de mort s’ils persistaient dans leur refus. Le vénérable évêque, dans l’espérance de détourner l’orage prêt à fondre sur son troupeau, demanda à être conduit en présence de l’empereur. Lorsqu’il y fut arrivé : Qui es-tu, lui demanda Trajan, toi qui comme un mauvais démon prends plaisir à violer nos ordres, et à persuader aux autres de se perdre en en faisant autant ? Ignace répond : Théophore (c’est-à-dire celui qui porte Dieu en lui-même) ne doit pas être appelé un mauvais démon. Les démons s’enfuient devant les serviteurs de Dieu. Mais si tu m’appelles mauvais démon parce que je suis l’ennemi des démons, je le mérite, car je détruis toutes leurs ruses, par Jésus-Christ, mon roi qui est aux Cieux. — Trajan : Et qui est ce Théophore ? — Ignace : Celui qui porte Jésus-Christ dans son cœur. — Trajan : Tu crois donc que nous n’avons pas dans notre âme les dieux qui nous aident à combattre nos ennemis ? — Ignace : C’est une erreur d’appeler dieux les démons que les nations adorent. Il n’y a qu’un seul Dieu, qui a fait le ciel, la terre et la mer et tout ce qu’ils contiennent ; et un Jésus-Christ, son Fils unique, dont le royaume me soit ouvert ! — Trajan : Parles-tu de ce Jésus qui fut crucifié sous Ponce Pilate ? — Ignace : Oui ; je parle de celui qui a crucifié mon péché et qui a condamné toute la malice des démons, les ayant assujettis sous les pieds de ceux qui le portent dans leur cœur. — Trajan : Tu portes donc Jésus-Christ, le crucifié, en toi-même ? — Ignace : Oui ; car il est écrit : J’habiterai en eux et je marcherai au milieu d’eux (2 Corinthiens 6.16).

A la fin de l’interrogatoire, Trajan prononça cette sentence : Nous ordonnons qu’Ignace, qui dit porter en soi le crucifié, soit lié et conduit par des soldats dans la grande Rome, pour y être la pâture des bêtes et le spectacle du peuple.

A l’ouïe de la sentence, Ignace, rempli de joie, s’écria : Je te remercie, ô Seigneur, de ce que tu as bien voulu m’honorer d’un amour parfait envers toi, et permettre que je fusse lié comme l’apôtre Paul avec des chaînes de fer !

Placé sous la garde de dix soldats, Ignace fut mené à Séleucie. De là, on l’embarqua pour Smyrne. A Smyrne, il fut autorisé à visiter son ami Polycarpe, évêque de l’Église de cette ville, et qui avait aussi été disciple de Jean. Il put aussi recevoir les évêques, les anciens, les diacres de toutes les Églises environnantes venus pour le saluer et recevoir sa bénédiction. De Smyrne il fut conduit le long de la côte jusqu’à Troas, puis jusqu’à Néapolis, et traversa ensuite la Macédoine à pied. Arrivé sur le rivage de la mer Adriatique, un navire le conduisit à Rome en contournant l’Italie.

A peine Ignace fut-il entré dans la ville et eut-il salué les frères, à la fois joyeux de le voir, et profondément affligés qu’un homme si vénéré dût subir le dernier supplice, qu’il se jeta à genoux au milieu d’eux et adressa une fervente prière au Fils de Dieu. Il lui demanda d’arrêter la persécution et de ne pas permettre que le lien de charité entre les frères fût rompu ou relâché.

Les jeux de l’amphithéâtre de Flavius allaient finir, aussi l’entraîna-t-on rapidement. Cet immense édifice, aujourd’hui aussi bien connu que le Colisée, pouvait contenir quatre-vingt mille spectateurs. Sans doute il était comble lorsque le vénérable chef des chrétiens d’Asie vint, comme le Samson des anciens jours, servir d’amusement aux assistants. Seul au milieu de cette vaste multitude d’hommes et de femmes, de sénateurs et d’esclaves qui couvrait les gradins, il souffrit la mort après laquelle soupirait son âme ardente. Les bêtes sauvages lui servirent de tombeau. Mais, aussitôt, quel merveilleux contraste ! Ici, l’arène souillée, la gueule des lions, les myriades de spectateurs aux regards cruels et altérés de sang… Là-Haut, les demeures célestes et bienheureuses, la sainte présence de Dieu !

Les quelques ossements d’Ignace qui restèrent furent pieusement recueillis, et portés à Antioche, enveloppés dans de la toile de lin et ensevelis avec honneurc.

cMartyre d’Ignace dans l’Ante-Nicene Library. Cf. Lenain de Tillemont, Mémoires, etc., II, 213. — On a beaucoup discuté sur la date de la mort d’Ignace, les uns la plaçant en l’an 107, d’autres en l’an 115 ou 116.

Durant son voyage à Rome, Ignace écrivit des Épîtres à quelques Églises et une à Polycarpe.

Il existe 15 épîtres portant le nom d’Ignace, 8 sont généralement regardées comme apocryphes. Des 7 qui restent et qu’Eusèbe mentionne déjà, il existe deux recensions grecques : l’une plus longue, l’autre plus courte. Dans les deux, les tendances hiérarchiques sont très accusées, et on cherche à inculquer une vénération extravagante, sinon idolâtrique, pour l’épiscopat. Dans certaines des épîtres, la recension la plus courte est plus modérée dans ce sens. Depuis qu’on a commencé à donner des éditions critiques de ces épîtres, les controverses les plus vives se sont élevées relativement à l’authenticité de l’une ou de l’autre des recensions. L’opinion la plus générale est en faveur de la plus brève. Mais beaucoup de critiques éminents pensent que, même sous cette forme abrégée, il y a des interpolations. Nous citerons, par exemple, Cooper. — Il y a environ 40 ans, l’archidiacre Tattam rapporta d’un monastère du désert de Nitrie, dans la Basse-Egypte, un grand nombre d’anciens manuscrits en langue syriaque. Parmi ces manuscrits, il y avait une traduction de trois des épîtres d’Ignace. Cette traduction fut publiée par le docteur Cureton, qui regardait ces trois lettres comme les seules authentiques. Elles sont très courtes, et entièrement débarrassées de cet esprit hiérarchique dont nous avons lia lie. C’est à elles que nous empruntons nos citations. Toutes ces épîtres, sous leurs différentes formes, figurent en traduction et avec une Introduction dans l’Ante-Nicene-Library, t. I.

Dans l’Épître aux Romains, il manifeste son ardente soif du martyre. Vous ne pouvez rien me donner de plus précieux, dit-il, que de faire à Dieu le sacrifice de ma vie pendant que l’autel est préparé. Il est bon que je sois enlevé du monde à Dieu, pour parvenir à la vie en Lui… Priez pour moi, afin que j’aie la force de résister aux ennemis du dedans et du dehors, pour que je n’aie pas seulement la parole, mais la volonté, pour que je n’aie pas seulement le nom de chrétien, mais la réalité… Laissez-moi devenir la proie des bêtes, afin que par elles je puisse devenir digne de Dieu. Je suis le froment de Dieu, puissé-je être moulu par les dents des bêtes, afin de devenir le pain pur de Christ. Flattez les bêtes qui doivent me dévorer, afin qu’elles soient mon sépulcre, qu’elles ne laissent rien de mon corps, et que je ne sois un fardeau pour personne lorsque je me serai endormi du dernier sommeil. Alors, quand mon corps tout entier aura disparu, je serai un vrai disciple de Christ… De la Syrie à Rome, sur terre et sur mer, de jour et de nuit, je combats contre les bêtes sauvages. Je suis entouré de dix léopards. Ce sont les soldats qui me gardent et qui se montrent d’autant plus cruels que je cherche davantage à leur faire du bien… Mon amour est crucifié, et il n’y a d’ardeur en moi pour aucun autre amour. Je veux le pain de Dieu, qui est la chair de Christ ; je veux le sang de Christ, qui est l’amour incorruptible, comme breuvage. »

[Ch. 2-7. Cette soif du martyre n’était pas approuvée par tous les Pères. Clément d’Alex., par ex., dit quelque part : La volonté de Dieu n’est pas que nous soyons les auteurs ou les fauteurs du mal fait à qui que ce soit, à nous-mêmes ou au persécuteur. Il nous ordonne de prendre garde à nous-mêmes, et ce serait folie téméraire de désobéir. Celui qui n’évite pas la persécution, mais au contraire vient s’y livrer, celui-là est complice du crime du persécuteur ; celui qui provoque, qui excite les bêtes fauves est certainement coupable. Stromates, IV, ch. 10.]

Relevons encore quelques phrases de son Épître à Polycarpe et de son Épître aux Éphésiens.

Au premier, il écrit (ch. 4) : Recherche l’unité, car il n’y a rien de plus précieux. Supporte tous les hommes, comme le Seigneur te supporte ; persévère dans la charité que tu montres vis-à-vis de tous. Prie sans cesse. Demande à Dieu d’augmenter ton intelligence des choses saintes. Veille, comme ayant un esprit qui ne sommeille point. Parle à chacun selon la volonté de Dieu… Si tu n’aimes que les disciples fidèles, ce n’est pas la grâce ; cherche à triompher des pires par ta douceur. Chaque blessure n’exige pas le même remède. Adoucis les douleurs par ta bonté… Nous devons tout supporter pour l’amour de Dieu, comme lui nous supporte… Discerne les temps. Regarde à Celui qui est au-dessus d’eux ; à l’invisible, qui pour nous est devenu visible ; à l’impassible, qui a pour nous souffert et supporté de toutes manières… Ayez de fréquentes assemblées (συναγωγαὶ) et que chaque personne y soit nominativement convoquée. Ne méprise ni les esclaves ni les servantes ; qu’eux, de leur côté, ne se laissent pas aller à l’orgueil, mais qu’ils servent mieux, pour la gloire de Dieu, afin de jouir un jour de la glorieuse liberté des enfants de Dieu.

Aux Ephésiens, il dit (ch. 9-10) : Vous êtes les pierres vivantes préparées pour le temple de Dieu le Père ; l’instrument par lequel vous êtes élevés est la croix de Christ ; la corde est le Saint-Esprit, votre foi est la poulie et votre charité la voie qui conduit à Dieu… Priez Dieu sans cesse pour tous les hommes ; il y a toujours espoir de les voir se repentir et devenir des enfants de Dieu. Que vos œuvres, surtout, leur servent d’enseignement. Soyez doux en face de leur colère, humbles en face de leur orgueil ; opposez vos prières à leurs blasphèmes et la fermeté de votre foi à leurs erreurs.

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