L’Église primitive jusqu’à la mort de Constantin

6. Première apologie de Justin-Martyr. – 148.

Un des hommes les plus illustres de la « nuée de témoins » qui, sous le règne de Marc-Aurèle, scellèrent leur foi de leur sang, fut Justin, surnommé Martyr.

[Avant ce temps-là, on appelait martyrs tous ceux qui souffraient pour le nom de Christ. Dorénavant on appellera martyrs ceux qui mourront pour Christ ; les autres seront nommés confesseurs.]

Son père et son grand-père paraissent avoir été romains. Il était né lui-même à Néapolis (aujourd’hui Naplouse), l’ancienne Sichem. De bonne heure il s’adonna à l’étude de la philosophie. En comparant les différentes écoles fréquentées par les jeunes gens de son tempsa, il s’attacha de préférence à celle des Stoïciens. On se souvient que l’apôtre Paul en avait rencontré à Athènes quatre-vingts ans auparavant. En conséquence, il fit choix d’un maître de cette école. Au bout de quelque temps il s’aperçut qu’il n’avait pas fait de progrès dans la connaissance qu’il désirait le plus acquérir, c’est-à-dire dans la connaissance de la divinité. Comme il s’en plaignait à son précepteur, celui-ci lui déclara que cette connaissance n’était pas nécessaire. Aussitôt Justin le laissa, pour s’attacher aux Péripatéticiens, disciples d’Aristote. Son nouveau maître ne le satisfit pas davantage. Il était si préoccupé de ses honoraires, que Justin ne put se persuader que la vérité fût avec lui.

a – La scène racontée ici et tirée du dialogue de Justin avec le juif Tryphon est placée par Eusèbe à Ephèse. Eusèbe, H. E., liv. IV, ch. 18.

« Le désir où j’étais d’être instruit de ce qui fait l’objet essentiel de la philosophie ne laissant aucun repos à mon esprit, continue Justin, je m’adressai à un pythagoricien, jouissant d’une grande considération, qui n’était pas moins que l’autre plein de son mérite, et lui demandai de m’admettre au nombre de ses disciples. Sa première question fut celle-ci : Savez-vous la musique, l’astronomie, la géométrie ? car, à moins de posséder ces connaissances préliminaires, vous ne croyez pas sans doute pouvoir arriver à rien de ce qui mène à la béatitude, c’est-à-dire à la contemplation de l’Être, bonté et beauté essentielles et souveraines. — Sur ma réponse que je n’en savais pas un mot, il me renvoya. J’espérais être plus heureux auprès des platoniciens. C’étaient alors les plus accrédités. J’allai trouver l’un d’entre eux qui passait pour le plus habile de cette école. Je le fréquentai assidûment, et fis d’assez rapides progrès dans la connaissance de sa doctrine. J’en étais enchanté ; la contemplation des idées intellectuelles semblait me donner des ailes pour m’élever bientôt jusqu’à la plus haute sagesse ; je le croyais du moins ; hélas ! c’était une erreur. Un jour, m’abandonnant à cette espérance, je marchais pour gagner le bord de la mer, comptant y être seul et pouvoir m’y livrer mieux à la méditation. J’allais y arriver, lorsque j’aperçus, à quelques pas, quelqu’un qui venait derrière moi. C’était un homme fort avancé en âge ; la douceur et la gravité se lisaient sur son visage. Je m’arrêtai et me retournai vers lui pour voir qui il était, et le considérai attentivement sans rien dire. Ce fut lui qui engagea la conversation. Est-ce que tu me connais ? me dit-il. — Non, répondis-je. — D’où vient donc que tu me regardes si fixement ? — C’est, répliquai-je, que je suis surpris de rencontrer quelqu’un dans un lieu où je me croyais seul. — Mais toi-même, qu’étais-tu venu y faire ? — J’aime, répondis-je, à pouvoir converser avec moi-même, loin de tout interrupteur. — Tu prétends donc être un philosophe ? et aimes-tu aussi les bonnes œuvres et la vérité ? — Et quelle œuvre, répliquai-je, peut être meilleure que de montrer qu’il y a une raison supérieure qui dirige toutes choses, et de considérer de ces hauteurs les efforts et les erreurs des autres hommes ? Certes, tout homme doit considérer la philosophie comme l’occupation la plus élevée et la plus honorable ! — Rend-elle heureux, votre philosophie ? me demanda le vieillard. — Assurément. Bien plus, elle est seule à le faire. — Eh bien, alors, si rien ne t’en empêche, dis-moi ce que c’est que la philosophie, ce que c’est que le bonheur. — La philosophie, répondis-je, est la connaissance de ce qui est et la claire perception de la vérité ; le bonheur est la récompense de la sagesse et de la science qu’elle donne. »

Tel fut le point de départ d’une longue conversation sur la nature de Dieu et sur celle de l’âme. Enfin, Justin demande comment on peut faire, si les anciens philosophes ont été aussi ignorants que son interlocuteur le dit, pour trouver la vérité. Son nouveau précepteur lui parle alors de certains hommes justes et chéris de Dieu, bien antérieurs à Pythagore et à Platon et qui ont, par l’esprit de Dieu, prédit les événements futurs. Ce sont les Prophètes. Leurs écrits existent encore, dit-il ; celui qui les lit et les lit avec foi, y peut apprendre beaucoup sur le commencement et la fin des choses. Ce n’est pas qu’ils s’arrêtent à de longues démonstrations. La vérité dont ils témoignent est supérieure aux démonstrations. Ils glorifient Dieu, le père et le créateur de tout ce qui existe, et ils annoncent la venue, réalisée depuis, de son Fils unique. Priez donc, avant tout, ce Dieu, pour que les portes de la lumière puissent vous être ouvertes. Personne, en effet, ne peut apercevoir ou comprendre ce que les Prophètes disent, si Dieu et son Christ ne lui donnent la sagesse. — « Après qu’il m’eut dit ces choses et bien d’autres encore, ajoute Justin, il s’éloigna en me recommandant de les méditer. Je ne l’ai plus revu depuis. Mais un feu subit s’alluma dans mon cœur ; je me sentis pénétré d’amour pour les prophètes et pour les amis de Christ ; et, en réfléchissant aux paroles du vieillard, je compris que cette philosophie était seule sûre et profitable. »

La conversation dont nous venons de donner quelques traits ne provoqua pas à elle seule la conversion de Justin. La conduite des chrétiens, et surtout leur absence de toute crainte en face de la mort, firent aussi une grande impression sur lui. « Moi-même, dit-il quelque partb, encore sectateur de la philosophie de Platon, en voyant les chrétiens traduits devant les tribunaux par la calomnie et courant avec intrépidité à la mort, je comprenais qu’il n’était pas possible qu’ils fussent des esclaves de la volupté. »

b – IIe Apologie, ch. 12.

Justin s’établit à Rome, et y enseigna la doctrine chrétienne. Il n’en continua pas moins à porter le manteau du philosophe, et il nous raconte qu’il lui arrivait souvent, sur les promenades publiques, d’être entouré et salué par ces mots : Bonjour, philosophe. Souvent aussi, il avait des discussions avec des philosophes païens. Il paraît même qu’il réduisit maintes fois et en public le philosophe cynique Crescens au silence. Au reste, il ne se faisait aucune illusion sur le résultat éventuel de ces victoires sur ses adversaires. « Je m’attends, écrit-il dans sa IIe Apologie, ch. 3, à être la victime des embûches de l’un de ces faux philosophes, et à être envoyé à la potence. Crescens, cet adversaire indigne du nom de philosophe et si infatué de lui-même, se chargera sans doute de ce soin. Ne fait-il pas aussi peu de cas que possible de cette admirable parole de Socrate : on ne doit jamais estimer un homme plus que la vérité ? »

Que ce fût sur la dénonciation de Crescens ou de tout autre ennemi de l’Évangilec, toujours est-il que Justin fut arrêté comme chrétien et traduit, avec six de ses amis, dont une femme, devant Rusticus, préfet de la ville et ancien précepteur stoïcien de l’empereur.

c – On ne sait rien d’une persécution générale à Rome à cette époque.

Quelles opinions professez-vous ? demande le préfet. — Justin : J’ai essayé de me rendre compte de toutes les opinions, mais je me suis enfin arrêté à la vraie, celle des chrétiens. — Rusticus : Ah ! c’est là ce que vous professez, malheureux ! Et où vous assemblez-vous ? — Justin : Où nous voulons et où nous pouvons. Croyez-vous, par hasard, que nous nous réunissions tous au même endroit ? Notre Dieu ne peut être circonscrit dans un seul lieu ; il est invisible, il remplit le ciel et la terre ; les fidèles peuvent donc l’adorer et le glorifier partout. — Rusticus : Mais où réunissez-vous vos propres disciples ? — Justin : J’habite au-dessus d’un certain Martin, aux bains de Timothée. Si quelqu’un désire venir chez moi, je m’entretiens avec lui de la vérité.

Tous les compagnons de Justin déclarent également qu’ils sont chrétiens. Le préfet les menace de mort. Supposez-vous, demande-t-il à Justin, que si vous êtes battus de verges, puis décapités, vous monterez au ciel pour y recevoir une récompense ? — Non, répond Justin, je ne le suppose pas ; je le sais et j’en suis pleinement convaincu. — Alors Rusticus s’adressant à tous les accusés leur dit : Sacrifiez aux dieux ! — Justin : Aucun homme de sens ne tombera de la piété dans l’impiété. — Rusticus : Si vous n’obéissez pas, vous serez punis sans miséricorde.

Aussitôt tous les prisonniers, remplis de foi et de l’esprit de leur Seigneur crucifié s’écrient : Faites ce que vous voudrez : nous sommes chrétiens et nous ne sacrifierons pas aux idoles !

Sur quoi Rusticus prononce la sentence suivante : Que tous ceux qui ont refusé de sacrifier aux dieux et d’obéir aux ordres de l’empereur, soient battus de verges et décapités, conformément aux lois.

Et, en effet, après avoir été battus, les prisonniers furent menés au lieu du supplice, où ils moururent en rendant gloire à Dieu. Leurs corps furent secrètement enlevés par les fidèles et décemment inhumés (165 ?)d.

dLe martyre de saint Justin Martyr (et autres) à Rome, dans l’Ante-Nicene Library.

Justin a laissé trois ouvrages : deux Apologies et le Dialogue avec le Juif Tryphon. La première Apologie est adressée à l’empereur Antonin le Pieux, au Sénat et au peuple romain ; la seconde au Sénat, du temps de Marc-Aurèle. La première est un appel en faveur des chrétiens de toute nationalité, haïs et maltraités injustement à cause de leurs croyances. Il parle en leur nom parce qu’il est un des leurs. Il l’adresse à ces hommes qui, se donnant eux-mêmes le nom de philosophes, d’hommes pieux, de défenseurs de la justice et amis des lumières, doivent l’écouter avec une plus grande attention. Ce n’est pas, leur dit-il, pour vous flatter, que nous nous adressons à vous, mais pour vous prier de vous informer avec soin et impartialité de ce qui nous concerne et de porter un jugement équitable. Nous demandons qu’une information soit faite au sujet des crimes qui sont imputés aux chrétiens. S’ils sont prouvés, qu’on les punisse ; s’ils ne le sont pas, la saine raison vous défend de laisser maltraiter des innocents à cause des préjugés du vulgaire. Vous leur faites moins de tort qu’à vous-mêmes, puisqu’au lieu d’obéir à la justice, vous vous laissez entraîner par la passion. — Et après avoir défendu les chrétiens et expliqué leur doctrine, il conclut : Si tout ce que nous venons de dire vous paraît conforme à la raison et à la vérité, respectez-nous. Si vous n’y voyez que des insanités, méprisez-nous comme des esprits faibles ; mais en tout cas, ne nous traitez pas en ennemis, ne nous condamnez pas à mort. Nous vous le prédisons, vous ne sauriez échapper au jugement de Dieu, si vous persévérez dans l’injustice (ch. 1-3, 68).

Nous aurons souvent l’occasion, dans les chapitres qui suivent, de nous appuyer sur les précieux ouvrages de Justin. Mentionnons-en toutefois, dès à présent, une particularité. Justin était né en Orient et, comme les Orientaux en général, il aimait à trouver un sens symbolique dans l’Écriture. En voici un exemple : Tryphon lui demande pourquoi Christ a été pendu au bois, alors que ce genre de mort entraîne la malédiction ? Et Justin répond : Moïse a indiqué tout le premier, en étendant ses bras lorsqu’Israël combattait contre les Amalécites, le signe de cette apparente malédiction. C’est parce qu’il a fait la figure de la croix, et parce que quelqu’un qui portait le nom de Jésus (Josué ?) était aux premiers rangs de l’armée israélite, que les Israélites ont vaincu, et non pas à cause de la prière même de Moïse. — Encore plus bizarre ou, pour mieux dire, encore plus absurde est sa découverte du type de la croix dans les cornes de l’unicorne.

[Dialogue avec Tryphon, ch. 90, 91. — Une des comparaisons de Justin est plus conforme à la vérité biblique. C’est celle où il compare l’agneau pascal tout prêt à être rôti au Christ mis en croix. Une lame de fer, dit-il, traverse le corps de l’agneau dans sa longueur ; une autre est appliquée en travers du dos, et les pattes de devant (χεἰρες) y sont liées. Ch. 40.]

Cette recherche du symbolisme se rencontre dans toute la littérature primitive de l’Église, dont les auteurs furent presque tous Orientaux, au moins pendant plusieurs générations. Donnons-en un autre exemple. Un des ouvrages les plus populaires parmi les premiers chrétiens, était l’Épître de Barnabas, écrite probablement avant la fin du premier siècle, et dont l’auteur est resté inconnu. C’est un traité de peu de valeur et qui abonde en interprétations allégoriques et plus ingénieuses que rationnelles de l’Ancien Testament. Dans la défense de manger certains animaux impurs (Lévitique ch. 11), l’auteur découvre un ordre de ne pas avoir de rapports avec les hommes qui leur ressemblent. Ainsi le pourceau est l’emblème de ces hommes qui, tandis qu’ils vivent dans la luxure, oublient Dieu et ne se souviennent de lui que lorsqu’ils sont dans le besoin. L’aigle, l’épervier, le vautour et le corbeau représentent ceux qui ne savent pas se procurer, par leur travail et à la sueur de leur front, ce qui leur est nécessaire pour vivre ; qui s’emparent du bien d’autrui et qui, tout en affectant une grande simplicité dans leurs allures, recherchent toujours ce qu’ils pourront piller. Les poissons qui n’ont ni nageoires ni écailles, qui ne nagent pas, mais vivent dans les bas-fonds et dans la vase, sont le type de ces hommes qui resteront impies jusqu’à la fin de leur vie, et dont la condamnation est assurée.

Ce qu’il y a de plus intéressant dans les écrits des anciens auteurs ecclésiastiques, c’est le récit de leur propre conversion. Tatien, l’un des disciples de Justin, nous raconte comment il en vint à renoncer à l’idolâtrie dans laquelle il avait été élevé, et comment il fut éclairé par la lecture de l’Ancien Testament. Né en Mésopotamie, il se sentit pris de la curiosité, si fréquente alors, de connaître les différents systèmes de philosophie et les différentes formes religieuses. Il se mit donc à voyager. A Rome, il vit les abominations accomplies sous le couvert de la religion. « Ayant considéré ces choses, dit-ile, surtout lorsque j’eus été admis à participer aux mystères, et que j’eus assisté aux cérémonies pratiquées par des gens efféminés et des androgynes, je trouvai, parmi les dieux de Rome, Jupiter et Diane se délectant dans le sang et l’homicide, et partout quelque démon poussant au crime. Alors, rentrant en moi-même, je me demandai comment je pourrais faire pour trouver la vérité. Tandis que j’étais sous l’empire de ces préoccupations, je fus assez heureux pour rencontrer quelques ouvrages écrits par des barbaresf, bien plus anciens que les systèmes des philosophes grecs, bien trop divins pour être comparés à leurs erreurs. La simplicité du style et celle des auteurs eux-mêmes, leur connaissance des événements futurs, l’excellence de leurs préceptes et l’affirmation de l’unité de l’Être qui gouverne toutes choses gagnèrent ma confiance. Mon âme fut éclairée par Dieu ; je compris que les écrits des philosophes grecs nous menaient à une condamnation certaine, tandis que ces livres divins mettaient un terme à toutes nos servitudes, nous affranchissaient de tous les princes et tyrans, et nous donnaient à nouveau ce que nous avions déjà possédé, peut-être, mais ce que nos erreurs nous avaient empêché de conserver. »

e – Tatien, Discours aux Grecs, ch. 29.

f – Ni grecs, ni romains.

Après la mort de Justin, Tatien se laissa malheureusement entraîner au gnosticisme. Il se rendit à Antioche et y fonda une secte d’ascètes. La rigidité de leur morale leur fit donner le nom d’Encratites. Tatien mourut quelques années plus tard.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant