L’Église primitive jusqu’à la mort de Constantin

9. Les montanistes chassés de Rome. – 192.

Irénée. — Le Gnosticisme. — Les Montanistes. — Attitude de l’Église vis-à-vis des dissidents.

A Marc-Aurèle succéda son indigne fils Commode. Grâce à Marcia, sa concubine, les chrétiens, sans qu’on sache trop pourquoi, jouirent durant son règne de la faveur du pouvoir (180-192). Irénée nous raconte qu’ils furent traités à l’égal des autres citoyens, eurent la permission de voyager à leur gré par terre et par mer, et celle de s’établir où bon leur semblait. Il ajoute qu’on trouvait des chrétiens même dans le palais impérial.

[Contre les hérésies, liv. IV, ch. 30, §1 ,3. — Hippolyte raconte (Contre les hérésies, liv. IX, ch. 7), que Marcia fit demander à Victor, évêque de Rome, le nom des confesseurs qui gémissaient dans les mines de Sardaigne. C’était la qu’on envoyait les chrétiens de Rome à cause de l’insalubrité du lieu. Dès qu’elle eut cette liste, elle obtint de l’empereur un ordre d’élargissement et l’envoya par un prêtre au gouverneur de l’île, qui les libéra en effet.]

Nous savons, toutefois, qu’en Asie Mineure les chrétiens eurent à souffrir de l’hostilité des gouverneurs ; nous savons encore que, dans d’autres parties de l’empire, ils furent tourmentés pendant la durée des troubles politiques et des guerres civiles qui suivirent l’assassinat de Commode et aboutirent au couronnement de Septime-Sévère. Beaucoup de martyrs, écrit à cette époque Clément d’Alexandrie, sont journellement brûlés, crucifiés ou décapités sous nos yeux.

Irénée, que nous avons déjà mentionné comme disciple de Polycarpe, succéda à Pothin dans l’évêché de Lyon (177-202). Au moment où il fut élu, il revenait de Rome. Des frères de Lyon l’y avaient envoyé avec des lettres à l’évêque Éleuthère, concernant la secte nouvelle des Montanistesc. Il a écrit de nombreux traités, dont le plus important est son livre contre les hérésies.

c – Eusèbe, H.E., liv. V, ch. 3-4. Du Pin, Bibl.des Auteurs ecclésiastiques, éd. 1693.

A cette époque primitive, l’Église était profondément troublée par des spéculations philosophiques et des doctrines bizarres, connues sous le nom générique de Gnosticisme. Presque tous les écrivains chrétiens employaient leur plume à réfuter ces erreurs. Déjà l’apôtre saint Jean parle de certains d’entre eux (les Nicolaïtes) et les montre à l’œuvre dans les Églises d’Asie (Apocalypse 2.6, 15).

Ces spéculations envahirent rapidement l’Asie, la Syrie et les écoles d’Alexandrie. Au deuxième siècle, elles avaient abouti aux systèmes soi-disant philosophiques les plus extravagants que l’esprit humain eût jamais conçus. Dans son acception ancienne et classique, le mot gnostique — homme de science — était appliqué à ceux qui, dans le domaine de la science, avaient pénétré plus haut et plus loin que le vulgaire. Désormais il servit à désigner ceux qui prétendaient professer une doctrine supérieure non seulement aux religions païennes, mais aussi au Judaïsme et au Christianisme populaire. Dans leurs étranges systèmes, les Gnostiques combinaient avec les données évangéliques, les éléments les plus divers empruntés au Platonisme, à la théologie juive, au Parsisme, au Brahmanisme et au Bouddhisme. Bien plus occupés de spéculations abstraites et stériles que de la croix de Christ, ils cherchaient vainement à sonder le mystérieux abîme dans lequel la philosophie païenne avait sombré. « Les philosophes et les hérétiques traitent les mêmes sujets, dit Tertullien, s’embarrassent dans les mêmes questions : D’où vient le mal, et pourquoi est-il ? d’où vient l’homme et comment ? Quel est le principe de Dieu ? … Mais qu’y a-t-il de commun entre Athènes et Jérusalem, l’Académie et l’Église, les hérétiques et les chrétiens ? Notre secte vient du Portique de Salomon, qui nous a enseigné à chercher Dieu avec un cœur simple et droit. A quoi pensaient ceux qui prétendaient nous composer un christianisme stoïcien, platonicien ou embarrassé de dialectique ? A ceux qui possèdent Christ, ces questions curieuses sont inutiles ; à ceux qui trouvent leur joie dans l’Évangile, les discussions philosophiques n’ont rien à offrird. »

d – Tertullien, Traité des prescriptions (trad. de Gourcy), ch. 7.

Cooper, dans son ouvrage sur l’Église libre dans l’ancienne chrétientée, appelle le gnosticisme : l’écume produite par l’action puissante du levain de l’Évangile, pénétrant et vivifiant la masse inerte du Paganisme. Hatch décrit en beau langage leur enseignement plein de rêveries et, après avoir montré le symbolisme de PhiIon, réduisant l’Ancien Testament à n’être plus qu’une fantastique allégorie, il ajoute : « Naturellement, pour ceux qui raisonnaient ainsi, les récits évangéliques n’étaient plus qu’un thème à interprétations allégoriques. Sans doute, pour les intelligences ordinaires, pour ceux qui ne voyaient que par les yeux du corps, Christ était un personnage réel, ayant vécu, étant mort, étant monté au ciel ; les communautés chrétiennes étaient les assemblées visibles de ses disciples, et les vertus chrétiennes, certaines habitudes de l’esprit se traduisant par certains actes. Mais pour les spirituels, les esprits élevés, pour ceux que la raison éclairait et guidait, tout cela n’était plus que la fantasmagorie d’un mystère. Les actions attribuées au Christ étaient le jeu de puissantes forces spirituelles en conflit ; l’Église, une émanation de Dieu ; les vertus chrétiennes, des phases de l’illumination intellectuelle, unies par des liens essentiellement faibles aux actes matériels ou même entièrement indépendantes d’eux. Bientôt le cercle s’élargit. Des abstractions prirent peu à peu une forme matérielle, se mêlèrent et se combinèrent comme les images d’un songe fugitif. Une nouvelle mythologie se créa, où Jupiter et Vénus, Isis et Osiris s’appelèrent l’abîme et le silence, la sagesse et la force. Le christianisme cessa d’être une religion et devint une théosophie ; il cessa d’être une doctrine pour se transformer en une sorte de poème platonicien ; il cessa d’être une règle de conduite et devint une cosmologie. »

eOrganization of the Early Christian Churches, lect. IV, p. 91.

Il ne faudrait pas croire, toutefois, que tous les gnostiques fussent des visionnaires. Sous ce nom collectif étaient comprises une foule de variétés et de doctrines et de conduite. Sans doute quelques Gnostiques méritèrent l’accusation de blasphème ; d’autres s’introduisirent dans les familles et détruisirent la foi des faibles ; d’autres s’abandonnèrent à la licence ou se firent remarquer par l’exagération de leur ascétismef ; mais, à côté de ceux-là, il y eut de nombreux gnostiques dont le zèle et la manière de vivre pouvaient être cités en exemple aux orthodoxes. On peut dire, cependant, d’une manière générale, que les gnostiques étaient les membres de l’Église les plus rapprochés du monde païen. « Ils étaient, dit Gibbong, les plus polis, les plus savants et les plus riches des chrétiens. » A une époque où on ne comptait presque point d’auteurs orthodoxes, ils déployèrent une prodigieuse activité littéraire. « Mais, comme le fait remarquer Milman, ils étaient si persuadés de leur pureté intellectuelle et spirituelle, qu’ils ne se faisaient aucun scrupule de prendre part aux cultes établis, tout en affichant le mépris qu’ils avaient pour eux, et ne refusaient pas de manger des viandes sacrifiées. »

f – Par ex. les Encratites, dont nous avons parlé au sujet de Tatien.

gDecline and Fall, etc., ch. 15.

Il ne faudrait, cependant, pas croire que tout ce que l’Église condamna comme hérétique à cette époque le méritât également. Le Montanisme, par exemple, différait essentiellement du Gnosticisme. A vrai dire, il était une réaction, une protestation contre luih.

h – Neander, Hstl. de l’Église, II, 199 ; Antignottikus, II, 200 (tra.1. angl.).

Montanus était né en Phrygie. Ses doctrines se répandirent dans l’Occident aussi bien que dans l’Orient, et réunirent de nombreux adeptes, parmi lesquels l’un des plus éminents docteurs de l’Église chrétienne, Tertullien, de Carthage. On attribue à cette secte des opinions extravagantes et antiscripturaires ; on accuse quelques-uns de ses partisans de fanatisme. Il peut y avoir une part de vérité dans ces reproches ; mais il ne faut pas oublier que ces accusations nous ont été transmises par des ennemis du Montanisme, et qu’elles proviennent en grande partie, très probablement, de ce qu’ils avaient, sur la constitution de l’Église et sur l’opération du Saint-Esprit, des idées plus saines et plus simples que la majorité des chrétiens d’alors. Ainsi, ils affirmaient le sacerdoce universel des fidèles et ne limitaient par conséquent les dons de l’esprit ni à une caste ni à un sexe ; ils ne voulaient pas admettre non plus que le don de prophétie eût été rendu inutile par les lumières de la science ou de l’intelligence. Bien plus, en opposition à l’idée que les évêques seuls étaient les successeurs des apôtres, ils affirmaient que celui-là seul est le successeur des apôtres et l’héritier de leur pouvoir spirituel, qui a reçu du Saint-Esprit lui-même le don de prophétie.

[Voici ce que dit Tertullien : « L’Église, il est vrai, pourra pardonner les péchés. Mais c’est l’Église spirituelle ; ce sera par le moyen d’un homme spirituel. Il ne s’agit donc pas de l’Église en tant que consistant en un certain nombre d’évêques. En effet, ce droit appartient au maître, non au serviteur ; à Dieu, non à un prêtre. Seul, après Christ, le Paraclet peut être appelé maître et être révéré comme tel. De la Modestie, ch. 21 ; du Voile des Vierges, ch. 1.]

Ils repoussaient également l’erreur qui consiste à n’attendre des laïques qu’une sainteté de vie inférieure et différente de celle du clergé. Ils résistaient de toutes leurs forces à l’esprit d’accommodement avec le monde, qui envahissait l’Église, et malgré les lois prohibitives des assemblées, ils s’interdisaient toute mesure de prudence, tout effort pour détourner, de leurs propres réunions de prières et de jeûnes, l’attention malveillante des autorités. Ils allaient même jusqu’à condamner toute participation aux usages de la vie civile ou politique d’origine tant soit peu païenne.

Tout en voyant clairement où la mondanité croissante de l’Église devait l’entraîner, les Montanistes ne se séparèrent pourtant pas d’elle. A vrai dire, ils ne quittèrent l’Église que lorsqu’ils en furent chassés par l’évêque de Rome (c. 192).

Neander, II, 200-214 : Gisseler, K. G., 231-235. Burton émet une opinion différente, Hist. of the Christian Church, 5e éd., p. 308. — On ne sait s’il s’agit de l’évêque Victor. — Hatch, Early Christian Churches, lect. V, p. 120-121, s’exprime comme suit au sujet de la place occupé dans l’Église par les Montanistes. « Contre la tendance grandissante dans l’Église et plus tard si fermement établie, qu’elle est devenue comme l’état normal de presque toutes les Églises chrétiennes, les Montanistes élevèrent une énergique et pour quelque temps heureuse protestation. En face des règles officielles, ils mirent en relief la place que devaient conserver les dons spirituels. Ils maintinrent que la révélation de Christ par le Saint-Esprit n’était pas un phénomène temporaire particulier à l’époque apostolique, mais un fait constant dans la vie chrétienne. A ces affirmations, ils joignirent la prédication d’une pureté morale bien supérieure à celle qui tendait à devenir courante de leur temps. Le plus grand théologien contemporain leur prêta l’appui de sa plume et, si l’on veut avoir une idée exacte de leurs vues, c’est dans ses écrits, et non dans les renseignements hostiles d’écrivains postérieurs, qu’il faut aller la chercher. »

Dans une recension de la première édition de notre histoire, un critique du Friend’s Review (Philadelphie, juillet 1884) fait ressortir les côtés faibles du Montanisme dans les termes suivants : « Le Montanisme portait en lui les germes de sa propre destruction. Il demandait que le Christianisme fut soutenu par les dons miraculeux de l’Esprit, et oubliait que l’œuvre de l’Esprit se combine avec l’activité régulière et fidèle du croyant. Il oubliait que ces dons ne doivent pas remplacer cette activité, mais au contraire lui donner une acuité et une harmonie supérieures. Le Montanisme ne savait pas apprécier assez les avantages d’une organisation ferme, d’un travail patient, d’un emploi continu et sage des moyens que Dieu a mis à notre disposition. Il laissait trop de place aux songes, aux visions, demandait trop d’ascétisme, imposait trop de jeûnes, et croyait au retour immédiat de Christ. Certains Montanistes d’Asie Mineure désignaient même le lieu où il devait descendre. Enfin, il dépréciait le mariage et dédaignait toute espèce de précaution pour se dérober au martyre. Il serait injuste, cependant, de ne pas reconnaître ici qu’il a donné à la cause de Christ quelques-uns de ses plus illustres témoins. »

L’attitude de l’Église, vis-à-vis des hérétiques, ne fut pas toujours, reconnaissons-le, aussi sage ni aussi charitable qu’il l’aurait fallu. Sans doute le zèle qu’elle montrait à maintenir la pure doctrine était digne de louange ; mais souvent les procédés mis en œuvre contre telle individualité ou communauté se trouvèrent encore plus préjudiciables à la vérité elle-même. Ce qui nous est raconté au sujet de Marcion, l’un des derniers et des plus évangéliques Gnostiques, peut en servir « l’exemple. Dans sa jeunesse, il avait très probablement été l’ami de Polycarpe. Lorsque ce dernier vint, longtemps après, faire une visite à Anicet, évêque de Rome, Marcion, qui séjournait dans cette ville, le rencontre et lui dit : Te souviens-tu de moi, Polycarpe ? Et le vieil évêque répond : Oui, certes ! tu es le premier-né de Satani ! Que Marcion eût obscurci la doctrine évangélique par d’abstraites spéculations, c’est possible. Mais il n’en prêchait et n’en vivait pas moins comme un chrétien fidèle. Son enseignement profondément sérieux et pratique avait attiré autour de lui une grande quantité de disciples, et les Marcionites devaient durer dans l’histoire plus longtemps qu’aucune autre secte gnostique.

i – Eusèbe, H. E., liv. IV, ch. 14.

[Neander, II, 123-150. Tertullien, l’ennemi acharné de Marcion, nous raconte que lorsqu’il vint à Rome (après avoir été excommunié par son père, l’évêque de Sinope) et se joignit à l’Église, il lui donna toute sa fortune. Il faut ajouter, à l’honneur de cette époque, que lorsqu’il fut chassé de cette Église pour ses opinions hérétiques, toute sa fortune lui fut restituée. On dit qu’il rentra plus tard dans le giron de l’Église. Tertullien, Traité des prescriptions, ch. 30 ; Cooper, Free Church, p. 116.]

Quoi qu’il en soit, la conduite attribuée à Polycarpe dans cette occasion n’est que la trop fidèle image des sentiments exclusifs et dépourvus de charité de l’ancienne Église. Hélas ! à travers les âges, on les retrouve toujours ! « Si quelqu’un, disait l’apôtre Paul, n’obéit pas à ce que nous disons par cette lettre, notez-le et n’ayez point de communication avec lui, afin qu’il en éprouve de la honte. » Mais il ajoutait : « Ne le regardez pas comme un ennemi, mais avertissez-le comme un frère (2 Thessaloniciens 3.14-15). » L’Église, malheureusement, se rappela beaucoup trop la première partie de l’ordre de l’apôtre et beaucoup trop peu la seconde.

Cette situation s’aggrava à mesure que les dogmes de la succession apostolique et de l’unité extérieure de l’Église s’emparèrent davantage de l’esprit du clergé. L’excellent Irénée s’en fit le grand champion. Il se vante de confondre tous ceux qui, en quelque manière que ce soit, par amour-propre, vaine gloire, aveuglement ou mauvaise foi, se séparent de l’Église. « Nous devons, dit-il, recourir à l’Église la plus grande, la plus ancienne et qui est connue de tout le monde ; à l’Église de Rome fondée par les glorieux apôtres Pierre et Paul, qui conserve la tradition qu’elle a reçue de ses fondateurs et qui est parvenue jusqu’à nous par une succession non interrompue. » Ce qu’il ajoute un peu plus loin nous montre en germe cette erreur, que le temps se chargera de développer, et qui consiste à considérer la tradition comme égale sinon supérieure en autorité à l’Écriture sainte. « A quoi bon, pense-t-il, chercher ailleurs que dans l’Église ce que l’Église peut si facilement nous donner ? C’est dans ses mains que les apôtres ont déposé en abondance tout ce qui a trait à la vérité : ainsi un homme riche dépose son argent chez un banquier. Qui le désire peut trouver dans l’Église l’eau vive dont son âme a besoin ; elle est la porte de la vie ; tous ceux qui ne cherchent pas à entrer par cette porte sont des larrons et des voleursj. »

j – Irénée, Traité des Hérésies, liv. III, ch. 3 § 2 ; ch. 4, § 1, dans l’Ante-Nicene Library. Cf. Guillon, Bibl. choisie des Pères de l’Église, t. I.

Tertullien n’est pas moins sévère pour ceux qu’il taxe d’hérésie. « Je ne dois pas omettre de décrire ici la conduite des hérétiques, combien elle est frivole, terrestre, humaine, sans gravité, sans autorité, sans discipline, parfaitement assortie à leur foi. On ne sait qui est catéchumène, qui est fidèle. Ils entrent, ils écoutent, ils prient pêle-mêle et même avec des païens, s’il s’en présente. Ils ne se font pas scrupule de donner les choses saintes aux chiens, et de semer des perles (fausses à la vérité) devant les pourceaux. Le renversement de toute discipline, ils l’appellent simplicité, droiture ; et notre attachement à la discipline, ils le traitent d’affectation… Et leurs femmes, que ne se permettent-elles pas ? elles osent dogmatiser, disputer, exorciser, promettre des guérisons, peut-être baptiser. Leurs ordinations se font au hasard, par caprice et sans suite. Tantôt ils élèvent des néophytes… tantôt même nos apostats… Ils chargent même des laïques des fonctions sacerdotales… La plupart des hérétiques n’ont pas même d’églises ; ils sont errants et vagabonds, sans mère, sans foi, sans feu ni lieuk. »

kDes Prescriptions, ch. 41-42, trad. de Gourcy. — Tertullien attaque principalement ici les Marcionites et les Valentiniens.

On remarquera que, dans ce passage, Tertullien n’incrimine point la foi ou la conduite des dissidents. Sans doute, si dans leur organisation ecclésiastique ou dans leur culte ils violaient la loi divine, qui veut que toutes choses se fassent avec ordre, ils commettaient une grave erreur et méritaient d’en être sévèrement repris. Mais le témoignage d’un adversaire, et surtout d’un adversaire aussi passionnél que Tertullien, ne doit être accepté que sous toutes réserves. Le fait est que bien souvent les hérétiques auraient pu donner de bonnes leçons à l’Église soi-disant orthodoxe.

l – Dans son traité de la Patience, ch. 1, il se reconnaît particulièrement sujet à l’impatience.

Nous terminerons ce chapitre en reproduisant les lumineuses observations du doyen Milman sur l’organisation et la vie intérieure de l’Église pendant cette période. « Répandue dans le monde entier, dit-il, l’Église avait ses propres lois, ses propres juges, ses règles financières, ses usages. Une correspondance intime et constante reliait entre eux tous les membres de cette république morale. Une impulsion, une idée, un sentiment, partis d’Egypte ou de Syrie, se répandaient, avec la rapidité de l’éclair, jusqu’aux extrêmes frontières de l’Ouest. Irénée, en Gaule, entame une controverse avec les docteurs d’Antioche, d’Edesse ou d’Alexandrie ; Tertullien, dans son rude latin d’Afrique, combat ou défend des opinions nées dans le Pont ou en Phrygie. Toute une littérature se forme ; elle est propagée par d’ardents missionnaires et trouve de nombreux lecteurs, qui ne veulent plus ni des fables profanes, ni des systèmes philosophiques désormais sans portée à leurs yeux. »

Et ailleurs : « Pendant une partie considérable des trois premiers siècles, l’Église de Rome et la plupart, sinon l’ensemble des Églises d’Occident peuvent être regardées comme des colonies religieuses grecques. Tout y est grec : leur langage, leur organisation, leurs écrivains, leurs livres saints ; et bien des vestiges et des traditions indiquent que leur rituel et leur liturgie ne le sont pas moins. L’Octavius de Minucius Félix et le traité de Novatien sur la Trinité sont les plus anciens représentants de la littérature chrétienne latine venus de Rome. C’est en Afrique, non à Rome, qu’est né le christianisme latinm. »

m – Milman, Hist. of Christianity, II, 113, 114 ; Hist. of Latin Christianity, I, 27-29.

« Le Grec était partout, comme le Juif. Chacun d’eux, avait su, bien que d’une manière différente, s’imposer aux Romains, par sa manière de pourvoir à leurs besoins. Sans les fils d’Israël, le commerce et les finances auraient langui ; sans l’esprit, la littérature et les arts grecs, qu’aurait été la vie intellectuelle de Rome ? Les Grecs étaient à la fois les esclaves et les maîtres des Romains. Etrangers comme les Juifs, on les trouvait dans chaque maison ; il en fallait pour remplir toutes les fonctions ; ils étaient le scribe habile, le messager rapide, le penseur profond… Lorsque, à l’appel du Judéo-chrétien, le cœur pieux du Grec, resté toujours fidèle jusqu’alors à ses dieux nationaux, sentit naître en lui une nouvelle et joyeuse espérance ; lorsque, les cœurs et les mains unis, ils furent chassés tous deux, l’un de la synagogue, l’autre du temple, à cause du Nazaréen, alors ils s’unirent, oublièrent les distinctions de race et fondèrent ces communautés qui, suivant l’expression d’Eusèbe, furent les luminaires splendides d’où se répandit la lumière sur le monde entier. » W. Beck, Thoughts on Church Origins, dans le Friends’ Quarterly Examiner, avril 1884.

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