L’Église primitive jusqu’à la mort de Constantin

II.
De l’an 200 à la mort de Constantin en 331.

1. Martyre de Perpétue. — 202.

Les martyrs d’Afrique. — Alexandre Sévère se montre favorable aux chrétiens.

Nous avons raconté les destinées de l’Église jusqu’au règne de Septime Sévère. En l’an 202, cet empereur défendit, sous les peines les plus sévères, la conversion au judaïsme ou au christianisme. Autant qu’on en peut juger, ce furent l’Egypte et l’Afrique qui eurent le plus à souffrir de ce nouvel édit.

[Les Romains donnaient parfois le nom d’Afrique au continent entier ; cependant, à proprement parler, il désignait le territoire carthaginois. Aucune partie de l’empire ne contenait plus de chrétiens que cette province, alors remplie de cités riches et populeuses, mais plus tard bien dévastée, à la suite des querelles ecclésiastiques, des invasions des Vandales et de la tyrannie des Mahométans. C’est la province actuelle de Tunis.]

Dès l’an 200, il est vrai, quelques chrétiens de cette dernière province avaient subi le martyre. Ils étaient de Scillita en Numidie. Amenés devant le proconsul, celui-ci leur promit le pardon, s’ils faisaient un sincère retour à la religion païenne. Speratus, l’un d’eux, lui répondit : — Nous n’avons fait tort à personne ; nous n’avons dit du mal de personne. Pour tout le mal qu’on nous a fait, nous n’avons eu que des paroles de remerciement. Nous louons notre Seigneur et Roi pour toutes ses dispensations. — Nous aussi, répondit le proconsul, nous sommes pieux ; nous jurons par le génie de l’Empereur et nous prions pour sa prospérité. C’est ce que nous attendons de vous. — Je ne connais, répliqua Speratus, aucun génie du roi de cette terre. Je sers mon Dieu qui est dans le ciel, ce Dieu que personne n’a vu ni ne peut voir. Sans doute, je reconnais l’Empereur pour mon souverain, et je n’ai jamais manqué de payer tous les impôts. Mais je ne puis adorer que mon Seigneur le Roi des rois, le Maître de tout ce qui existe.

Ramenés en prison après ce premier interrogatoire, ils durent comparaître dès le lendemain pour être interrogés de nouveau. Speratus finit par répondre au nom de tous : Nous sommes tous chrétiens ; nous ne voulons pas renier notre foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ. Faites de nous ce qu’il vous plaira. Condamnés à mort et menés au lieu de l’exécution, ils tombèrent à genoux et rendirent grâces à Dieua.

a – Ruinart, Acta sincera ; Neander, I, 169, 170.

Environ deux ans plus tard avait lieu à Carthageb le mémorable martyre de Perpétue et de ses compagnons. Six jeunes catéchumènes, Révocat et Félicité, tous deux esclaves, Saturnin, Sature, Secondule et Vivia Perpetua, furent arrêtés et accusés d’être chrétiens. Perpétue appartenait à une bonne famille. Agée de 22 ans environ, elle venait de devenir veuve. Sa mère était chrétienne, mais son père, déjà âgé, était païen. Elle avait deux frères, dont l’un était également catéchumène. Au moment de son incarcération, elle allaitait son jeune enfant. Nous emprunterons quelques détails au récit de ses souffrances, qu’elle a composé elle-même. « Tandis que nous étions, dit-elle, aux mains de nos persécuteurs, mon père fit tous les efforts possibles pour me détourner de la foi. — Mon père, lui dis-je, voyez-vous cette petite cruche sur le sol ? — Oui, répondit-il. — Peut-on lui donner un autre nom pour la désigner ? — Non, assurément. — Eh bien ! répliquai-je, je ne puis pas non plus avoir un autre nom que celui de chrétienne, puisque je le suis. — Ces paroles l’exaspérèrent à ce point qu’il se jeta sur moi, comme s’il eût voulu m’arracher les yeux. »

b – Etait-ce bien à Carthage ou dans l’une des deux petites villes du nom de Tuburbium, a 40 milles de la capitale ? On ne le sait pas précisément. Milman, Htit. of Christianity, II, 165 n.

Avant d’être enfermés dans leurs cachots, ils purent être baptisés. « Pendant que je recevais le baptême, dit Perpétue, le Saint-Esprit m’inspira de ne demander que la force de souffrir avec patience. Quelques jours après, nous fûmes mis dans la prison. Je fus terrifiée par les ténèbres qui y régnaient. Ce fut une journée affreuse. Je ne pouvais supporter la chaleur occasionnée par le grand nombre de gens qui y étaient enfermés, ni la rudesse des soldats ; je ne pouvais, surtout, vaincre mon anxiété au sujet de mon enfant. Cette détresse dura plusieurs jours. Mais, ayant enfin obtenu la permission d’avoir mon enfant avec moi, je me sentis redevenir forte et la prison fut pour moi comme un palais. »

Cependant son père, ayant appris qu’elle devait subir un interrogatoire public, renouvela ses efforts pour ébranler sa résolution. — « Ma fille, lui disait-il, ayez pitié de mes cheveux blancs ; ayez pitié de votre père et ne l’exposez pas au mépris de tous. Laissez là cette inflexibilité et ne provoquez pas la ruine de nous tous. En parlant ainsi, il me baisait les mains, il se jetait à mes genoux et il ne m’appelait plus ma fille, mais madame. Mon cœur se brisait en songeant à ses cheveux blancs, en songeant que lui seul dans notre famille ne se réjouissait pas de mon martyre. Aussi essayais-je de le consoler en lui disant : — Sur l’échafaud qu’on nous prépare, cela seul arrivera, qui sera conforme à la volonté de Dieu. Nous ne comptons pas sur notre propre force, mais la puissance même de Dieu nous soutiendra.

« Peu de temps après, pendant que nous prenions notre repas, on vint tout à coup nous chercher pour nous mener à l’audience. Une grande foule y était assemblée. On nous fit monter sur une sorte d’échafaud (catasta). Ce furent d’abord mes compagnons qu’on interrogea. Mon tour venu, mon père s’approcha de moi, tenant mon enfant, et, me prenant à part, il me dit d’un ton suppliant : Aie pitié de ton enfant. De son côté, le proconsul me dit : Aie pitié des cheveux blancs de ton père, aie pitié de ton enfant ; sacrifie pour le salut de l’Empereur. — C’est ce que je ne puis faire, répondis-je. — Es-tu donc chrétienne ? répliqua le proconsul. — Je le suis. — Et comme mon père ne me quittait pas et cherchait toujours à me faire renier la foi, le proconsul ordonna de le jeter en bas de l’échafaud et de le battre de verges. Il me semblait qu’on me battait moi-même ! Le proconsul prononça alors la sentence : nous étions condamnés à être exposés aux bêtes… Nous rentrâmes ensuite joyeusement en prison. »

De la prison, Perpétue fit demander son enfant à son père ; mais celui-ci refusa obstinément de le lui laisser voir.

Perpétue avait sur l’état des morts les fausses idées déjà en faveur de son temps. Elle pria donc ardemment en faveur de son frère Dinocrate, mort à l’âge de sept ans. Après des jours et des nuits de supplications et de gémissements, elle eut une vision qui lui rendit le repos : elle crut le voir délivré de son séjour de ténèbres et de souffrances.

Un de leurs geôliers, nommé Pudens, frappé de la valeur morale des prisonniers et voyant que la puissance de Dieu se manifestait en eux, autorisa les frères à venir leur apporter des consolations. Cependant, le jour fatal approchait. Le père de Perpétue fit un nouvel effort. Il vint, « tout défait par la douleur, s’arrachant la barbe, se jetant à mes pieds la face contre terre, et prononçant des paroles capables d’émouvoir le monde entier. Je ressentais une vive douleur à cause de sa vieillesse infortunée. »

Sur ces entrefaites, Secondule mourut, et Félicité, trois jours avant son martyre, mit au monde une fille. Au milieu des douleurs de l’enfantement, elle poussait des cris. Alors le geôlier lui dit d’un ton de reproche : « Si tes souffrances d’aujourd’hui sont si grandes, que sera-ce donc lorsque tu seras livrée aux bêtes ? Tu n’avais pas songé à cela, n’est-ce pas, quand tu as refusé de sacrifier ? — Ce que je souffre maintenant, répondit Félicité, je le souffre moi-même ; ce que je souffrirai alors, je ne serai pas seule pour le supporter, parce que celui pour qui je souffrirai me soutiendra. »

« Quand brilla le jour de leur victoire, continue le narrateur, les martyrs furent conduits de la prison à l’amphithéâtre. On eût dit qu’ils allaient à une fête. Perpétue marchait la dernière ; sa contenance était calme, son pas, celui d’une matrone chrétienne, aimée de Dieu. Son regard pur ne pouvait supporter les regards de la foule et elle baissait les yeux. » Une ancienne coutume, datant de l’époque des sacrifices humains, voulait que les victimes fussent revêtues d’habits sacerdotaux. On voulait donc habiller les hommes en prêtres de Saturne, les femmes en prêtresses de Cérés. Au nom de leur foi et de la liberté, ils protestèrent contre une pareille dégradation, et la justice de leur réclamation étant reconnue, on les autorisa à garder leurs vêtements ordinaires. Perpétue marcha au supplice en chantant un hymne. Révocat, Saturnin et Sature en menaçant le peuple assemblé du jugement de Dieu. Quand ils furent arrivés près du proconsul : « Tu nous juges, lui dirent-ils, mais Dieu te jugera à ton tour. » Aussitôt, le peuple exaspéré demanda et obtint qu’ils fussent passés par les verges. Puis on lâcha un léopard et un ours sur Saturnin et Révocat. Quant à Sature, il devait combattre avec un sanglier sauvage ; mais, au lieu de l’attaquer, le sanglier se jeta sur le gardien. On l’attacha ensuite à côté de la cage ouverte d’un ours, mais l’ours refusa de sortir.

Perpétue et Félicité furent dépouillées de leurs vêtements, enveloppées dans un filet et livrées à une vache particulièrement méchante. Mais les spectateurs eux-mêmes ne purent supporter la vue de ces deux femmes nues (et notamment de Félicité, délivrée depuis trois jours), et on les emmena pour les revêtir d’une robe flottante. Perpétue, introduite la première, fut lancée en l’air et retomba sur les reins. Voyant sa robe déchirée, elle en ramena les lambeaux sur son corps, plus soucieuse de sa pudeur que de ses souffrances. Appelée de nouveau, elle noua ses cheveux, « car un martyr, ajoute le narrateur, ne doit pas mourir les cheveux en désordre, et porter au milieu de sa gloire les signes apparents du deuil. » Voyant Félicité blessée et foulée aux pieds, elle s’avança vers elle et lui donna la main pour l’aider à se lever, et ces deux nobles femmes se tinrent ensemble debout, sous les yeux d’une foule assurément indigne de contempler un si touchant spectacle. Il lui imposa pourtant, et la foule permit que ces deux femmes fussent emmenées. A peine sortie de l’amphithéâtre, Perpétue, comme éveillée d’un profond sommeil, jeta les regards autour d’elle en disant : « Je ne puis dire quand nous serons livrées à cette vache furieuse… » ; et comme on lui disait que cela avait déjà eu lieu, la vue seule de son vêtement déchiré et de ses blessures réussit à l’en convaincre. S’adressant alors à son frère et à un catéchumène fidèle qui se tenaient près d’elle : « Soyez fermes dans la foi, leur dit-elle, aimez-vous tous les uns les autres, et ne soyez pas scandalisés par mes souffrances. »

Cependant Sature, sur lequel l’ours et le sanglier avaient refusé de se jeter, était livré à un léopard. Avant que la bête fût lâchée, il dit à Pudens : « Crois de toute ton âme ; je vais avancer, et le léopard me détruira d’un seul coup. » Et c’est ce qui arriva : la première morsure du léopard couvrit Sature d’une telle quantité de sang, que la populace, saisissant cette occasion de tourner en ridicule le baptême chrétien, se mit à crier : Sauvé et lavé ! sauvé et lavé ! Mais Sature, se tournant vers le soldat Pudens : « Adieu, lui dit-il, souviens-toi de ma foi, et que ce spectacle, loin de t’ébranler, te fortifie. » Puis il lui demanda l’anneau qu’il portait au doigt, et l’ayant trempé dans son sang, il le lui rendit en témoignage de son martyre.

Le moment du coup de grâce était enfin venu. Le peuple, voulant repaître ses yeux de l’agonie des martyrs, demanda que tous fussent amenés au milieu de l’arène. A l’ouïe de cette requête, tous les martyrs se levèrent et se rendirent au lieu indiqué par le peuple. Ils se donnèrent un dernier baiser de paix et reçurent le coup final l’un après l’autre sans faire un mouvement, ni pousser un cri. Seule Perpétue, atteinte entre les côtes, poussa un cri et dirigea elle-même à son cou la main tremblante du jeune gladiateur. Ainsi finirent-ils leur carrière terrestre, et le narrateur termine son récit en s’écriant : « O martyrs courageux et bénis ! Oui, c’est avec justice que vous avez été élus et choisis pour la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ ! »

[Passion des saintes martyres Perpétue et Félicité. Ruinart. Neander, I, 170-172. La mosaïque de Perpétue reproduite au commencement du volume, et celle de Félicité au commencement de ce chapitre, sont sans doute du ve siècle, lorsque Ravenne était devenue un des principaux centres de l’art chrétien. « Ces deux héroïnes ont cueilli ensemble les palmes du martyre ; toutes deux étaient mariées et mères, mais d’après leurs vêtements respectifs, on voit que l’une était une dame, l’autre, une esclave. L’Église honore également la foi de chacune, et quand nous regardons leurs portraits, nous voyons dans tous deux l’attitude calme et ferme d’une âme triomphant de la mort, et nous pensons à la parole de l’Apôtre : Combien nous tous, avec le visage découvert, nous contemplons, comme dans un miroir, la gloire du Seigneur. » Thoughts on Church Origins.]

Tout ce qui précède est considéré comme authentique et remontant à une haute antiquité. On pense que l’auteur était contemporain et peut-être témoin oculaire. Nous avons laissé de côté plusieurs visions qui occupent dans le récit original une place considérable. Ces visions, l’amour du merveilleux qui pénètre tout le récit et quelques particularités doctrinales ont fait supposer que nos martyrs étaient montanistes.

Gieseler, K. G., I, 234, n. i. — Milman, II, 165, n. x. — A. N. C. L., Introduction. Cooper dit : « Le lecteur ne perdra rien de son admiration lorsqu’il saura que tous ces martyrs étaient montanistes. D’ailleurs, beaucoup de membres de sectes condamnées comme hérétiques, et particulièrement les Marcionites, ont fourni à l’Église quelques-uns de leurs plus nobles héros spirituels. » Free Church, 272.

Sous l’empereur Garacalla (211-217), d’odieuse mémoire, il n’y eut point de persécution. Le Syrien Héliogabale (218-222), qui se constitua lui-même grand-prêtre de Baal-Péor, essaya de combiner le christianisme et les rites abominables du culte de ce dieu. Ce rêve insensé ne fut pas réalisé. Mais Alexandre Sévère, son noble successeur (222-235), fit mettre dans le temple du palais impérial une image du Christ.

Les autres statues étaient celles d’Abraham, d’Orphée et d’Apollonius de Tyane. Ce dernier était un philosophe pythagoricien, qu’on prétendait avoir été investi de pouvoirs surnaturels et que l’école philosophique voulait opposer au Sauveur. Lampridius, Alex. Severus, chap. 28. Le même auteur nous informe que l’empereur aimait tant la maxime chrétienne : Fais aux autres ce que tu voudrais qu’on te fit, ou plutôt sa réciproque : Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit à toi-même, qu’il la fit graver sur son palais et sur les monuments publics. Ibid. chap. 50.

Sous son règne, on vit des évêques chrétiens admis à la cour en cette qualité. Bien plus, l’empereur adopta, pour le choix et la nomination des fonctionnaires de l’État, les règles suivies par l’Église en ces matières. Il ordonna que leurs noms fussent publiés d’avance, disant qu’il serait fâcheux de voir négliger, pour la nomination d’hommes auxquels on confiait la vie et les biens des citoyens, des précautions observées par les juifs et les chrétiens pour le choix de leurs prêtresc.

c – Idem, Vie d’Héliogabale, chap. 11 et 9.

Au reste, la religion païenne elle-même entrait dans une phase nouvelle. La philosophie néo-platonicienne essayait d’étayer l’édifice chancelant du paganisme et de lui donner un caractère plus spirituel. Il avait emprunté au christianisme ses idées sur le culte et sur la morale, tout en conservant les plus grossières superstitions. Mais si le paganisme se rapprochait ainsi du christianisme, il faut convenir — et nous n’aurons que trop d’occasions de le constater — que le christianisme se rapprochait incontestablement du paganismed.

d – Gieseler, K. G., I, 205-207. Milman, II, 179-184.

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