L’Église primitive jusqu’à la mort de Constantin

8. La persécution de Dioclétien (suite). — Constantin. — 307.

Les changements politiques sont nombreux à cette époque. Empereurs et Césars se succèdent rapidement sur la scène du monde. Dioclétien abdique en 305, et après lui le nombre des Augustes augmente. A la mort de Constance Chlore, en 306, son fils Constantin-le-Grand devient César ; deux ans après, Auguste. En Occident, il a pour collègue Maxence, si avide, si cruel, si débauché, que, même dans un tel temps, il en a la réputation. En 307, le paysan dace Licinius est proclamé Auguste. Il épousera plus tard la sœur de Constantin. L’année suivante, Maximin Daza, neveu de Galérius, devient Auguste à son tour. A la mort de Galérius, en 311, ces deux Augustes se partagent l’Orient.

En Occident, la persécution paraît avoir cessé dès l’an 307 ; il n’en est pas de même en Orient, où Galérius et Maximin Daza font régner la terreur. Aucune persécution ordonnée par le gouvernement impérial ne fait couler autant de sang, et c’est entre 308 et 311 que périssent la grande majorité de ceux que l’Église d’Orient fête comme « les Martyrs sous Dioclétien ».

A la fin, pourtant, Galérius est obligé de convenir lui-même que l’œuvre diabolique qu’il s’est donnée excède ses forces. En 311, sous le coup d’une affreuse maladie, et constatant, d’ailleurs, la complète inefficacité des mesures prises pour étouffer la religion chrétienne, il fait publier en son nom et au nom de Licinius et de Constantin, un édit qui met fin, au moins virtuellement, au sanglant conflit entre l’Empire et l’Église.

[Il fut « rongé des vers ». Son agonie défie toute description. Le palais tout entier était rempli de l’odeur insupportable de ses plaies. Milman fait remarquer qu’Hérode, Galérius et Philippe II d’Espagne, sont tous trois morts de cette horrible maladie. Hist. of Christ., Il, 227.]

Dans ce remarquable document, l’empereur mourant fait une allusion pleine de respect au Dieu des chrétiens, et il reconnaît l’efficacité de leurs prières. Tout d’abord, il reproche aux chrétiens d’avoir quitté la religion de leurs pères. Le but des empereurs était de les y ramener. Mais puisqu’il est désormais devenu évident qu’ils ne peuvent à la fois adorer leur propre divinité et offrir des sacrifices aux dieux, les empereurs ont résolu de faire preuve à leur égard de leur bonté accoutumée. Ils pourront donc, à l’avenir, tenir librement leurs assemblées, pourvu qu’il ne s’y passe rien de contraire au bon ordre. « Dès lors, et en raison même de notre indulgence, ils devront prier leur Dieu pour notre prospérité et celle de l’État… afin qu’ils puissent vivre en paix dans leurs demeures. » Peu de jours après, Galérius mourait.

Grande fut la joie des chrétiens à la nouvelle de cette délivrance inattendue. De l’exil, des mines, des prisons, ils revenaient en foule. Routes, rues, marchés étaient encombrés de confesseurs chantant des psaumes et des hymnes d’actions de grâce… Et les païens, remplis d’étonnement devant cette transformation subite, s’écriaient eux-mêmes que le Dieu des chrétiens était le seul Dieu vraiment grand et fidèlea.

a – Eusèbe, l. IX, chap. 1.

Malheureusement, Maximin Daza n’avait consenti à cette bienfaisante modification que par politique. Sa haine contre les chrétiens était restée la même. Aussi ne tarda-t-il pas à employer contre eux de nouveaux et plus ingénieux procédés. Il essaya de galvaniser le paganisme en lui donnant une hiérarchie analogue à celle de l’Église. Des personnages du plus haut rang furent nommés pontifes principaux, revêtus de tuniques blanches et installés en grande pompe. Les temples païens en ruines furent reconstruits, les sacrifices célébrés avec splendeur et régularité. Les pontifes eurent tout pouvoir de forcer chaque personne, esclave, libre, homme, femme et jusqu’aux enfants à la mamelle à y assister et à y participer, et d’infliger toute espèce de punition, sauf celle de la mort, à ceux qui résisteraient. Ordre fut donné d’asperger toutes les provisions apportées sur les marchés avec l’eau mêlée de vin, qui avait servi aux sacrifices, et des gardes stationnèrent aux portes des bains publics pour en faire autant à tous ceux qui les quittaient. Bien plus, Maximin Daza imagina un moyen astucieux de discréditer le christianisme. De prétendus « Actes de Pilate », remplis de blasphèmes contre le Christ, furent répandus à profusion ; les maîtres d’école durent les donner à leurs élèves, et les leur faire apprendre par cœur. Aussi les enfants avaient-ils constamment à la bouche, et pour s’en moquer, les noms de Jésus et de Pilateb. « En général, fait remarquer Milman, la politique de l’empereur était de s’en tenir à une oppression vexatoire et épuisante et à des punitions qui provoquaient la douleur et la misère, sans donner aux victimes la gloire de mourir pour la foi. Les persécutés avaient donc toutes les souffrances du martyre, sans en avoir l’honneur. » Quelques chrétiens, il est vrai, furent mis à mort : ainsi Pierre, évêque d’Alexandrie. Mais la plupart des victimes subirent des mutilations, eurent les yeux crevés ou durent aller travailler dans les mines les plus malsaines.

b – Eusèbe, Martyrs de Palestine, chap. 9 ; H. E., liv. IX, chap. 5, 7.

La population païenne, par haine du nom chrétien ou par complaisance servile vis-à-vis du pouvoir, seconda les efforts de l’empereur. Antioche, Tyr, Nicomédie, d’autres cités importantes encore, envoyèrent des pétitions pour demander qu’aucun ennemi des dieux ne pût demeurer dans leurs murs ou y célébrer son culte, et la ville de Tyr, dans son loyalisme, fit graver sur une plaque d’airain la réponse de l’empereur à sa pétition. Eusèbe nous l’a conservée. L’empereur félicite d’abord les citoyens de Tyr de leur piété et il loue la sienne propre ; puis il glorifie les résultats remarquables que cette piété a déjà produits. Grâce à la bienveillante protection des dieux, dit-il, la terre n’a pas, comme autrefois, déçu l’attente du laboureur, et le pays n’a été désolé ni par la guerre, ni par des tempêtes, ni par des tremblements de terre. Que les chrétiens considèrent les grandes plaines où ondulent les épis chargés de grains, et qu’égaient de belles prairies ; qu’ils considèrent combien est pur et réconfortant l’air que nous respirons ! Que chacun se réjouisse en voyant que votre piété, votre vénération pour les dieux, vos sacrifices nous ont rendu le puissant Mars propice, et que vous pouvez désormais jouir d’une paix heureuse et ferme au milieu des plaisirs et de la joie. »

C’étaient là des paroles vaines, auxquelles l’événement devait infliger un démenti bien inattendu. Les pluies de l’hiver suivant ne tombèrent point et la moisson manqua. L’Orient tout entier fut désolé par une famine soudaine. Le blé atteignit un prix extraordinaire. Dans les villes, un nombre considérable de personnes moururent, et dans les campagnes des villages furent presque entièrement dépeuplés. Beaucoup cherchaient à échapper à la mort en se nourrissant d’herbes et de débris de foin. Beaucoup, réduits à l’état de squelettes, parcouraient les rues en chancelant et tombaient morts en prononçant le mot : faim, et leurs cadavres devenaient la proie des chiens. On rencontrait, et on reconnaissait à leur tenue et à leur mise convenables, des dames de haut rang, mendiant le long des routes. L’horreur du désastre était encore accrue par l’avidité de l’empereur. En son nom, on s’emparait des greniers des particuliers, et on les fermait avec le sceau du souverain. Des troupeaux entiers étaient arrachés à leurs possesseurs pour servir à d’inutiles sacrifices… Et, pendant ce temps, la cour, insultant aux souffrances des peuples, vivait dans un luxe excessif, tandis que les troupes, formées d’étrangers et de barbares plantureusement pourvus, gaspillaient leurs ressources et pillaient partout avec impunité.

Naturellement une nourriture aussi insuffisante et aussi malsaine ne tarda pas à provoquer la peste. Ceux qui en étaient atteints voyaient leurs corps se couvrir de tumeurs. Leurs yeux, surtout en étaient attaqués et des multitudes entières devenaient aveugles. Les maisons riches, que la famine épargnait, semblaient plus particulièrement désignées aux coups de la maladie ; aussi rencontrait-on continuellement des convois funèbres dans les ruesc. Tout d’abord les riches familles païennes s’étaient montrées libérales pour les malheureux. Mais voyant leur nombre s’augmenter de jour eu jour, elles commencèrent à trembler pour elles-mêmes et refusèrent tout secours. Seuls, les chrétiens furent à la hauteur des circonstances. Ils montrèrent, en faisant tous leurs efforts pour atténuer la détresse générale, de quel esprit ils étaient animés. Ils visitèrent les maisons infectées par la maladie, ils s’occupèrent d’ensevelir les morts et, rassemblant à travers les rues de la ville les foules affamées, ils leur distribuèrent du pain. « Aussi, dit Eusèbe, ces malheureux glorifiaient-ils le Dieu des chrétiens, et reconnaissaient-ils que les chrétiens étaient les seuls qui montrassent une piété sincèred. »

c – Eusèbe dit : dans les rues de la ville. Il est probable qu’il a en vue la ville impériale de Nicomédie.

d – Eusèbe, liv. IX, chap. 7, 8.

En 312, Maxence ayant pris les armes pour venger la mort de son père, dont Constantin avait été l’auteur ou l’instigateur, celui-ci marcha à sa rencontre. Il était près de Crémone et se rendait à Rome, lorsqu’il eut, dit-on, la veille de la bataille, la célèbre vision qui lui fit prendre la croix pour étendard. Voici comment Eusèbe raconte la chose.

Maxence, on le savait, préparait la lutte en employant des rites magiques. Constantin sentit la nécessité d’une aide surnaturelle pour rivaliser avec lui. Tout en réfléchissant au dieu qu’il choisirait, il se rappela que son père Constance avait toujours été heureux, tandis que les persécuteurs des chrétiens avaient toujours mal fini. Il résolut donc d’abandonner le culte des idoles et de prier le Dieu de son père, le Dieu unique et suprême. Au milieu de ces réflexions, il vit, peu après l’heure de midi, une croix lumineuse se dessiner dans le ciel, et au dessus de la croix ces mots : triomphe par ce signe : Ἐν τοῦτῳ νίκᾳ. In hoc vince. A cette vue, l’empereur tomba dans une grande perplexité relativement au sens de cette vision. Mais, s’étant endormi, Christ lui apparut avec le même signe qu’il avait vu au ciel et lui ordonna, s’il voulait toujours être victorieux, de faire un étendard de même forme. Dès son réveil, Constantin fit appeler des docteurs chrétiens et leur demanda de l’éclairer sur le Dieu qui lui était apparu et sur le sens de sa vision, et après avoir été instruit par eux dans la doctrine chrétienne, il donna l’ordre de faire un étendard conforme au modèle qui lui avait été révélé. Ce fut le fameux Labarum, ou étendard de la Croix, longtemps porté à la tête des armées impériales, puis conservé à Constantinople comme une relique sainte. Il était composé d’une longue hampe dorée, traversée d’un bâton, de façon à former une croix. Au sommet, se trouvait une couronne d’or, garnie de pierres précieuses et portant les deux lettres grecques entre-croisées ΧΡ, monogramme du Christe. Au bâton était attaché un voile de pourpre, orné de broderies d’or et de pierres précieuses et sur la bordure duquel on avait brodé les portraits de l’empereur et de ses enfants.

e – Les lettres grecques ΧΡ (en français CHR) étaient employées comme abréviation de ΧΡΙΣΤΟΣ.

[Eusèbe, Vie de Constantin, liv. I, chap. 21-26. Lactance, contemporain de l’événement, mentionne le fait en disant simplement : Constantin, averti par un songe de faire mettre sur les boucliers de ses soldats le signe céleste et d’engager ensuite le combat, fit ce qui lui avait été ainsi ordonné. De morte Persec, chap. 44.]

Que penser de cet événement ? dans quelle mesure la vérité, l’imagination et l’invention s’y trouvent-elles mêlées ? autant de questions qui ont toujours embarrassé et divisé les historiens. « Il y a, dit Milman, trois théories principales sur ce fait aussi intéressant qu’inexplicable : d’après la première, il s’agirait d’un vrai miracle ; d’après la seconde, ce serait un phénomène naturel, dont l’imagination de l’empereur aurait été frappée ; d’après la troisième, enfin, on se trouverait en présence d’une invention positive de Constantin ou d’Eusèbe. » Avec Neander, Robertson et d’autres auteurs impartiaux, Milman repousse la première et la troisième des théories, et admet la seconde. Il croit que la légende au-dessus de la croix a pour origine une simple déduction de l’empereur, devenue peu à peu partie intégrante de la vision. Mais il n’en vient pas à cette conclusion sans insister sur un côté de la question qui commence enfin à exercer sa légitime influence sur l’interprétation des moyens employés par la Providence. En effet, après avoir décrit le Labarum, il ajoute : « Ainsi, et pour la première fois, le doux et pacifique Jésus est devenu le Dieu des batailles, et la croix, signe auguste de la Rédemption, une bannière pour les luttes sanglantes. Une pareille et si irréconciliable contradiction entre le symbole de la paix universelle et les horreurs de la guerre, témoigne d’une façon absolue, à mon avis contre tout caractère miraculeux ou surnaturel dans cette affairef. »

fHist. of Christ., II, 286-288. — Milman cite Mosheim à l’appui de son opinion. Cf. Neander, III, 18-16 ; Robertson, I, 180.

L’armée de Maxence fut vaincue. Constantin fit son entrée triomphale dans Rome, et il en consacra le souvenir en faisant ériger le magnifique arc de triomphe qui porte encore son nom. Il signala sa victoire d’une manière plus digne en promulguant à Milan, de concert avec Licinius, le mémorable édit de tolérance universelle. Un an après, il le publiait de nouveau, mais plus développé, à Nicomédieg. Dans la lutte entre Constantin et Maxence, Maximin Daza avait secrètement aidé le second. Après sa défaite, il se mit en hostilité ouverte et déclara la guerre à Constantin et à Licinius. Son armée fut mise en complète déroute. Il avait fait vœu, s’il remportait la victoire, d’exterminer le nom chrétien. Après la défaite, et une telle défaite, sa fureur changea d’objet, et dans son désespoir il fit mettre à mort plusieurs prêtres et plusieurs aruspices, dont les prétendues divinations l’avaient si entièrement trompé. Bien plus, dans les provinces qui lui étaient restées fidèles, il accorda aux chrétiens la plus entière liberté et fit rendre aux Églises les biens qui leur avaient été confisqués. Peu de mois après il mourut de la façon la plus lamentable, consumé, dit-on, par un feu intérieurh.

g – Ce second édit est aussi connu sous le nom d’Édit de Milan.

h – Eusèbe, liv. IX, chap. 10.

Ainsi se termina, après dix années de souffrances, cette grande persécution. Gibbon évalue le nombre de ceux qui furent alors mis à mort à moins de deux mille. C’est bien peu. Mais, ce chiffre fût-il admis, il ne donnerait qu’une idée bien imparfaite des souffrances endurées. Les tourments physiques, l’angoisse morale, non seulement des confesseurs, mais aussi de leurs familles et de leurs amis, la ruine matérielle et, pardessus tout, le remords provoqué par l’infidélité dans ces heures d’épreuve multiplient au centuple la tribulation par laquelle l’Église dut passer. Combien fléchirent, combien abandonnèrent la foi, nous ne saurions le dire. Eusèbe avoue n’avoir pas voulu prendre la peine d’en conserver le souvenir. « Nous ne mentionnerons pas, dit-il, ceux qui sont tombés par suite de la persécution, ni ceux qui ont fait naufrage quant à la foi, ni ceux, enfin, qui se sont précipités dans l’abîme par leur propre volonté et leurs actesi. »

i – Eusèbe, liv. VIII, chap. 2.

Il nous reste à dire que les chrétiens ne furent pas les seuls à souffrir de l’écrasante tyrannie de cette période tourmentée. L’empire, nous l’avons vu, était déchiré par les guerres civiles. Les impôts avaient tellement épuisé les propriétaires fonciers, les fermiers, les marchands et les artisans, que, pour employer l’énergique expression de Lactance, « il ne restait plus que des mendiants à imposer ». Pour arracher ces contributions, on employait la torture ; et le supplice de rôtir à petit feu, inventé pour obliger les chrétiens à renoncer à leur foi, était employé aujourd’hui pour arracher les impôts aux malheureux habitants des provincesj.

j – Lactance, De morte Persec, chap. 23. — Milman, II, 223, 224.

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