Étude sur Jean-Baptiste

Ami de noce

Jean 3.22-36

… Eldad et Médad prophétisent dans le camp. Et Josué, fils de Nun, serviteur de Moïse depuis sa jeunesse, prit la parole et dit : Moïse, mon Seigneur, empêche-les ! Moïse lui répondit : Es-tu jaloux pour moi ?

(Nombres 11.27-29)

Un accord bien touchant et bien complet venait d’être scellé entre Jean-Baptiste et Jésus. Le don fait au Christ des meilleurs disciples du Précurseur en était un gage incontestable. Qui pourrait troubler jamais une union aussi intime ?

Elle n’a pas été troublée, grâce à Dieu. Mais des amis maladroits, des jaloux, ont fait ce qu’ils ont pu pour la compromettre. Ils auraient réussi auprès d’un cœur moins honnête que celui de Jean. Et vraiment, à voir leurs efforts, on se prend à répéter avec un sage hindou : « Mon Dieu, préserve-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge ! »

Jésus, après avoir quitté le Jourdain, était retourné en Galilée. Il avait assisté aux noces de Cana, et fait ensuite un séjour peu prolongé dans Capernaüm. A l’occasion de la fête de Pâque, il s’était rendu de nouveau à Jérusalem où il avait déployé son autorité de Messie en purifiant le temple. Il avait accordé ensuite au sénateur Nicodème l’occasion de s’instruire des secrets de la nouvelle naissance. Puis il paraît avoir très vite cherché la solitude de la campagne de Judée. Cinq disciples l’accompagnaient. Une petite Église commençait à se former. Les futurs apôtres écoutaient le Maître, et répétaient ce qu’ils pouvaient de ses enseignements. Ils avaient même adopté, notre texte en fait foi, le rite du baptême. Ils s’y croyaient d’autant plus autorisés, que Jésus s’y était soumis. Ils avaient demeuré assez longtemps dans la compagnie de Jean pour savoir comment il fallait administrer l’eau lustrale, et par quelle préparation il convenait de faire passer les candidats. De là vint bientôt l’habitude de parler du baptême de Jésus. Ce n’était pas rigoureusement exact. Il ne baptisait pas lui-mêmep. Mais il avait connaissance de la pratique de ses disciples ; il ne s’y opposait pas. Nous pouvons admettre qu’il la surveillait et, de la sorte, la sanctionnait en une certaine mesure.

pJean 4.2.

Jean, de son côté, avait continué ses prédications et ses baptêmes. Rien, dans ses deux rencontres avec Jésus, ne lui avait donné à entendre que l’heure fût venue d’abandonner ce ministère. En fait, il n’y renonça qu’au moment où sa liberté lui fut ravie. Il est permis de supposer, toutefois, j’allais dire d’affirmer, que son étoile naguère encore si brillante, commençait à jeter moins de lueur. C’est naturel. Un autre astre s’était levé. Et ce n’était pas l’amour banal du changement qui amenait les auditeurs et les néophytes du côté du nouveau prophète. Le Précurseur ne cessait d’y pousser. Ce qu’il avait fait avec André, avec Jean, il l’avait certainement fait avec beaucoup d’autres. Il le faisait encore tous les jours. Il rompait de ses propres mains le cercle dont il avait été le centre. Faisons la part très large à l’exagération dans les plaintes que ses disciples proféreront en parlant de Jésus : « Tous vont à lui ! » Il n’en reste pas moins que le temps du grand concours était fini. S’il est permis de parler de mode en pareil sujet, la mode était de moins en moins d’aller entendre le Baptiste. Sa popularité baissait.

Cela dura pendant sept mois environ. Lorsque le Seigneur quitta la Judée et traversa la Samarie, comme saint Jean le raconte en son quatrième chapitre, on se trouvait à quatre mois le la moissonq ; donc à la fin de novembre, ou peut-être au commencement de décembre. La Pâque, à l’occasion de laquelle il était venu à Jérusalem, se célébrait en mars, en avril au plus tard. Nous arrivons bien entre ces deux époques à un minimum de sept mois.

qJean 4.35.

Quelle localité fut alors témoin du ministère de Jean-Baptiste ? L’Évangéliste nomme Enon près de Salim. Où chercherons-nous cet emplacement ? Les auteurs anciens, reproduisant les données d’Eusèbe et de Jérôme, placent Enon à huit mille pas de Beitsan, ou Scythopolis, c’est-à-dire en pleine Samarie. Le voyageur américain Robinson croit pouvoir préciser plus encore, et placer Enon très près de Naplouse, l’ancienne Sichem. D’autres commentateurs remontent même plus au nord, et cherchent les noms conservés par Jean, Enon et Salim, sur la frontière entre la Galilée et la Samarie, dans la juridiction de cet Hérode-Antipas qui devait bientôt faire arrêter le prophète.

Beaucoup d’objections ont été soulevées contre ces conclusions. On n’admet pas volontiers que le Précurseur ait exercé un ministère en Samarie. Les Juifs, dit-on, y étaient trop mal reçus, et c’eût été de gaieté de cœur heurter les préjugés les plus enracinés. C’est possible. Nous rappellerons cependant que Jean n’était pas au nombre des timides, que son appellation de « race de vipères » devait heurter bien d’autres préjugés, et que Jésus, lui, n’a pas hésité à traverser la Samarie, pour y prêcher le culte en esprit et en vérité. Si l’on veut, avec quelques savants, faire de Enon et de Salim le dédoublement du nom propre En-Rimmonr qu’il faut chercher sur la frontière tout à fait méridionale de Juda, on aboutit à rapprocher beaucoup l’un de l’autre les deux cercles d’activité de Jésus et de Jean. Ce n’est pas impossible qu’il en ait été ainsi. Est-ce bien probable ? La concurrence aurait paru cherchée ; les conflits auraient été facilités. Je doute un peu que Notre-Seigneur ait établi ses disciples et son travail si près de ceux du Baptiste. D’autre part, je me demande s’il n’y avait pas une place toute marquée pour le Précurseur en Samarie, aussi bien qu’en Judée. Les foules, qui nous ont d’ailleurs paru diminuer, pouvaient encore se rendre à lui si Enon était près de la frontière. Et qui nous dit que ces dernières ouailles n’aient pas été composées de Samaritainss ?

r – D’après le rapprochement des passages Josué 19.7 ; 15.32 ; 1 Chroniques 4.32 ; Néhémie 11.29.

s – M. Godet adopte la combinaison qui place Enon et Salim vers la frontière méridionale de la tribu de Juda. Commentaire sur Saint-Jean, 2me édition, II, p. 300.)

Après cela, reconnaissons que cette discussion n’a point une importance capitale. Deux faits restent certains ; notons-les avant de passer plus avant. En premier lieu, il y eut une période de quelques mois durant laquelle le Messie et le Précurseur exercèrent leur ministère parallèlement. Ensuite, saint Jean est le seul évangéliste qui place cette activité des deux prédicateurs dans son cadre historique parfaitement exact. Suivant les Synoptiques, on pourrait admettre que Jésus n’est remonté de Judée en Galilée qu’une fois, et après l’emprisonnement du Baptiste. Le quatrième Évangile distingue nettement deux retours. Le premier, après l’appel des cinq disciples. Le second, à travers la Samarie, au moment où l’on pouvait craindre une dispute entre les disciples des deux maîtres. C’est cette dispute, et surtout la manière dont elle fut calmée, que nous avons à raconter maintenant.

Elle paraît avoir eu pour origine la discussion entre un Juif inconnut et les adhérents de Jean. Le sujet, dit le texte, était la purification, c’est-à-dire le baptême. Le Juif était-il adversaire, d’une manière générale, de ce rite ? Se plaignait-il seulement de la façon dont Jean l’administrait, et en proposait-il une modification ? Nous n’en savons rien. Il est permis de supposer qu’il ne parlait pas en son nom seulement, mais qu’il représentait un certain parti. Surtout, il voulait préconiser le baptême dit de Jésus, aux dépens de celui qui portait le nom de Jean. Or, si la comparaison a pu déjà sembler audacieuse aux partisans du Précurseur, un essai, même modéré, de le rabaisser lui et sa doctrine, c’était plus qu’ils n’en pouvaient supporter. Séparés un instant de leur maître, ils accourent auprès de lui, très échauffés, très indignés, un peu comme Josué qui trouvait fort grave la tentative d’Eldad et de Médad de prophétiser, sans avoir reçu de Moïse une investiture dans les formes. Ce qui nous permet de les peindre ainsi, ce sont leurs propres paroles. L’Évangéliste nous les rapporte fidèlement, et il faut bien avouer que leur accent est celui d’un cœur aigri qui voudrait communiquer à un autre sa mauvaise humeur. « Rabbi, disent-ils, celui qui était avec toi au delà du Jourdain… voici, il baptise et tous vont à lui. » Vous entendez : « Celui qui. » Pas même le nom propre ; un simple pronom. Ce n’est pas seulement du dédain ; c’est un peu de colère sourde ; une rancune qui ne demande qu’à éclater…. Car enfin, il te devait beaucoup, celui qui était naguère avec toi, au delà du Jourdain. Tu lui as rendu un superbe témoignage. Sans toi, il n’aurait peut-être à cette heure pas un seul disciple. Eh bien ! tout ce qu’il sait faire pour te marquer sa reconnaissance, c’est de t’enlever des néophytes. Il s’est mis à baptiser ; tout le monde accourt vers lui…. C’est une ingratitude inconcevable. Couper ainsi l’herbe sous les pieds de quelqu’un qui s’est presque sacrifié pour vous ! Avise au plus tôt, maître. Cela ne peut pas durer ainsi.

t – La plupart des manuscrits lisent en effet : Un Juif. De fortes raisons, toutefois, permettraient d’adopter une leçon très ancienne qui donne le substantif au pluriel : « Il survint une dispute avec des Juifs. » Psychologiquement, c’est plus probable.

Ces paroles sont bien calculées pour éveiller la jalousie. Elles indiquent assez que la foule commence à déserter le Précurseur. Prenez donc un cœur d’homme ordinaire. Je ne dis pas du tout celui d’un méchant homme. Non ; le vôtre. Examinez-le bien ; impartialement après une communication pareille, et voyez s’il ne montre pas une légère blessure. Peut-être une blessure profonde ; car la jalousie, hélas ! nous est naturelle, et même entre chrétiens on la rencontre quelquefois.

Pas toujours, Dieu merci ! Il me souvient d’un cher et vénéré collègue dont la piété avait brillé modestement, mais fidèlement, à travers un pastorat de plus de trente ans. Respecté de tous pour ses mérites personnels, il n’était pas suivi par les auditoires qui veulent avant tout l’éloquence. Un jour, fatigué à la suite d’une maladie, il pria un jeune frère de prêcher pour lui. Ce dernier n’avait ni l’expérience ni l’autorité de son aîné. Mais il avait l’oreille de la foule. On venait l’entendre. Au dimanche, convenu, le vieux pasteur entre dans la sacristie quelques instants avant le culte. Serrant la main de son remplaçant : Savez-vous ? lui dit-il : L’église est toute pleine. C’est moi qui suis content ! – Eh bien, ce jour-là, le meilleur sermon ne fut pas celui que le jeune pasteur prêcha. Ce fut celui qu’il entendit. Il était tout entier dans ce : C’est moi qui suis content !

Jean-Baptiste était de la même famille. On a pensé le rendre jaloux ? Il n’y comprend rien, mais rien du tout. On croyait lui faire de la peine ? Il est enchanté. On parle de son influence qui baisse, de son pastorat qui pâlit ?… Allons donc ! Mais c’est tout le contraire. Ce qui se passe, c’est précisément ce que j’ai voulu, ce que j’ai cherché. Vous ne pouvez pas me faire un plus grand plaisir qu’en me donnant cette preuve du succès de mon ministère. Comment ? Jésus prêche ? Jésus baptise ? Jésus a du succès ? Tous vont à lui ? Quel bonheur ! C’est cela qu’il fallait. C’est pour cela que je suis venu. Que ma voix maintenant se taise ; quand Dieu voudra. Elle n’a pas retenti en vain. On a compris mes appels et suivi mes conseils… Tous vont à lui ! Si seulement c’était bien vrai !

Dégageons quatre affirmations principales dans la réponse que Jean fait à ses disciples. Elles nous aideront à comprendre la noblesse de son caractère.

C’est d’abord une déclaration de principes, une sorte de sentence générale. « Un homme ne peut recevoir que ce qui lui a été donné du ciel. » Du ciel, vous entendez bien ; non pas du monde, ni de la terre. Car Jean est de l’avis de Jacques. Il dirait volontiers comme lui que « toute grâce excellente et tout don parfait descendent d’en haut, du Père des lumièresu. » Or il n’entend parler, dans le cas actuel, que de grâces excellentes ; se sont les seules qu’il ait vues à l’œuvre dans la mission de Jésus-Christ. La position, les talents et les succès au service de Dieu, tout cela est donné – ou refusé – par le « Père des lumières. » Si quelqu’un réussit dans cette tâche ardue et belle qui consiste à réveiller les consciences, ce ne sera jamais à lui-même qu’il devra sa réussite, mais à Dieu seulement. Si donc Jésus trouve cet accueil, excite cet empressement dont vous me faites une peinture jalouse… c’est un don qu’il a reçu de Dieu. M’élever contre lui, ce serait m’élever contre Dieu. Vous voulez que je le rappelle à l’ordre ? Eh ! ce serait blâmer l’ordre de Dieu. Je n’ai aucun droit à la place que Jésus occupe à présent, et je n’en suis nullement anxieux. Je reste à la mienne. Elle aussi je l’ai reçue du Père. Si je suis une voix, c’est qu’il m’a donné de quoi parler. Si j’ai pu dire de l’Agneau de Dieu : Le voici ! c’est qu’il a commencé par me le montrer. Me plaindre ce serait accuser l’Éternel de s’être trompé. J’ai autre chose à faire ; je remercie…

uJacques 1.17.

Oh ! mes amis, combien ils sont aveugles ceux qui jouent les mal partagés et se plaignent que le Père céleste n’a pas bien réparti ses dons ! Honteux du poste où ils ont été mis, impatients d’entrer dans un autre, ils témoignent seulement par là qu’ils ne connaissent à peu près rien ni de leur propre cœur ni de l’œuvre qui leur est donnée à faire. Vous attendez le « Mon ami monte plus haut ! » qui fera éclater enfin vos mérites méconnus. Vous attendrez longtemps. Peut-être que vous attendrez toujours. Car ce n’est point les mécontents ni les jaloux que le Maître du festin vient prendre par la main, pour les faire asseoir à la table d’honneur. Voyez-vous, nul homme ne peut recevoir que ce qui lui a été donné du ciel. S’il essaie de prendre autre chose, c’est une usurpation. Il faudra bientôt rendre les comptes, et perdre ce qu’on n’avait point reçu.

Jean répond, en second lieu, par un renvoi très ferme et très juste à des paroles qu’il avait déjà prononcées. On aurait pu ne pas les oublier si vite. Comment ? Vous avez l’air tout éperdu de ce qui se passe. Rappelez plutôt vos souvenirs. Vous ai-je jamais annoncé autre chose ? Vous ai-je dit ou seulement laissé entendre que je fusse le Christ ? Non ; n’est-ce pas ? Dès lors, une fois le Christ paru, à qui appartient le premier rang ? Au Christ, assurément. Et vous voudriez, par votre zèle intempestif et sot, me faire renverser les rôles ? Amis maladroits ! Ne sentez-vous donc pas que vous m’amèneriez de la sorte à démentir toute ma carrière ? Quand un messager royal a couru quelque temps devant le monarque, il ne s’efforce pas, ensuite, de réclamer pour lui-même les hommages du peuple. Voilà pourtant le jeu insensé que vous voudriez me faire jouer. Si vous n’avez que cela à me dire, taisez-vous !

La troisième parole du Précurseur est pleine tout ensemble de profondeur et de charme. C’est une comparaison gracieuse, qui n’est pas pour cela moins instructive. Il la tire d’usages très connus de ses disciples et de tous les Juifs de son temps. « Celui qui a l’épouse, c’est l’époux. Mais l’ami de noce, qui se tient là et qui entend sa voix, éprouve une grande joie à entendre cette voix. C’est là ma joie ; elle est complète. »

L’ami de noce, chez les Hébreux, remplissait des fonctions tout autrement importantes que chez nous. Il avait des devoirs très précis. Apporter quelques cadeaux, prononcer un toast ou débiter des vers, on n’en demande guère plus à l’ami de noce d’aujourd’hui. Celui que l’époux s’était choisi, dans les tribus d’Israël, avait une tâche plus intéressante. C’était lui qui demandait la main de la fiancée. Si la recherche était agréée, c’était lui encore qui servait d’intermédiaire entre les deux jeunes gens, jusqu’au jour de la cérémonie nuptiale. Et, pour cette cérémonie elle-même, c’était lui qui allait prendre l’épouse dans la demeure paternelle. Il l’amenait au domicile de l’époux ; puis il présidait au repas de noce, toujours à portée de la voix de son ami et prêt à répondre à ses moindres désirs. Il s’est tellement identifié avec lui, qu’il n’a plus d’autre joie, semble-t-il, que celle du mariv

v – Voy. Edersheim, Sketches of Jewish social life in the days of Christ, p. 133. Suivant le même auteur, l’ami de noce n’était pas relevé de toute fonction après le mariage. Il devait travailler à maintenir le bon accord entre le mari et sa femme, et surtout défendre en toute rencontre la réputation de l’épousée.
Était-ce peut-être à ces obligations de l’ami de noce que Paul pensait, lorsqu’il écrivait aux Corinthiens : « Je vous ai fiancés comme une vierge chaste à un mari ? » 2 Corinthiens 11.2 ?

Voilà l’image que Jean-Baptiste emploie pour faire comprendre ses rapports avec Jésus. La trouvez-vous assez belle ? Elle n’est pas moins exacte pour cela. Nourri des souvenirs de l’Ancien Testament, Jean se rappelle fort bien les fréquentes occasions où les prophètes comparent les rapports de l’Éternel avec son peuple à ceux d’un époux avec son épouse. Ces mêmes rapports viennent de se former entre Jésus-Christ et la communauté, encore minime, qui constitue son Église. Mais la comparaison s’est enrichie. Les prophètes ne parlaient pas de l’ami de noce. Jean peut en parler, lui, parce qu’il sait qu’il en a rempli les fonctions. Qu’étaient-ils, ces premiers disciples qu’il a conduits au Christ ? N’étaient-ils pas comme la fiancée timide qui avait à faire la connaissance de son époux ? N’est-ce pas lui qui les a pris par la main, pour les faire sortir de la maison paternelle, qui était la sienne, et pour les amener dans une autre demeure, dont il n’était que le serviteur ?… Oui, c’est lui, en vérité. Il a servi d’intermédiaire entre ceux qui sont désormais unis pour la vie. Et maintenant qu’il entend la voix de l’époux, sa joie est entière. Qu’on ne vienne pas la lui gâter par des rapports aigres-doux.

Vous vous demandez, probablement, comment Jean peut entendre cette voix ? Le Christ et lui sont séparés et par le temps et par la distance ; il ne semble pas possible que la voix de l’un parvienne jusqu’à l’autre. Mais est-il bien invraisemblable que ses anciens disciples soient, une fois au moins, revenus jusque vers lui ? C’est plutôt le contraire qui nous surprendrait. A défaut d’autres mobiles, la reconnaissance toute seule aurait suffi pour ramener Jean, Simon, André, les autres aussi, auprès de leur ancien maître. Que d’actions de grâces à lui rendre pour les avoir si bien adressés ! Après tout, à qui doivent-ils d’être à présent si heureux et si instruits ? A Jean-Baptiste, très certainement. Nous n’aimons pas à nous les représenter ingrats. Ils ont dû revenir. Et que de choses alors ils ont eu à raconter ? Que de paroles, toutes fraîches dans leur mémoire, ils auront répétées ! Ont-ils reproduit quelques traits de l’entretien de Jésus avec Nicodèmew ? Peut-être. Ils ont alors rappelé la mystérieuse comparaison du Fils de l’Homme avec le serpent d’airain élevé dans le désert. Ils ont dit, surtout, que l’envoi de ce Fils au monde est une preuve de l’immense amour de Dieu pour les âmes qui se perdaient. Et alors le cœur du Baptiste aura tressailli. Alors il aura cru entendre, comme s’il était à ses côtés, la voix triomphante de l’époux. Plus que jamais, il se sera senti assuré que ce fiancé céleste est bien l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde. Ma joie est accomplie, dit-il. Joie de Précurseur, sans doute. Celle du Christ et des chrétiens ne pourra l’être que plus tardx.

w – Ainsi s’expliqueraient, comme l’observe M. Godet, les nombreuses ressemblances qu’on peut constater entre les paroles de Jésus à Nicodème et la réponse de Jean à ses disciples.

x – Comparez Jean 14.11 ; 16.24.

Enfin – c’est le quatrième trait à relever dans sa réponse – Jean prononce une devise qui, dès longtemps, était devenue la sienne. On avait pu la lire dans sa conduite bien avant qu’il l’eût exprimée. « Il faut qu’il croisse et que je diminue. » C’est le secret de son abaissement. C’est aussi celui de sa gloire. « Il faut, » dit-il. Cela n’est pas seulement avantageux. C’est une nécessité. Une volonté en Dieu ; pour moi un devoir… Il faut. Et prenez garde à ne pas renverser l’ordre des termes. Jean ne dit pas : Il faut que je diminue et qu’il croisse. Comme si Jésus devait attendre, pour devenir grand, que le Précurseur eût consenti à devenir petit. Non ; c’est l’inverse exactement. Pour diminuer sans périr, il n’y a, il n’y aura jamais qu’un moyen : livrer à Jésus toute la place.

Eh ! qu’ils sont nombreux encore, les braves gens qui se donnent toutes les peines du monde pour se faire petits, et qui n’aboutissent qu’à se mettre plus en vue ! Ils en sont fort chagrins, lorsqu’ils découvrent ce qui en est. Mais c’est leur faute. Il fallait s’y prendre autrement et ne pas commencer par la fin. Voulez-vous, mes amis, déclarer loyalement la guerre à votre moi ? Ouvrez à deux battants à Jésus-Christ les portes de votre vie. Qu’il y entre ; qu’il y règne ! Vous verrez alors comme vous diminuerez ! Votre volonté cessera d’être impérieuse ; vos jugements ne seront plus hautains ; vous vous trouverez petits, extraordinairement petits. C’est alors aussi que vous deviendrez grands, aux yeux de Celui qui sonde les cœurs et les reins. Jean disait : Il faut ! La même règle subsiste pour vous. Si vous voulez être quelque chose, au lieu de vous laisser pousser dans tous les sens par les vents changeants de l’opinion, il faut que Jésus croisse en vous. Et il faut aussi – cette mission est à la portée de tous – que vous travailliez à la croissance de son Église. Regardez bien. N’y a-t-il pas quelque Jean qui voudrait remplir auprès de vous les fonctions d’ami de noce ? Ne résistez pas. Laissez sa main saisir la vôtre, et ne la déposer que dans celle du Fils de l’homme.

Une question de critique se pose maintenant. On se demande si les paroles qui suivent, du verset 31 au verset 36 de notre chapitre, ont encore été prononcées par Jean-Baptiste. Ou bien ne seraient-elles que des réflexions faites par l’évangéliste sur les déclarations du Précurseur ?

Sans entrer dans une discussion qui n’aurait pas sa place ici, je crois pouvoir admettre que les propres paroles du Précurseur continuent jusqu’à la fin du chapitre. Il ne sera dès lors pas étranger à notre sujet de les étudier. Elles nous présentent un intérêt très particulier : celui qui s’attache aux adieux d’un grand homme. Jean-Baptiste, il est vrai, n’est pas encore un mourant. Toutefois, il va disparaître de la scène animée où il a vécu jusqu’ici. Sa mission apparente arrive à son terme. Sa voix va s’éteindre. Mais il est arrivé, par suite de son abnégation, à une telle hauteur, que nous ne saurions écouter trop pieusement la leçon qu’il nous adresse. C’est le commentaire de la devise : Il faut qu’il croisse et que je diminue.

Une opposition tranchée entre deux personnages ouvre ce solennel enseignement. D’un côté celui qui vient d’en haut ; de l’autre celui qui est de la terre. Quel contraste, n’est-ce pas ? avec la comparaison employée tout à l’heure. C’était alors l’époux et l’ami de noce. C’est maintenant un être céleste et un être terrestre. La différence entre eux serait-elle donc aussi profonde ?

Oui vraiment, pour qui remonte aux origines. Et il faut admirer la profondeur que le regard du Baptiste avait acquise, soit dans ses entretiens avec le Christ, soit dans ses méditations solitaires. Très vite il a compris que le Messie descendait du ciel. Dès qu’il a commencé à parler de lui, c’est le témoignage qu’il a rendu. Il n’a jamais varié. Venu d’En-haut, Jésus ne se contente pas d’être au-dessus de tous. Il se met en relation avec les hommes. Il raconte ce qu’il a vu et entendu dans les demeures célestes. Possesseur souverain de la vie, il veut la communiquer. Même pendant qu’il vit ici-bas, il ne cesse pas d’habiter là-haut. C’est lui qui rétablit le lien brisé entre le créateur et sa créature intelligente.

Jusqu’ici pas de difficulté, au moins pour quiconque est familier quelque peu avec l’Évangile. Le second terme de la comparaison nous étonne davantage. Comment Jean peut-il se désigner comme étant de la terre ? Il a beau dire que son devoir est de diminuer ; n’est-ce pas se rabaisser plus que de raison ? Car enfin, il faut être vrai ; et il semble qu’en se décrivant de la sorte il ait outrepassé les bornes de la vérité. Non, pourtant. Un examen impartial nous rassure ; Jean n’a rien exagéré. Il est de la terre par ses origines. Le ciel n’est pas son point de départ ; ce sera son lieu d’arrivée. Il a été élevé dans la maison d’un prêtre, et par les soins d’une mère croyante ; mais il ne descend pas d’auprès du trône de l’Éternel. Certes, il peut parler du ciel, il en parle souvent. Mais comment ? Comme un homme qui est de la terre… Un voyageur qui n’a jamais quitté la vallée peut, s’il est doué d’une vue perçante, parler avec quelque exactitude de ce qui se passe sur la montagne. Il le pourra mieux encore s’il a reçu d’un autre voyageur, descendu des hauteurs, quelques renseignements précis. Mais combien sa parole sera plus vivante, sa description plus animée et plus fidèle, si, venu pour un temps dans la plaine, il s’apprête à remonter sur les sommets. Jean-Baptiste est l’habitant de la vallée. Ce qu’il dit est exact, mais ne peut pas être complet. Jésus vient de la montagne. Il décrit ce qu’il a vu, son pays, sa maison qui est celle de son Père.

Qu’ont produit ses récits ? C’est encore ce que Jean vont raconter. Il a besoin de se rendre compte à lui-même de la situation présente, et de l’exposer très nettement à ses élèves. Eh bien ! Les résultats sont différents de ceux qu’on aurait attendus. On avait droit de compter sur un grand concours de peuple autour du Révélateur des choses divines. Il n’en a rien été. « Il rend témoignage de ce qu’il a vu et entendu, et personne ne reçoit son témoignage ! »

Comment ? Est-ce que Jean n’exagère pas, et beaucoup ? Oui ; à peu près autant que ses disciples quand ils lui disaient, il y a un instant : Tous vont à lui !… Ah ! que vous vous trompiez, mes pauvres amis, avec votre tous. J’ai mieux vu que vous. Quand un tel maître était là, quand il prenait la peine d’enseigner, de baptiser, de raconter ce qu’il sait, le cercle qui s’est formé autour de lui n’est qu’un infiniment petit. Vous dites : Tous vont à lui ! Moi je dis : Personne ! Exagération pour exagération, la mienne est plus près de la vérité que la vôtre. Vous avez cédé, vous, à celle de l’envie. Moi j’obéis à celle de l’amour.

Jean, au surplus, prend soin de se corriger immédiatement lui-même. « Personne ne reçoit son témoignage. Celui qui l’a reçu certifie que Dieu est vrai. » Donc, il y en bien quelques-uns qui l’ont reçu. Et qui ? Mais Jean, tout d’abord. Évitant toujours de se mettre en avant et de se nommer, il ne veut pourtant pas laisser croire qu’il ait repoussé, lui, les leçons de Jésus-Christ. C’est cela qui ne serait pas vrai. Peut-être avant Marie de Nazareth, Jean a pénétré dans quelques-uns des secrets du Fils de Dieu. Quelques autres cœurs ont été touchés comme le sien. En tout premier lieu, les disciples qu’il s’est hâté d’envoyer à Celui qui venait du ciel. Et puis d’autres encore, qu’il ne connaît pas. Ils ne seront révélés qu’au dernier jour. Tous ceux-là ont exercé aussi un important ministère ; car en recevant le témoignage du Christ, ils ont, du même coup, certifié que Dieu est vrai.

Quel honneur ! Dieu, certes, peut se passer de l’homme pour être reconnu comme la vérité. Mais, s’il n’a pas besoin de notre foi, il consent à l’employer. Sa vérité se prouve comme justice et comme châtiment à celui qui la repousse. Elle se démontre comme grâce et miséricorde à qui l’accepte humblement. Et celui qui la reçoit de la sorte devient aussitôt ouvrier avec Dieu. Il prouve, il « scelle, » – pour employer le mot original – que Dieu est vrai. Telle a été jusqu’ici la gloire inattaquable de Jean-Baptiste.

Pour finir, il se hâte encore de détourner de sa personne les pensées de ses disciples. Il ne les veut concentrer que sur le Seigneur. Je ne sais pas de modèle plus parfait de prédication. Ce n’est pas à Jean qu’on aurait le droit d’adresser le reproche d’un vieux pasteur à un jeune suffragant qui venait de prêcher pour lui : – « Un beau sermon, mon ami ; un beau sermon ! Et aussi un pauvre sermon. Il y manquait l’essentiel. – Comment donc ? – Mais certainement. Il ne menait pas à Jésus-Christ ! » – Jean, lui, mène toujours à Jésus. Toute son éloquence à ce but unique ; toutes ses démonstrations aboutissent à ce terme. Et pour donner à son appel quelque chose de plus tendre en même temps que de plus pressant, pour la première fois il nomme le Christ du nom de Fils – ce même nom qu’il avait entendu lors du baptême, « Le Père aime le Fils, dit-il, et il a tout donné entre ses mains. » Vous avez bien compris. Entre ses mains. Pas entre les miennes. Ne revenez donc pas à vos ridicules tentatives de me rendre jaloux. J’ai reçu le Saint-Esprit, moi aussi ; Dieu en soit loué ! Mais par mesure seulement. Jésus l’a sans mesure et peut, à son tour, le communiquer à qui il veut. Allez à lui !

Tout converge donc vers un choix à faire. D’un côté la foi, de l’autre l’incrédulité. Pour les croyants la vie éternelle ; pour les incrédules la colère de Dieu.

Est-ce juste, direz-vous ? Car enfin il ne dépend pas de nous de croire. Nous ne demanderions pas mieux. Mais nous ne pouvons pas. Pour nous c’est absolue impossibilité.

Eh bien ! à vous qui disiez : Est-ce juste ? je demande la liberté de répondre : Est-ce vrai ? Que vous ne puissiez pas tous arriver à des notions théologiques précises sur la personne de Jésus-Christ, j’en tombe d’accord. Aussi n’est-ce point le but qui vous est proposé, et la colère de Dieu n’attend point ceux qui n’auront pas réussi à devenir de profonds théologiens. La foi est quelque chose de beaucoup plus simple ; c’est une obéissance.

Savez-vous ce qui m’étonne bien souvent, et m’effraye ? C’est l’inconcevable facilité avec laquelle vous croyez les histoires les plus renversantes. Pourquoi ? Parce qu’un ami vous les a racontées ; parce que vous les avez lues dans votre journal. Est-ce que ce journal, que je suppose excellent, a l’autorité de la Bible ? Est-ce que votre ami, le meilleur des amis, vous a donné autant de preuves de la valeur de son témoignage que les prophètes et les apôtres ?

Permettez que j’insiste. Ce qui vous arrête devant la foi, c’est moins sa nature théorique que ses conséquences pratiques et obligatoires. C’est l’obéissance, j’en reviens à ce mot. Oh ! donner à telle doctrine une adhésion qui ne vous engagerait à rien, vous y consentiriez aisément. L’accepter pour lui obéir, voilà qui vous coûte. Et vous êtes en même temps assez loyal pour convenir que c’est le seul résultat logique de la vraie foi. Affaire de volonté, donc, beaucoup plus que d’intelligence. Jésus le dira aux pharisiens : « Vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la viey. »

yJean 5.40.

Si je la comprends bien, c’est là toute la prédication du Baptiste. C’en est le nerf, au moins, et c’en est le résumé. Pour ne pas l’affaiblir, il la termine par ce dilemme : ou la vie éternelle, ou la colère de Dieu.

Nous n’aimons pas qu’on nous en parle, de cette colère. Nous tâchons, sans parvenir à nous convaincre, de nous dire qu’il ne faut pas prendre à la lettre une telle expression. Image orientale ! Hyperbole poétique, répètent les endormeurs de conscience. Non, mes amis : Réalité. Il y a une colère de Dieu. Non seulement dans l’ancienne alliance, où Moïse s’écriait : « Nous sommes consumés par sa colère, et sa fureur nous épouvantez. » Mais aussi dans la nouvelle, où l’auteur de l’épître aux Hébreux nous avertit que notre Dieu « est un feu dévoranta. » Fermer les yeux pour ne pas lire ces passages, cela n’empêchera pas qu’ils ne soient écrits.

zPsaumes 90.7 – Comparez Ésaïe 5.25 ; 50.10 ; 63.3, etc.

aHébreux 12.29.

Qu’il vaut mieux, au contraire, écouter et voir ; nous placer dans le vrai ; songer à cette colère avant qu’elle nous ait frappés ; demander à Jean-Baptiste les moyens de la fuir ; nous réfugier dans les bras du Christ afin qu’il nous introduise dans la vie éternelle !

Certes, elles sont d’un sérieux presque inouï ces dernières paroles d’un ami de noce. Comme elles diffèrent des chants et des discours plaisants qui sortent d’habitude d’une telle bouche. Mais cet ami exerce jusqu’au bout ses fonctions ; sa fidélité ne bronche pas un instant. Il est chargé, dans une certaine mesure, de la réputation de l’épouse. Elle est là, auprès de lui, en la personne de ces disciples qui voudraient jeter un voile sur la conduite de l’époux. Redresser leur erreur ; faire de nouveau briller du plus pur éclat la figure qu’ils avaient essayé de ternir ; employer les forces qui lui restent à redresser jusque chez les premiers convertis les chemins tortueux, voilà l’œuvre de Jean. Savez-vous rien de plus grand parmi les fils des hommes ?

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