Étude sur Jean-Baptiste

En prison

Marc 6.19-20

Mon pied allait fléchir ; mes pas étaient sur le point de glisser…
Quand j’ai réfléchi là-dessus pour m’éclairer, la difficulté fut grande à mes yeux.

(Psaumes 73.2, 16)

L’arrestation de Jean-Baptiste était évidemment une victoire pour Hérodias. Elle était une défaite pour Hérode. Il avait en main le pouvoir ; il l’avait laissé tomber.

Antipas, toutefois, demeure encore le maître. Une première faiblesse n’est pas toujours fatale. Il se peut que, mieux éclairé, mieux affermi surtout, ce prince enlève à son épouse la proie qu’elle convoite. Un mot de lui, et le prophète est libre. Ce mot, le dira-t-il ?

Ce ne sera pas facile, car il est prisonnier lui-même ; et, sans vouloir l’avouer à personne, il le sent probablement très bien. Prisonnier de ses sens et de ses passions. Ce cachot-là n’est ni souterrain ni infect ; du moins pas extérieurement. Mais une fois qu’on y est entré, il est infiniment difficile d’en sortir. Que les portes de la prison s’ouvrent à Jean-Baptiste, et qu’il soit libre – rien de mieux. Mais il faudra, en même temps, que les portes du palais s’ouvrent devant Hérodias et se referment derrière elle. Son époux est bien assez intelligent pour le comprendre. C’est là ce qui cause toutes ses hésitations, et ce qui finira par faire de lui un meurtrier.

Car il n’y a rien au monde, répétons-le, de plus dangereux qu’un caractère faible. Un cœur franchement méchant est moins redoutable. Avec lui, du moins, on sait en face de qui et de quoi l’on se trouve. Et puis il y a espoir de conversion. Avec une âme molle et flasque, jamais, ou presque jamais. Elle fera le mal avec beaucoup de regrets ; mais elle le fera. Elle pleurera aujourd’hui sur ses méfaits d’hier ; et ses larmes la prépareront aux forfaits de demain. Hérode en est là. Malgré la haine qu’il a lue dans le cœur d’Hérodias, il ne veut pas tuer Jean. Oh ! non. Quelle horreur ! Il ne commettra pas ce péché. Et il en continuera un autre ; il gardera la femme de son frère. Quand il se sera bien habitué au libertinage, il ne lui sera plus trop dur de passer à l’assassinat. On fait des progrès dans le crime. Ou, comme s’exprime l’Écriture : « Un flot appelle un autre flotd »

dPsaumes 42.8.

Trois craintes, qui auraient pu sauver Hérode, allaient le perdre peu à peu, tout en préparant le martyre du prisonnier. Crainte du peuple ; crainte du prophète ; crainte de Dieu. Examinons rapidement ce réseau, dans lequel il devait finir par étouffer.

Crainte du peuple. Nous n’avons pas à la supposer. Elle nous est clairement indiquée par saint Matthieu : « Hérode voulait faire mourir Jean ; mais il craignait le peuplee. » Il y avait de quoi. Le roi n’était pas si aveuglé que d’ignorer l’influence énorme exercée par le Précurseur sur ses contemporains. Si elle avait baissé quelque peu depuis le ministère du Christ, elle n’était pas éteinte pour cela. On pouvait croire qu’elle reprendrait toute son intensité, dès qu’on saurait la vie de cet homme menacée. Un soulèvement éclaterait aussitôt ; c’était presque certain. Eh ! que la foule eût la fantaisie d’assiéger Machéronte ; qu’elle vînt crier sous les fenêtres du donjon : Que ferons-nous ? Que ferons-nous ?… Que le prisonnier répondît : Délivrez-moi !… Qui pouvait répondre des suites ? Ces masses, possédées par une seule idée, sont irrésistibles. La majesté fort modeste d’Antipas n’y pourrait rien du tout. Les Romains, qui n’avaient pour lui qu’une affection très froide, ne feraient probablement pas grand chose pour le tirer de ce mauvais pas. C’était grave.

eMatthieu 14.5.

L’essentiel, pour le moment, c’est de ne pas prendre de décision. Attendons. Une circonstance fortuite se produira peut-être. Le hasard a de ces coups tellement imprévus ! Gardons-nous surtout de tuer, parce-qu’alors c’est irrévocable. Tant que l’homme reste en prison, on peut au moins leurrer le peuple de belles promesses, lui prouver que son prophète bien-aimé n’est pas mort, et s’engager à le lui rendre bientôt.

Crainte de Jean, ensuite. Celle-là, nous la trouvons indiquée dans Marc : « Hérodias désirait faire mettre Jean à mort ; mais elle ne pouvait y parvenir, parce qu’Hérode craignait Jeanf » Il y avait bien de quoi, certes. Il avait parlé avec une telle audace, avec un si étonnant mépris des convenances de cour, qu’on pouvait tout attendre d’un pareil censeur, même jeté dans les fers. D’ailleurs, il n’était pas seulement hardi. Il était aussi « juste et saint. » C’est encore une observation de saint Marc. Or, connaissez-vous quelque chose de plus redoutable que le voisinage d’un tel homme pour un personnage injuste et souillé ? Comment ? Même les serviteurs de Dieu ont tremblé en présence des anges, ou des prophètes de l’Éternel, et un Antipas serait rassuré ! Il me semble au contraire que peu de frayeurs ont dû être comparables à la sienne. Peur d’être juste, et peur de ne l’être pas. Peur d’obéir à l’entraînement de sa conscience et peur aussi d’y résister. Peur qu’un jour, cédant au prophète, il n’en vînt à renvoyer Hérodias. Car alors, que deviendrait-il ? Peur partout. Agir et ne rien faire sont également périlleux.

fMarc 6.20.

Crainte de Dieu, enfin. Cela vous surprend ? Réfléchissez cependant, S’il y a une crainte de Dieu qui amène au salut, il y en a une autre, hélas ! qui en éloigne. C’est celle des démons. Leur foi en l’existence de Dieu les amène à trembler. Hérode aussi croit, mais à la façon des démons ; et il tremble comme eux ! Sa crainte ne l’a pas empêché de violer le septième commandement, en attendant que ce soit le tour du sixième. Et, se sentant criminel, malgré lui il continue à craindre son juge. Il aperçoit vaguement, à l’horizon de son royaume, un nuage qui se forme et qui lui apporte la tempête. Il sent que le châtiment est là. Il le redoute ; et il a trop peur pour l’éviter. Il n’ose pas mettre à mort le prisonnier, car il craint Dieu. Il n’ose pas renvoyer l’épouse adultère, car il a peur des hommes. Il n’ose rien, et il craint tout. Fantôme de monarque ; type de beaucoup de pécheurs.

En attendant, il ne lui déplaisait pas de s’entretenir avec son prophète. Cette personnalité tranchait d’une manière intéressante sur les courtisans ordinaires de Sa Majesté. Tous les rois, après tout, n’avaient pas à leur disposition un prédicateur de cette taille. Si les heures se faisaient longues, parfois, au château, on avait la ressource de faire monter l’homme du désert et de causer avec lui. Il ne parlait pas comme tout le monde. Il avait beaucoup de choses curieuses à narrer. Et puis, ce n’était pas ce perpétuel sourire, cette bonne humeur de commande et cette banalité plate, qui sont de règle dans l’entourage des grands. C’est si rare pour un prince, de rencontrer un interlocuteur qui garde son franc parler. Rien qu’à ce titre, il était agréable à Hérode d’avoir Jean-Baptiste à sa disposition.

De temps à autre, donc, un geôlier ouvrait le cachot et en faisait sortir le prisonnier. Jean revenait dans cette salle du trône qui avait entendu tout ensemble son triomphe et sa condamnation. Ou bien, pour n’être pas trop surveillé par Hérodias, le roi le faisait entrer dans son cabinet particulier. Il l’interrogeait. Il l’écoutait avec condescendance, même avec plaisir.

Il le mettait peut-être sur le chapitre des souvenirs. Il lui faisait raconter les longues années passées dans la solitude ; les débuts de sa prédication devenue si vite retentissante ; l’empressement extraordinaire de la foule ; le zèle de toutes les classes de la population à lui demander des conseils. Il fallait parler, surtout, de la première rencontre avec le Messie. Pour sceptique et blasé qu’il fût, Hérode ne pouvait pas être complètement insensible à de tels récits. Son père avait été troublé, quand il avait appris la naissance du roi des Juifs. Lui-même, il n’était pas sans inquiétude à propos de ce roi pacifique. Il y avait eu, disait-on, des signes très extraordinaires le jour où le Messie avait abordé le Baptiste. Tout cela valait bien quelques moments de causerie. Jean contait agréablement. Sa voix rude n’était pas pour ennuyer des oreilles lassées par les flatteries. Il y avait du piquant dans ses narrations. D’ailleurs, si elles devenaient pénibles, rien de plus simple que d’y mettre un terme. Un garde était appelé, et le prophète renvoyé à sa prison…

Plusieurs traductions du passage que nous étudions (dans Marc) disent qu’Hérode, tout en craignant Jean, agissait souvent d’après ses avis. Un ancien manuscrit grec donne cependant ici un autre verbe qui voudrait dire : Il était dans un grand embarras. De ces deux leçons, laquelle faut-il choisir ? J’avoue pencher pour la seconde. Hérode me paraît trop indécis et trop faible pour avoir fait beaucoup de choses d’après les avis de Jean. Hérodias, sans doute, ne le lui aurait pas permis, En revanche, il ne pouvait pas ne pas être inquiet, embarrassé. Comment, voyant clairement son devoir et ne voulant pas s’y soumettre, aurait-il pu être paisible ? L’embarras était assurément son pain quotidien. Il se nourrissait d’inquiétudes ; nourriture d’autant plus amère qu’il ne dépendait que de lui d’en avoir une autre.

Il lui fallait donc absolument se distraire. C’est pour cela qu’il faisait souvent venir auprès de lui le prédicateur du devoir et de la repentance. Peu à peu, il prenait l’habitude de jouer avec le prisonnier. Cela lui paraissait tout naturel. Sédécias aussi, un autre roi, un autre lâche, trouvait très simple d’appeler un autre prisonnier, Jérémie, de lui demander en secret une consultation, et puis de le renvoyer en prison, en ordonnant, du reste, qu’on ne le laissât point mourir de faimg… Et ainsi les semaines, les mois se passaient. On donnait au captif l’illusion de la liberté ; on faisait briller à ses yeux de beaux rayons de lumière… Et puis on le replongeait dans les ténèbres.

gJérémie 37.17-21.

Mais qu’attendait donc Antipas ? Qu’espérait-il à ce jeu barbare ?…. Eh ! que voulez-vous ? Il espérait que la résistance du Précurseur finirait par s’user. Le jugeant par lui-même, il se croyait assuré qu’un peu plus tôt ou un peu plus tard il en aurait assez du cachot, et accepterait un compromis. Hérode, alors, lui ferait le chemin facile. Il n’exigerait point une rétractation publique du fameux : Il ne t’est pas permis ! Non. Seulement une autorisation donnée en secret, et la promesse de garder le silence. Il est vraisemblable qu’Hérodias aurait voulu davantage. Mais il y aurait moyen de s’arranger aussi avec elle. De la sorte, point de violence, point de sang versé. Jean retourne au Jourdain. L’adultère royal devient un mariage autorisé. Tout est sauvé…. sauf la justice, la morale et la vérité.

Seulement, cela se prolongeait beaucoup. Jean-Baptiste ne cédait rien. Les causeries avec lui commençaient à se faire monotones. Il en revenait toujours et toujours à son Décalogue, absolument comme s’il n’avait rien autre à dire. Et pas la moindre apparence d’un changement de dispositions. Pas plus que n’en découvrit le gouverneur Félix, qui s’attendait à recevoir de saint Paul de l’argent, et qui, lui aussi, prenait quelque plaisir à causer avec ce captifh. Sédécias, Hérode, Félix, trois types honteux de la lâcheté couronnée ; trois représentants de ces cœurs qui savent, mais qui ne veulent pas ; qui peuvent mais qui n’agissent pas, et qui font souffrir l’innocent plutôt que d’accomplir un seul acte d’énergie. Leurs descendants, hélas ! sont nombreux. C’est par centaines qu’on peut compter les crimes qu’ils commettent et ceux qu’ils font commettre, et qui faisaient dire naguère au poète incrédule :

hActes 24.26.

Pourquoi donc, ô Maître suprême,
As-tu créé le mal si grand
Que la raison, la vertu même,
S’épouvantent en le voyant ?

Il n’y a peut-être, pour le moraliste chrétien, pas d’étude plus triste que celle de ces caractères dévoyés, qui ont l’amour tout ensemble de leur péché et des censeurs de leur péché. Ce besoin de vivre avec le mal et de s’entendre dire fréquemment, sévèrement, que c’est le mal, c’est un phénomène commun dans l’histoire de l’âme humaine. On sourit, non sans pitié, du berger calabrais qui s’en va confesser à son prêtre le mauvais coup qu’il s’apprête à commettre, et lui en demande par avance l’absolution. Est-ce le sourire, est-ce les larmes que doit provoquer la conduite analogue de tant de chrétiens ? Ils recherchent avec une préférence marquée les prédications les plus fidèles. Ils blâmeront, non sans vivacité, les pasteurs qui ne stigmatisent pas le vice et les mauvaises habitudes. Dimanche après dimanche ils retourneront en entendre de plus austères ; ils loueront leur ferme parole. Et semaine après semaine ils conserveront par devers eux le vice, l’habitude mauvaise, que l’orateur a si éloquemment flétris. Bergers calabrais, bien que vivant dans des salons, eux aussi demanderont à Dieu de leur pardonner un péché qu’ils ont commis hier et qu’ils s’apprêtent à continuer demain. Ce qu’il y a de pire, c’est qu’ils sont sincères ; au moins en partie. Sincères à la façon d’Hérode. Car Antipas a bien pu se persuader quelquefois qu’il méritait des éloges, pour ne pas avoir tué tout de suite son prisonnier.

En présence de ces faits, il faut se demander ce que devient l’autorité de la conscience, dont on mène si grand bruit aujourd’hui. Autorité, oui ; Dieu nous garde d’en douter. Souveraine ? Cela demande examen, et je serais tenté de dire non. Car enfin, la conscience s’oblitère par la pratique prolongée du péché. Elle parle. Haut d’abord. Et puis on la contraint à baisser le ton. On la réduit à se taire. Peu à peu ; lentement ; savamment. Elle se démène encore pendant un certain temps. On la laisse aller, mais pour user ses forces. On resserre le cercle autour d’elle. On la muselle. On capitonne cet appartement du cœur où sa voix devait retentir…. Écoutez ! Vous avez déjà de la peine à l’entendre. Aujourd’hui, c’est encore un murmure. Dans quelques jours, ce sera le silence. Qu’est-il donc arrivé ? La conscience est cautérisée. Et, je vous prie, quel service pouvez-vous attendre d’un muscle cautérisé ? Vous n’en recevrez non plus aucun d’une conscience dont vous vous êtes fait le maître.

Non, mes amis, non ! Cette autorité ne suffit pas. Il en faut une plus haute. Il faut le Dieu de la conscience ; la parole inflexible ; la sentence qui brûle et qui ne peut pas être brûlée. Il faut la justice et la vérité de Celui qui est la justice et la vérité. Or, ce maître-là, ce Roi suprême, n’est pas celui que la conscience a créé, et qu’elle réclame pour autant qu’il ne la gêne pas. Ce Roi, c’est le Dieu qui a créé la conscience, qui la domine, qui lui a donné sa Parole pour flambeau, sa loi pour norme. Séparée petit à petit de cette autorité, seule souveraine, la conscience d’Hérode a laissé décapiter Jean-Baptiste. De même, deux ans plus tard environ, celle de Pilate, après quelques essais de résistance, a laissé crucifier Jésus-Christ.

Qu’il fait beau, après toutes ces défaites, contempler un victorieux ! Jean mérite plus que jamais ce titre. Il n’était pas plus admirable au milieu des foules qu’isolé, aujourd’hui, et séparé de tous, dans l’obscurité de sa prison. La conscience, la vraie, c’est chez lui que nous la trouvons.

Les entrevues continuaient entre le monarque et le prophète. Du reste, sans rien amener, Hérode était toujours tremblant ; Jean toujours intrépide. Un mot aurait suffi, à présent comme au début, pour les mettre d’accord. Moins qu’un mot : le silence, l’ignorance. Que le Baptiste consentît à ne plus rien voir et à ne plus rien dire : il n’en eût pas fallu davantage. Dès lors, il pouvait reprendre son ministère… Voyons, intraitable ascète, pour une fois cède. Ne dis rien. Tais-toi. On ne te demande pas d’approuver ; seulement d’en avoir l’air. Les courtisans répandront doucement le bruit que tu as consenti. Tu ne les démentiras pas, et tu partiras…. Oh ! laisse-moi donc tranquille, insupportable tentateur. Tu peux me parler de mon passé ou de mon avenir, de mes succès au désert, de mes souffrances à Machéronte. A tout cela, Hérode, je n’ai qu’une chose à répondre, et tu sais très bien laquelle : Il ne t’est pas permis de prendre la femme de ton frère !

C’était trop, décidément. Il fallait étouffer cette voix. Mais avant de se taire pour toujours, elle avait encore une question à faire porter jusqu’au Christ.

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