Philadelphe Delord

III.
Au pays des dragonnades et des galères

Florac.

Bâle, Florac !

Après une suffragance, où chaque jour apportait sa poésie et son enrichissement, Delord va entreprendre un dur labeur.

Il sait où il est appelé : en Lozère. Ce nom seul lui rappelle l’histoire cévenole. Dans ce pays de montagnes, au pied de l’Aigoual, au Collet-de-Dèze, à Pont-de-Montvert, les dragons du roi Louis XIV n’arrivèrent pas à exterminer les serviteurs du Roi des rois. Les Camisards, ces maquisards de la foi, conduits par Jean Cavalier, tinrent tête au maréchal de Montrevel.

Plus à me frapper on s’amuse,
tant plus de marteaux on y use.

Groupés autour de l’aïeul, leurs descendants apprenaient la glorieuse histoire.

Avec les temps meilleurs advint le pire. L’indifférence engourdit la plupart des Eglises jadis florissantes. A Florac, le nouvel arrivé trouva peu de fleurs. Finies les années de la Révocation et de la persécution : le Concordat avait autorisé le libre exercice des cultes. Au lieu de favoriser le zèle, ce bienfait lui porta préjudice. Là où les Huguenots s’étaient montrés magnifiques, bon nombre de leurs descendants mouraient de sommeil spirituel.

Comment Delord allait-il réagir ?

Ses visites.

Adoptant la méthode du Bon Berger, il s’en alla par monts et par vaux, auprès des brebis les plus éloignées. Il parcourut ce pays accidenté, à pied, à la manière franciscaine, jusqu’à ce qu’il trouvât ses paroissiens disséminés. Ils étaient à des lieues de Florac. La plupart ne savaient ce qu’est un pasteur !

Delord ne tarda pas à remarquer l’efficacité de ces rencontres personnelles, surtout à de pareilles distances. Si doué qu’il fût pour l’évangélisation des masses, le contact d’homme à homme lui paraissait essentiel.

Un évangéliste de cette classe est guetté par le danger du mouvement perpétuel. Porté vers la périphérie, il éprouve quelque difficulté à revenir au centre.

Le pasteur de Florac échappa à cette tentation.

Ses sermons.

ll soigna ses prédications et en fit des tranches de vie. Rendre ennuyeux l’Evangile du Christ lui paraissait un crime de lèse-majesté. Que de fois, au sortir de certains cultes endormants, ne s’était-il pas comparé à tel écolier auquel le maître avait dit :

– A quoi rêves-tu ?

Et qui reçut cette réponse : j’attends qu’on sorte !

Quand on entendait Delord, on restait éveillé. Sa responsabilité de prédicateur lui causait des insomnies ; mais le sentiment d’avoir dans l’assemblée des esprits compréhensifs le soutenait.

A cette occasion, il rappelait un certain dimanche où il fut incommodé en plein service par une hémorragie nasale. Au lieu de s’agiter et de regarder avec curiosité du côté de la chaire tachée de sang, ses auditeurs se recueillirent : leur silence ressemblait à une prière … dont l’exaucement ne tarda pas. Le malaise prit fin, et le culte se déroula normalement, sans angoisse1.

1 Dans les annales du monde artistique, Pablo Casals raconte un cas analogue. Le grand celliste en pleine célébrité hésitait à jouer à Vienne, la ville de Haydn, de Mozart, de Beethoven. Rappelé avec insistance, il finit par accepter.

Marseille – Eglises réconciliées.

Delord accomplissait à Florac un ministère apprécié, quand lui parvint un appel imprévu de l’Eglise libre de Marseille :

« Notre paroisse est dans le désarroi, lui écrivait le Conseil presbytéral. Le baptisme y creuse des brèches. Venez les réparer : nous comptons sur vous. »

Delord accepta et trouva dans la cité phocéenne les choses telles qu’on les lui avait fait entrevoir.

Son émotion fut telle, qu’au moment d’attaquer le concerto, son archet lui tomba de la main et s’envola dans la salle.

Le silence fut solennel : pas une remarque, pas un sourire. On lui passa l’archet avec la sympathie d’un public dont il se sentait compris et que son accident avait gagné.

Il recommença et joua en splendeur.

En effet, l’Eglise de Marseille souffrait, le sectarisme la minait.

D’une part, Delord appréciait le zèle des baptistes ; d’autre part, il était attaché à l’Eglise libre de France, hospitalière à tous les chercheurs sincères, représentés à l’époque par des hommes de la valeur d’un Roger Hollard ou d’un Léopold Monod.

Au lieu de maintenir la paroisse de Marseille dans un état d’alerte perpétuelle, Delord préféra exercer un ministère de pacification.

« Laissez croître ensemble l’ivraie et le bon grain, à la moisson le triage se fera. » Il adopta ce mot d’ordre de l’Evangile.

Quand ils entendirent un homme proclamer avant toute chose la primauté du Christ, ses auditeurs se rapprochèrent, peu à peu communiquèrent et, finalement, communièrent. A la longue ils posèrent les armes, selon le vœu de l’apôtre Paul : « Marchons ensemble. »

« Désormais, dirent-ils, nous irons d’un même pas, pourvu qu’on nous laisse l’héritage de la foi en tenant compte de la diversité des dons. Voyons nos ressemblances plutôt que nos différences. Nous avons appris à nous connaître et à nous aimer. Pour cette révélation du Seigneur dans l’unité de ses enfants nous te bénissons, ô Père ! »

L’ami des navigateurs.

Le rapprochement des Eglises ne fut pas la seule préoccupation du pasteur Delord.

Où s’arrête la paroisse, quelles limites lui poser ? Elles lui semblaient aussi vastes que la mer. Chaque jour, il aperçoit sur le rivage des pêcheurs raccommodant leurs filets. Voilà sa tâche : réparer les mailles invisibles des cœurs déchirés. Son champ d’action est l’Estaque, le Vieux Port, Malmousque. Qu’il vente, qu’il pleuve, que le soleil darde, il est là, aux heures d’embarquement et de débarquement  !

– Ça n’a pas l’air d’un pasteur … mais je vous jure que c’en est un …, un vrai, un ami des marins !

La présentation n’était pas nécessaire, on connaissait sa silhouette. Il s’intéressait aux travailleurs de la mer, à leurs nasses, à leurs dragues, à leurs hameçons … et, irrésistiblement, à autre chose !

– Tu pars ! veux-tu qu’en ton absence, j’aille trouver ta famille ?

– Tu reviens ! avez-vous eu des coups de mer ?

Souvent il entendait la même réponse :

– La traversée a été bonne, mais l’abordage mauvais.

Le mystère était vite éclairci : quelques mois de séparation avaient suffi à la mort ou à la trahison pour détruire un foyer. Et, maintenant, qui prendra soin des enfants, qui rendra l’espoir à ce père, qui lui donnera un meilleur abri que le bouge, un meilleur remède que l’alcool ?

Le Repos du Marin2.

2 Fondé par la Mission Mac All dont le pasteur Emile Lenoir, de Genève, était l’agent à cette époque.

Delord l’invite à ce foyer d’accueil. Il y reçoit les victimes des pires tempêtes, rassemble ces épaves et, après ses services réguliers à l’Eglise de Marseille, leur consacre le meilleur de son temps.

Il voudrait les piloter. Chaque dimanche après-midi leur est réservé ; qu’importe, si le « Repos du Marin » n’est pas celui de son animateur ! A ces lascars il donne son cœur, et ils le sentent ; sa seule présence, plus encore que ses appels, fait salle comble.

Nombreux ceux qu’il a conduits auprès du divin Pilote.

Ils avaient confiance en ce pasteur qui lui aussi luttait contre vents et marées, car à Marseille, Delord connut la misère ; pour subsister, lui et sa famille, sa femme se fit lingère, couturière, repasseuse ; son exemple aussi fut une prédication.

Un jour, « le Repos du Marin » fut troublé, son trésorier se trouva sans argent : un voleur avait emporté la caisse. Delord n’hésita pas à envoyer un communiqué à la presse marseillaise. La réaction fut immédiate. De toutes parts affluèrent de petits dons et (constatation remarquable qu’il a souvent relevée) les secours cessèrent le jour même où la somme dérobée était entièrement rentrée. Au lieu d’y voir la chance, Delord y discerna la Providence à laquelle nous demandons chaque jour « notre pain quotidien », rien de moins, rien de plus.

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