Philadelphe Delord

IV.
Appel inattendus

Un soir, sortant d’un casino-théâtre où il venait de plaider la cause de ceux qu’on oublie (les lépreux y compris), un homme surgit de l’ombre et apostropha le conférencier Delord :

– Monsieur, il n’y en a plus que pour les nègres, maintenant ; nous, les pauvres bougres de Français, on n’est pas intéressants, on peut crever !

Le coup direct porta. Delord fut touché au vif.

Serait-ce une indication, se demanda-t-il en rentrant chez lui où son courrier habituel l’attendait ?

Très préoccupé de la récente algarade, il fut lent à l’ouvrir. Il s’y trouvait une enveloppe dont la couleur lui était familière et dont il crut deviner le contenu : Missions, assemblée générale, budget, déficit, affaires courantes, propositions individuelles.

Sur ce dernier article, Delord ne s’était guère trompé … Quand il prit connaissance de cette lettre, d’aspect si banal, le lecteur s’aperçut, avec une émotion grandissante, qu’il s’agissait en effet d’une proposition très inattendue et tout à fait personnelle.

En voici le contenu :

MISSIONS DE PARIS LE COMITÉ
(Daniel Couve, directeur)
« Cher Monsieur Delord, un riche américain, M. Justin Abbott, mecène et ami des lépreux, après être vainement intervenu auprès du Gouvernement, s’est adressé à nous pour nous demander si nous connaîtrions un homme capable de défendre la cause qui lui est chère en France et, si possible, de se donner entièrement à elle. Nous nous sommes permis de lui donner votre nom et votre adresse, en ajoutant ce post-scriptum : Si quelqu’un parmi nous s’intéresse aux lépreux comme vous l’entendez, c’est Monsieur Delord. »

« Ce message me bouleversa. Je sentis deux mains accrochées à mes épaules et qui ne me lâchaient plus.

« Fallait-il se dégager ou s’engager ? »

Pris par surprise, Delord se recueillit longuement ; quand une pensée s’imposa à son esprit : « Se recueillir n’est pas tout. Prier, c’est s’engager d’honneur à agir et à se mettre à la disposition du Maître de nos destinées. »

Cela se passait en 1922.

Un mécène.

Bien que méridional, Delord ne voulut rien brusquer. Ce n’est que trois années plus tard, en juillet 1925, qu’il prit sa décision.

Au cours de cette période, il se mit en relations avec l’illustre et généreux inconnu. Par un beau jour d’été, M. Abbott s’en vint à Chailly, Clos Saïd. La nature était en fête, tout chantait la joie de vivre ; une fête du cœur, surtout, pour deux hommes prêts à s’entendre.

M. ABBOTT. – Vous allez prendre cette cause en mains, il le faut.

DELORD. – C’est ce que j’ai fait !

M. ABBOTT. – Mais vous n’avez rien fait, puisque vous êtes seul et que vous n’avez pas de Comité. Fondez un Comité.

DELORD. – Un Comité ! pour faire traîner les affaires, partager les responsabilités, paralyser les initiatives et constater ensemble les déficits ?

M. ABBOTT. – Quoiqu’il en soit, marchez ! On vous aidera, c’est moi qui vous le dis.

Et M. Abbott s’en retourna à Paris pour jeter les bases de l’Œuvre de secours aux lépreux, tandis que Delord poursuivait en Suisse son travail accoutumé.

Le mécène américain continua de plaider sa cause en Italie, en Roumanie, en Espagne, au Portugal, et revint sur les rives du Léman après trois ans d’absence.

Il se montra pressé. Pour avancer les affaires, l’Américain, sans perdre une minute, interpella le Français :

M. ABBOTT. – Pourquoi ne faites-vous rien, Monsieur Delord ?

DELORD. – Ne retournez pas le couteau dans la plaie, cher Monsieur.

M. ABBOTT. – Combien coûterait une demeure isolée, spacieuse, qu’on remettrait en état, progressivement ?

DELORD. – Cent mille francs, pour le moins.

M. ABBOTT. – Vous les aurez, cherchez cette maison !

L’ordre était donné et, avec lui, d’appréciables disponibilités.

Le Home français des lépreux.

Delord le voyait déjà en imagination, dans son cher Midi, à l’Estérel, en Provence, aux Iles d’Or, au Mont des Oiseaux, dans l’air parfumé des pins maritimes ; il rêvait d’un fortin abandonné, face à la mer, d’un vieux domaine couvert de géraniums-lierre, entouré d’agaves, de ficoïdes et qui eût ses heures de grandeur.

Mais, qui l’autoriserait à créer une léproserie sur la Côte d’Azur ? Il fit ses offres à plusieurs régisseurs de Toulon, d’Hyères, du Lavandou, de Saint-Tropez, de Saint-Raphaël, ainsi qu’à de nombreux châtelains ruinés ; mais il se trouva bientôt dans la situation de Saint Joseph congédié par l’hôtelier de Bethléhem :

– « Pas de place pour vous ! »

Il entreprit alors d’autres démarches. Econduit par les particuliers, sera-t-il mieux écouté par les autorités ?

Marseille, entr’autres, Marseille, porte des Colonies, lui parut désignée pour prendre cette cause en mains. Elle lui rappelait le printemps de son ministère et le « Repos du marin ». Y pourra-t-il installer le Repos du lépreux ?

Il entreprit une série de conférences et pria la « Commission d’hygiène » de bien vouloir s’intéresser à une œuvre de salubrité publique.

La Commission exigea un rapport.

« Quand nous l’aurons, nous marcherons. »

On devine avec quel brio cette communication fut rédigée, avec quel presto elle fut expédiée.

Une année s’écoula … et pas même de réponse ou d’accusé de réception !...

« Cet homme est trop pressé, disait-on à Marseille, avant de s’occuper des lépreux, qu’il attende qu’on ait guéri les tuberculeux. »

Plusieurs cités des Bouches-du-Rhône étaient un peu moins réfrigérantes. Leur « oui » cependant, manquait d’allant, il s’accompagnait de « mais », de « peut-être », de « néanmoins », de « on verra » et d’autres éteignoirs.

– « Qu’il y aille finalement. C’est son affaire, qu’il parte, si ça l’amuse ! »

Et Delord partit seul.

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