Philadelphe Delord

III.
Tout est à faire, tout se fera

Il ne s’agira pas seulement d’une installation quelconque, mais d’une vraie restauration.

Le monastère réparé, son domaine rajeuni seront digne de leur destination.

Les lépreux ont connu trop de misère pour être internés dans une maison inhospitalière.

Chaque malade y trouvera un appartement personnel, garni d’un mobilier convenable ; il pourra cultiver son jardinet, il se promènera sans surveillance dans la forêt domaniale.

Les galeries, les terrasses, les cloîtres devront être ornés de jarres et fleuries de géranium-lierre.

Un personnel bienveillant, stylé et compréhensif sera à l’œuvre. Des infirmiers diplômés travailleront sous la direction du médecin-chef… et combien d’autres choses !...

Torpillage.

Un soir, tranquillement assis dans son cabinet de travail et passant en revue tous ses chers projets, Delord trouva un journal local à portée de sa main ; il le prit négligemment pour en lire les dernières nouvelles…

Tout à coup son visage pâlit ; il laissa tomber la feuille … On eût dit qu’il était frappé d’une attaque. Après un temps, il ramassa le quotidien d’une main crispée et, se ressaisissant, relut l’article suivant, émanant sans doute de la Préfecture :

« Le maire de la commune intéressée est avisé officiellement que la Chartreuse de Valbonne ne deviendra jamais une léproserie. Ses administrés peuvent se rassurer. »

D’où partait ce coup de poignard ?

Que devenaient les promesses formelles du Ministère et les assurances toute récentes, non moins catégoriques, du signataire de ce communiqué bouleversant ? Allaient-elles crever comme bulles de savon ?

L’infortuné promoteur de l’entreprise ne tarda pas à l’apprendre ; non plus cette fois par la voie de la presse, mais personnellement par une lettre chargée dont chaque mot était un coup de massue.

« Par ordre de Monsieur le Ministre, je suis chargé de vous aviser que vous n’avez plus aucun droit de préparer la Chartreuse de Valbonne à l’intention des lépreux.
« Le Préfet du Département. »

Toute l’entreprise était torpillée. Adieu les grands espoirs et les vastes projets ! Les trois cent mille francs de M. Abbott n’avaient d’autre destination que l’œuvre en faveur des lépreux et cette somme devait être remise au notaire sans retard … C’était promis !

« Mon âme fut à vau-l’eau. Effondré, je tombai à genoux, incapable de formuler la moindre prière. Pareil à une boussole affolée, mon cœur a failli sombrer et mon âme perdre Dieu. »

Le calme revenu, Delord mit son mécène au courant.

Le télégramme de M. Abbott ne tarda pas :

« Achetez quand même ! »

L’acquisition fut donc faite.

« Nous voilà dans cet immense monastère, pourquoi ? pour qui ? Le défaitisme nous guette. »

Mais, aidé de sa vaillante compagne, Delord se redressera une fois de plus :

« Si les obstacles restent insurmontables pour l’hospitalisation des lépreux, si ,ce que nous rêvons ne peut se réaliser, eh bien ! nous chercherons à apaiser d’autres souffrances, nous accueillerons d’autres malheureux ; il faudra savoir se retourner. »

M. et Mme Delord ouvrirent alors provisoirement une Maison de repos.

« Les surmenés, les vaincus par la hâte de vivre, par le bruit de ferraille, par les potins mondains ou religieux, les débordés, les haletants y trouveront la débridée. »

A Valbonne, il y a du reste une tradition à continuer : un de ses bâtiments porte le nom de « Maison de Retraitant ». Jadis les prêtres du voisinage, fatigués, pouvaient y venir librement, seuls, à deux, à trois, et y trouver chambre et couvert.

« Aujourd’hui nous garderons cette tradition des Pères Chartreux. Il y aura toujours chez nous des places réservées à ceux qui veulent se refaire. »

« Ce sera notre moyen de préparer l’avenir… »

En attendant nos lépreux.

Et les hôtes arrivèrent : des pasteurs, des unionistes, des campeurs, des prêtres, des séminaristes …

Chacun était renseigné sur le vrai but de cette Chartreuse et plein de respect pour celui qui disait :

– « Une issue se trouvera, j’ai appris la patience, je désire marcher, je finirai par arriver. »

Delord fera l’impossible pour déraciner des préjugés. Il y mettra des années, s’il le faut.

- « Rien ne m’empêche de compter sur des changements de Ministères. Les Ministres ne sont pas inamovibles ! »

Pendant que Mme Delord s’occupe des pensionnaires, son mari reprend un contact personnel avec les Commissions d’Hygiène, avec les Mairies, les Préfectures, les Sous-Préfectures des départements voisins, avec tous ceux qui exercent des pouvoirs et le gratifient toujours des mêmes aménités :

– Nous sommes désolés, mais nous ne voulons pas de lépreux chez nous ; qu’ils aillent se faire pendre ailleurs ! …

Sans le vouloir, ces gracieusetés, rapportées par les journaux, attirèrent l’attention sur Valbonne. On en parlait, on y allait, le nombre des visiteurs augmentait. Delord cherchait à les tranquilliser, à les gagner – non pas à sa cause, mais à celle des abandonnés, à celles des Colonies, à celle de la France …

La délivrance approche.

Fait inattendu, voici que le Conseil départemental lui demande un nouveau rapport qui sera soumis à une Commission, puis à une Sous-Commission ; Delord l’écrira. Bientôt le Conseil supérieur d’Hygiène voudra des renseignements complémentaires  afin de statuer en dernier ressort ; sans perdre la foi Delord s’exécuta aussi consciencieusement que s’il n’avait jamais été rebuté.

Bien lui en prit : après examen de derniers documents, le professeur Marchoux, de l’Institut Pasteur, voulut se rendre en personne à Valbonne. Le maître de céans lui fit visiter la Chartreuse de fond en comble. Frappé des connaissances techniques de l’ancien missionnaire en Nouvelle-Calédonie, convaincu de l’urgence et de la hauteur du but poursuivi, l’enquêteur, après trois jours d’inspection, lui dit :

– On demande s’il y a encore des lépreux en France ? On en compte un millier… Ils sont plus de trois cents à Paris, je m’y connais. Quant à votre maison, elle doit devenir la leur… Vous l’agrandirez, comptez sur mon préavis favorable.

Sur ce, il repartit. Quelques jours après (le 18 août 1926).

L’autorisation ministérielle définitive parvenait au monastère.

La persévérance de l’opiniâtre défenseur des abandonnés recevait enfin sa récompense ; quatre années après la première intervention du philanthrope américain, le résultat était acquis.

La moins enchantée fut l’ancienne propriétaire. Blessée à la suite de l’opération manquée des enchères, meurtrie de ce qu’après avoir savouré d’avance son « million deux cent mille. » elle ne toucherait en fin de compte que le quart de cette somme, elle revenait constamment sur les lieux, commandait, sans aucun droit, l’abattage des plus vénérables arbres du domaine, revendait tout ce qu’elle pouvait encore accrocher, jusqu’aux tuiles des tours, aux dalles des cloîtres, aux fers forgés des puits : elle suivait les visiteurs à la trace pour empocher leurs donc…

Qu’importe !

« Nous y sommes quelle délivrance ! Dans la joie de la difficulté vaincue, on oublie toutes les peines, toutes les alarmes, toutes les trahisons. »

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