Philadelphe Delord

II.
Ils sont là !
(automne 1929)

Sous les pampres de vignes chargés de grappes, ils arrivèrent les bannis de la vie.

« Comment réaliser cette chose qui nous semblait si lointaine ? se demandait l’animateur de Valbonne. Leur petit cortège se tenait résigné devant l’élégant portail du monastère. »

Quatre jeunes gens à l’épiderme ravagé ; l’un, malade depuis dix-sept ans, les autres depuis dix, huit ou cinq ans. Qu’en savaient-ils, du reste ? Ils devaient porter le germe depuis bien plus longtemps. Ils étaient de toutes les couleurs : l’un rouge, l’autre blanc, le troisième (un métis) café au lait, le quatrième du plus bel ébène.

Les infirmières avaient retardé leur venue. Bonne affaire ! pense Delord ; occasion imprévue de demander quelques services aux nouveaux arrivants.

– Il y a de l’occupation pour vous, amis, voulez-vous nous aider ?

Ils ne comprirent pas de suite, mais on devinait leur étonnement et les questions qu’ils se posaient entre eux : aider ? On nous demande d’aider ! On ne nous met pas au rebut ! On nous traite en amis ! Où sommes-nous ?

Ils se regardèrent, se demandant si c’était vrai … Servir à quelque chose ! après tant de rebuffades et de mépris, quelle nouveauté !

– Certainement, leur affirma le directeur, vous nous donnerez un coup de main, vous venez au bon moment ; vous verrez tout ce qu’il y a à faire ; allez-y ! Courage !

Leurs yeux brillèrent.

Quand les portes de l’abbaye s’ouvrirent, ils entrèrent rayonnants et signalèrent leur présence par des allées et venues, des éclats de voix dignes de bien-portants. Les colonnes du grand cloître, depuis longtemps silencieuses, en renvoyèrent les échos.

Le lendemain, un ouvrier plâtrier, non prévenu de la présence du premier contingent,  disait :

– On affirme que les vieux monastères sont hantés …, j’y crois, car j’entends par moments des bruits insolites. L’esprit des Pères Chartreux doit errer dans ces couloirs …

Il ne se trompait pas : un bon esprit les parcourait encore.

A bon port.

Chaque mois, le nombre des malades augmentait. Bientôt, ils furent une trentaine.

– Vous pouvez travailler, mes enfants !

Les lépreux le prouvèrent : dès le premier jour ils cherchèrent du bois, relavèrent la vaisselle, nettoyèrent les tables du réfectoire, balayèrent les couloirs, enlevèrent la mauvaise herbe du jardinet de leur cellule.

Il existait entre eux une sorte d’affiliation ; ils serraient les coudes et cherchaient à se remonter.

– Tu guériras, mon vieux !

Ils suivaient les progrès de leurs camarades ; acceptaient qu’on expérimentât sur eux les nouveaux remèdes.

Delord était « le père », et non seulement le directeur du sanatorium. (Le vocable de léproserie avait disparu.)

Il entrait en contact avec chacun pour créer une communauté. Les ordres de service, les bons conseils même, lui importaient moins que l’esprit fraternel :

– Tenez-vous près les uns des autres, communiquez vos expériences, faites part de vos préoccupations. Dites où vous en êtes. Agrandissez votre horizon. Dans votre vie cloîtrée, il faut un appel d’air ! Si vous avez de la peine à parler, écrivez, l’on vous répondra. Ne vous perdez pas dans un incognito définitif.

– Et si vous fondiez un petit journal circulaire ? Ce modeste périodique créerait un lien entre vous ! …

Delord eut la joie de ne pas prêcher dans le désert. Pleins de sagesse et (ce qui ne gâte rien) de charme, ses conseils étaient suivis de bon cœur.

Avec un tel père, les malades devenaient frères.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant