Démonstration évangélique

LIVRE I

CHAPITRE X
POURQUOI IL NE NOUS EST PAS PERMIS COMME AUX ANCIENS DE BRÛLER OU D’IMMOLER AU SEIGNEUR LES BIENS DE LA NATURE

Quant à celle que l’on élève sur ce que nous ne sacrifions pas au Dieu de l’univers, comme le faisaient les anciens dans la ferveur de leurs adorations, voici ce que nous y répondrons. Les Grecs eurent sur le culte que les premiers hommes rendirent à la Divinité des idées bien différentes de celles qu’exposent les livres saints. Ils pensaient que les pères du genre humain n’immolèrent jamais quelque animal en l’honneur des dieux, ne firent rien brûler sur leurs autels, mais qu’ils adoraient le soleil et les autres astres du ciel, en cueillant de leurs mains un vert gazon et comme les trésors échappés à la seconde nature, et en jetant dans le feu de l’herbe, des feuilles et des racines. Les hommes qui vécurent après eux, entraînés dans de sacrilèges usages, ensanglantèrent les autels des dieux par des sacrifices impies, immolations sacrilèges, injustes et odieuses à la Divinité, car l’âme raisonnable de l’homme ne diffère en rien de celle des animaux. Aussi ceux qui offrent de telles victimes encourent-ils la vengeance due au meurtre, puisque, hommes et animaux, tous ont une âme semblable.

Telles sont les rêveries de la Grèce ; mais l’histoire du peuple hébreu est bien différente ; elle nous transmet que les premiers hommes, dès les premiers jours de la vie, honorèrent la Divinité en lui offrant des sacrifices. Elle dit : « Or il arriva après que Caïn offrit au Seigneur des fruits de la terre, Abel offrit aussi des premiers-nés de ses troupeaux, et le Seigneur regarda Abel et ses présents ; mais il ne regarda point Caïn, ni ce qu’il avait offert » (Gen., IV, 3). Vous voyez ici combien celui qui avait immolé des animaux, fut plus agréable au Seigneur que cet homme qui lui offrait les fruits de la terre. Aussitôt que Noé fut sorti de l’arche, il choisit parmi les animaux et les oiseaux purs des victimes, qu’il fit consumer par le feu sur l’autel, et le Seigneur eut son sacrifice en odeur de suavité. Il est écrit d’Abraham qu’il immola des victimes, de sorte que, suivant la divine Écriture, il faut reconnaître que les sacrifices d’animaux furent les premiers qu’offrirent les anciens fidèles.

Or je crois que cette pratique ne fut pas due à un pur hasard, ni a une conception de l’homme, mais à une inspiration de la Divinité. Parvenus à une haute sainteté, dévoués entièrement à Dieu, et éclairés par la divine lumière du Saint-Esprit, ils sentirent qu’il fallait une grande expiation pour purifier leurs âmes des souillures de la vie, et qu’il était nécessaire d’offrir une hostie de propitiation à celui qui avait créé leurs corps et leurs âmes. Comme ils n’avaient rien à consacrer de plus précieux et de plus excellent que leur vie, ils la remplacèrent par l’offrande des animaux, offrant pour leur vie celle des créatures. En cela ils ne voyaient rien de criminel, ni d’injuste ; car ils n’ignoraient pas que chez les animaux il n’est rien de semblable à une âme raisonnable et intelligente, qu’ils n’ont que le sang, et que leur vie y réside, qu’ainsi ils offraient à Dieu comme vie pour vie. Moïse indique quelque part fort clairement lorsqu’il dit : « La vie de toute chair est dans le sang, et je vous l’ai donné afin qu’il vous serve sur l’autel pour l’expiation de vos péchés ; car le sang de la victime est offert pour votre âme. C’est pourquoi j’ai dit aux enfants d’Israël que nul d’entre vous ne mange du sang » (Lév., XVII, 11), Or remarquez, comme il est ajouté : « Je vous l’ai donné afin qu’il vous serve sur l’autel pour l’expiation de vos âmes par le sang de la victime est offert pour votre âme. »

Dieu dit évidemment que le sang des animaux immolés sera offert pour la vie de l’homme. La loi des sacrifices le laisse à entendre au lecteur attentif quand elle ordonne que quiconque qui offrira une victime étendra ses mains sur sa tête, l’offrira au prêtre par la tête, comme substituant la victime à sa tête. Elle dit de chaque expiateur : Il amènera son hostie devant le Seigneur, et imposera les mains sur la tête de sa victime (Lév. IV, 4). Ce rite fut observé pour toutes les victimes ; car jamais on n’offre un sacrifice autrement. Par ces paroles la loi fait comprendre que la vie des animaux tiendra lieu de celle de l’homme. Or celui qui enseigne que le sang des animaux est leur âme, ne veut pas que l’on voie qu’elle est, comme celle de l’homme, une substance raisonnable et spirituelle. Ils ne sont qu’une substance matérielle, comme tous les corps et les plantes. En effet, Moïse prête à Dieu ces paroles qui se lient entre elles : « Que la terre produise de l’herbe qui porte de la graine et des arbres fruitiers : » puis dans le même sens : « Que la terre produise des quadrupèdes, des reptiles et tous les animaux qui doivent la couvrir, chacun selon son espèce » (Gen., I, 11). De sorte que les arbres, les plantes et les animaux ont une même origine, une même naissance et une même substance. Par conséquent ceux qui immolent des victimes ne font aucune faute. Aussi fut-il permis à Noé de manger de la chair, comme de l’herbe des champs.

Comme les hommes n’avaient rien de meilleur, de plus grand, de plus honorable, de plus agréable à Dieu, il fallait donc, afin d’expier leur vie et de racheter leur existence, qu’ils immolassent des victimes au Seigneur. C’est ce que firent les anciens fidèles annonçant ainsi, sous l’inspiration de l’Esprit saint, la victime auguste, divine et majestueuse qui devait venir un jour, le sacrifice d’expiation pour le monde entier, qu’ils figuraient d’eux-mêmes comme prophètes et comme symboles de l’avenir. Dès que cette victime parfaite apparut sur la terre, suivant les paroles des prophètes, les anciennes oblations furent rejetées et remplacées par un sacrifice supérieur et véritable. Ce fut le Christ de Dieu, dont la venue était annoncée dès les anciens jours, et qui, semblable à un agneau, devait être immolé pour tous les hommes. Isaïe, le prophète, dit de lui : « Il fut conduit à la mort comme une brebis qu’on va égorger ; il garda le silence comme un agneau devant celui qui le tond » (Isaïe, LIII, 7). Le même prophète dit encore : « Il a pris véritablement nos iniquités, et il souffre pour nous. Et nous l’avons considéré comme un homme voué aux fatigues, aux blessures et à l’affliction. Il a été percé de plaies pour nos iniquités, et il a été brisé pour nos crimes. La vengeance, source de notre paix, s’est appesantie sur lui. Nous avons été guéris par ses meurtrissures, et Dieu l’a chargé seul des iniquités de tous, parce qu’il n’a pas commis l’iniquité et que le mensonge n’a jamais été dans sa bouche. » Jérémie, cet autre prophète des Hébreux, parle de la même manière en la personne du Christ : « Je suis comme un agneau innocent qui est mené au sacrifice » (Jérémie, XI, 19). Le témoignage de Jean-Baptiste à l’avènement du Sauveur, confirme ces témoignages. En le voyant il le montra à ceux qui étaient auprès de lui, comme celui que désignaient les prophètes, et dit. « Voici l’agneau de Dieu, celui qui efface les péchés du monde » (Jean, I, 19).

Puisque maintenant nous avons trouvé, suivant le témoigne des prophètes, la grande et vénérable rançon des Juifs et des Grecs, la victime expiatoire de tout le monde, qui se dévoue pour tous les hommes, une très pure oblation pour toute tache et toute souillure, l’agneau de Dieu, la brebis chérie du ciel et très pure ; l’agneau annoncé par les prophètes, dont la doctrine céleste et mystique nous a apporté la rémission des péchés, à nous qui fûmes tirés du sein des nations, tout en délivrant des imprécations de Moïse les Juifs qui ont espéré en lui, tandis que nous célébrons chaque jour la mémoire de son corps et de son sang, honorés que nous sommes de la possession d’un sacrifice bien supérieur à celui des anciens, nous ne voulons plus nous soumettre à ces rites antiques qui n’étaient que de symboliques images dépourvues de la vérité ; et ceux des Juifs qui se réfugient dans la religion du Christ de Dieu, s’ils vivent en pratiquant la nouvelle alliance, sans s’inquiéter des préceptes de Moïse, ne seront pas soumis aux malédictions de ce législateur, car l’agneau de Dieu a pris sur lui et le péché du monde, et l’anathème encouru par les transgressions de la loi de Moïse. Cet agneau céleste s’est donc rendu péché et malédiction : péché, pour les péchés du monde ; et malédiction, pour ceux qui demeurent soumis à la loi de Moïse. Aussi, dit l’Apôtre : « Le Christ nous a délivrés de la malédiction de la loi, en se rendant malédiction pour nous » (Galates, III, 13). « Et pour vous Dieu a rendu péché celui qui n’avait pas connu le péché » (II Cor., V, 21). A quoi, en effet, ne se soumettra pas la victime d’expiation pour le monde, la rançon du pécheur, celui qui a été conduit au supplice comme une brebis, et mené au sacrifice comme un agneau, et cela pour nous et par nous ? Les anciens fidèles durent donc chercher avec soin de vrais symboles dans la privation où ils étaient de victimes plus parfaites. Le Sauveur nous dit en effet : « Plusieurs prophètes et justes ont désiré voir ce que vous voyez, et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu » (Matth., XIII, 17). Pour nous qui, par la dispensation des mystères du Christ, jouissons de la vérité, que voilaient les symboles, nous n’avons plus besoin des anciennes offrandes. Celui qui seul est le Verbe de Dieu, qui était au commencement, et le pontife de toute intelligence, a été séparé de la multitude des hommes, comme une brebis ou un agneau. Celui qui était soumis à nos infortunes, le couvrit de nos iniquités, le chargea des malédictions contenues dans la loi de Moïse. Car le législateur ayant dit : « Quiconque est pendu au bois est maudit de Dieu, » (Deut., XXI, 23). C’est à cela qu’il s’est exposé en se rendant malédiction pour nous : « Il n’a pas balancé de se rendre péché pour nous » (Gal., III, 13). En effet, quoique le Christ ne connût pas le péché, Dieu l’a rendu péché ; il l’a chargé des châtiments réservés à nos crimes, des liens du déshonneur, des outrages, de la flagellation, des tortures atroces et même du trophée de malédiction ; il a enfin offert à son Père, pour notre salut, la victime la plus admirable, l’offrande la plus agréable, dont il a établi que nous célébrerions la mémoire comme un sacrifice à Dieu. C’est ce que prédit David en ses transports prophétiques lorsqu’il s’écrie : « J’ai attendu le Seigneur avec une grande patience ; il s’est abaissé vers moi ; il a exaucé ma prière, il m’a tiré de l’abîme de misère et de la boue profonde. Il a placé mes pieds sur la pierre ; il a dirigé mes pas. Il m’a mis dans la bouche un cantique nouveau pour être, chanté à notre Dieu. Et voici quel est ce cantique nouveau : Vous n’avez voulu ni sacrifices, ni oblations ; mais vous m’avez donné un corps. Vous n’avez pas demandé d’holocaustes même pour le péché ; alors j’ai dit : Me voici ; je viens (Ps. XXXIX, 4). Il est écrit de moi à la tête ne votre livre que je ferai votre volonté. Je l’ai voulu. » Ce prophète ajoute : « J’ai annoncé la justice dans une grande assemblée. »

Par ces paroles le saint roi nous apprend évidemment qu’aux anciens sacrifices et aux holocaustes d’autrefois, succédèrent la présence corporelle et l’immolation du Christ à Dieu ; et dans l’effusion de sa joie, il annonce à toute l’Église ce grand mystère exposé « à la tête du livre » par l’expression prophétique.

Sur le point de célébrer sur une table et par des symboles augustes la mémoire de ce sacrifice de son corps et de son sang salutaire, nous apprenons de lui à dire : « Vous avez préparé une table pour moi, à la vue de ceux qui me persécutent. Vous inondez ma tête d’une huile odorante. Que votre calice à la douce ivresse est délicieux » (Ps. XXII, 5) ! Par ces paroles le prophète désigne clairement cette onction mystique et ces redoutables sacrifices du Christ, où nous immolons à chaque jour de la vie une victime non sanglante, d’intelligence et d’agréable odeur au Dieu suprême, suivant les préceptes que nous avons reçus du pontife le plus auguste de tous.

C’est ce qu’Isaïe, le grand prophète, admirablement inspiré de l’Esprit saint, a vu dans l’avenir et a prédit en ces termes : « Seigneur, mon Dieu, je vous glorifierai : je louerai votre nom, parce que vous avez opéré des merveilles, » Puis il dévoile ces merveilles en ajoutant : « Le Seigneur des armées préparera un festin à tous les peuples. Ils s’abreuveront de joie ; ils boiront le vin ; ils s’inonderont de parfums sur cette montagne. Annonce ces paroles aux nations, car telle est sa volonté sur les nations. »

Telles sont les merveilles qu’Isaïe a prédites elles faisaient espérer l’onction de parfum et d’agréable odeur, non pas aux Juifs mais aux Gentils : aussi ont-ils obtenu non seulement cette onction précieuse, mais encore l’auguste titre de chrétiens. Le prophète leur promet même la joie du vin, laissant à comprendre le mystère de la nouvelle alliance célébré aujourd’hui à découvert chez toutes, les nations. Or les paroles prophétiques annoncent ces victimes spirituelles et raisonnables, quand elles disent : « Offrez à Dieu un sacrifice de louange, et rendez vos hommages au Très-Haut. Et invoquez-moi au jour de la tribulation : je vous délivrerai, et vous m’honorerez (Ps. XLIX, 14). Dans un autre psaume : « Que l’oblation de mes mains soit le sacrifice du soir » (Id., CXL, 2). Et ailleurs : « Le sacrifice agréable à Dieu est un cœur brisé de douleur » (Id., LVI, 18). Ce sacrifice annoncé dans les temps les plus reculés est célébré aujourd’hui par toutes les nations, depuis l’enseignement de la doctrine évangélique de notre Sauveur. Ainsi sont confirmées les prophéties où Dieu, lorsqu’il rejette les sacrifices suivant les rites de Moïse, annonce en ces termes celui que nous devions loi offrir : « Depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, mon nom est glorifié parmi les nations, et en tout lieu est offert à mon nom un sacrifice et une victime pure » (Mal., I, 10). Nous immolons donc au Dieu de l’univers le sacrifice de louange ; nous immolons le divin, le redoutable, le très saint sacrifice, nous immolons, suivant de nouveaux rites, l’hostie immaculée de la nouvelle alliance. « Mais, est-il écrit, le sacrifice agréable à Dieu est un cœur brisé de douleur ? Car Dieu ne repousse pas un cœur contrit et humilié. » Et déjà nous faisons monter vers lui le parfum du prophète, lui offrant en tout lieu les fruits de la divine science si féconde en vertus. C’est là ce qu’un autre prophète exprime ainsi : « Que ma prière s’élève comme l’encens devant vous » (Ps. CXL, 2). Ainsi nous sacrifions à Dieu, nous lui offrons des parfums, lorsque nous célébrons la mémoire du grand sacrifice dont les mystères institués par le Christ, et que nous exprimons notre reconnaissance pour notre salut par des hymnes pieux et par nos prières ; quand nous nous offrons tout entiers pour sa gloire, et quand nous consacrons nos âmes et nos corps au Verbe son pontife. C’est pourquoi nous travaillons à lui conserver notre chair pure et immaculée ; nous lui offrons une âme pure de toute affection déréglée et de toute souillure d’iniquité, et nous l’honorons avec des pensées sincères, des sentiments véritables, et les dogmes de la vérité : nous savons en effet que ces offrandes lui sont plus agréables que le sang, que la graisse ou l’odeur des victimes.

Ce n’est pas au hasard ni à la légère que nous avons reçu avec respect les prophéties des Juifs.

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