Démonstration évangélique

LIVRE III

CHAPITRE V
CONTRE CEUX QUI NE CROIENT PAS LES MERVEILLES RACONTÉES DE NOTRE-SEIGNEUR

Si l’on avance que notre Sauveur n’a rien fait des prodiges et des miracles que racontent ceux qui vécurent avec lui, voyons s’il est possible de croire des personnes qui ne pourront dire comment des disciples se rangèrent autour de lui, et comment le Christ devint docteur. Celui qui enseigne, enseigne les préceptes de quelque science ; et les disciples, entraînés par les charmes de cette doctrine, se livrent au maître pour y être initiés. Mais quelle raison alléguer de l’entraînement qui attacha les disciples à Jésus ; quelle fut la cause qui les unit ? Quelle science leur enseigna-t-il ? N’est-il pas clair que c’est celle qu’ils ont répandue dans le monde, la science d’une vie pleine de philosophie, qu’il leur décrivît lui-même en ces termes : Ne portez ni or ni argent dans vos ceintures, ni sac en votre route (Matt., X, 9), et le reste ? Il voulait qu’ils négligeassent les biens de ce monde, pour s’abandonner à la Providence qui règle tout sur la terre. Il les exhortait à s’élever au-dessus des préceptes que Moïse avait donnés aux Juifs. Si ce grand législateur défend de tuer, il s’adresse à un peuple entraîné au meurtre ; s’il les détourne de l’adultère, il parle à des hommes au cœur lascif et dissolu ; il leur recommande de ne pas voler, comme à des esclaves. Mais les disciples du nouveau législateur doivent penser que ces lois ne les concernent pas ; ils estimeront par-dessus tout la parfaite guérison de l’âme, et couperont avec constance au fond de leur cœur, comme à la racine même, les rejetons de la concupiscence. Ils commanderont à leur colère et à toute affection mauvaise, ou plutôt dans la parfaite tranquillité de la partie supérieure de leur âme, ils retiendront leur ardeur et ne regarderont pas une femme avec un mauvais désir ; ils ne voleront pas ; au contraire, ils partageront leurs biens avec les indigents. Ils ne seront pas joyeux de ne pas faire injure, mais d’oublier celle qui les a outragés. Pourquoi énumérer ici tout ce que leur maître a enseigné, et ce qu’ils ont appris ? Ce maître les exhorte entre autres vertus à aimer tellement la vérité, qu’ils n’aient jamais recours au serment, bien moins encore au parjure ; à régler tellement toute leur conduite, qu’elle semble plus digne de foi qu’on serment, et à ne répondre jamais que oui ou non, et n’usant du langage que suivant la vérité.

Je demande maintenant s’il est présumable que les disciples d’une si belle doctrine, qui eux-mêmes l’ont enseignée, aient pu jamais inventer ce qu’ils ont attribué à leur maître.

Est-il raisonnable de supposer un si parfait accord d’imposture entre les douze disciples de choix et les soixante-et-dix autres que Jésus envoya deux à deux devant lui dans les lieux et les contrées qu’il devait parcourir ? Pourquoi encore n’ajouter pas foi à cette multitude d’hommes qui ont embrassé cette religion austère, et abandonné leurs biens et ce qu’ils avaient de plus cher, leurs femmes, leurs enfants, leurs familles, pour pratiquer la pauvreté, et qui se sont réunis pour rendre d’une commune voix, en face de l’univers, le même témoignage sur leur maître ?

Telle est la première raison que nous opposons aux adversaires de notre maître, voyons maintenant ce qu’ils y répondent, et d’abord convenons ensemble que Jésus fut maître, que les Juifs qui le suivirent toujours furent ses disciples, supposons ensuite que, loin d’enseigner la doctrine que nous venons d’exposer, ce maître n’ait appris qu’à violer les lois, à outrager la religion, la justice, à offenser et à dépouiller les faibles, et des crimes plus grands encore, et qu’il se soit appliqué à cacher cette morale, et à couvrir ses mœurs du voile d’un enseignement austère et d’une religion nouvelle. Admettons enfin que ses disciples l’aient imité eux-mêmes, et se soient laissé entraîner à de plus grands forfaits par un effet de leur pente naturelle au mal ; qu’ils aient élevé bien haut leur maître, sans épargner l’imposture, et qu’ils aient forgé tous les prodiges et les merveilles qu’ils lui supposent, afin qu’on les admirât et qu’on célébrât le bonheur qu’ils ont eu d’être choisis pour ses disciples, voyons maintenant si. avec de semblables coopérateurs, une telle entreprise eût pu subsister. On dit que les méchants ne peuvent aimer ni les méchants, ni même les bons. D’où proviendrait alors dans une si grande multitude de pervers une telle union ? d’où proviendrait une si grande conformité dans leurs récits, cette harmonie que la mort ne peut troubler ? qui jamais s’attacherait d’abord à un imposteur débitant une doctrine semblable ? Dira-t-on que les disciples ne furent pas moins imposteurs que leur maître ? mais ils n’ont donc pas connu la fin de sa vie et sa mort ? Pourquoi donc après un événement si honteux se préparèrent-ils à une fin semblable, en publiant que celui qui venait de mourir était Dieu ? mais qui jamais, sans espérance aucune, se déciderait à un supplice si affreux ? Si, comme on peut, l’avancer, ses enchantements ; il fut sorti du milieu des hommes, ils aimèrent mieux mourir que de renoncer à leur témoignage. Si donc ils n’avaient reconnu rien de vertueux dans la vie de leur maître, dans ses enseignements et dans sa doctrine, s’ils n’avaient rien vu de louable en ses œuvres, s’ils n’avaient retiré de son commerce qu’une profonde perversité et le talent de séduire les hommes, comment étaient-ils joyeux de mourir en affirmant de lui des actions extraordinaires et respectables, tandis que chacun d’eux pouvait vivre sans peine, couler dans la paix et auprès de ses foyers des jours heureux partagés entre ses amis ? Comment ces hommes, s’ils eussent aimé le mensonge et l’imposture, eussent-ils souffert la mort pour celui qu’ils auraient su, mieux que qui que ce soit, leur avoir enseigné toute sorte de noirceurs, loin de leur avoir été utile ? Pour la justice, un homme sage et vertueux s’exposera raisonnablement à une mort que doit suivre la gloire ; mais un voluptueux, un débauché, un homme dont le cœur est perverti, qui n’aime que la vie de ce monde et oui poursuit les délices qu’elle offre, ne préférera jamais la mort à la vie, même pour ses proches et ses amis les plus chers, bien moins encore pour un homme qui serait un scélérat. Si ce juif fut un imposteur et un séducteur, comment donc se peut-il faire que les disciples, qui ne se méprenaient pas sur son compte, et dont les cœurs avaient souillés de l’iniquité la plus honteuse, se soient exposés, pour lui rendre témoignage, à toute sorte de violences de la part de leurs concitoyens, et aux plus cruelles tortures ? Non ! telle n’est pas la conduite des méchants ! Et encore si les disciples furent des imposteurs et des fourbes, comment ces gens sans instruction, de la lie du peuple, barbares et qui ne connaissaient que le langage de la Syrie, ont-ils parcouru la terre ? Dans quelle pensée ont-ils imaginé cette vaste entreprise ? Quelle fut la puissance qui les accompagna dans l’exécution ? Que des gens grossiers soient séduits, entraînent quelques concitoyens et se mettent en mouvement pour leur entreprise, je le conçois ; mais faire retentir toute la terre du nom de Jésus, répandre dans les villes et les bourgades le bruit de ses miracles, envahir l’empire romain et la ville maîtresse de l’univers, pénétrer en Perse, en Arménie, en Thrace, s’avancer jusqu’aux extrémités de la terre, aux frontières de l’Inde, franchir l’Océan pour arriver aux lies de la Bretagne. Je n’y vois rien de l’homme, rien de facile et de vulgaire, rien surtout que puisse réaliser l’imposture et la fourberie. Or, comment ces victimes des fascinations d’un criminel imposteur ont-elles établi un si grand accord entre elles ? Tous, en effet, attestaient unanimement de sa puissance, et les guérisons des lépreux, et les délivrances des possédés, et les résurrections de morts, et la vue accordée à des aveugles, et la santé mille fois rendue à des malades » et sa résurrection, enfin, dont ils furent les premiers témoins. Comment purent-ils protester tous d’une voix de la vérité de choses extraordinaires et inouïes, et confirmer leur accord merveilleux par leur mort, s’ils ne se sont réunis pour convenir entre eux de leurs récits, et se jurer mutuellement d’inventer des événements qui n’existèrent pas ? et sans doute dans leurs conventions ils se seront servis de paroles semblables ? Complice de nos crimes, l’imposteur qui, hier encore, fut notre maître et a souffert sous nos yeux le dernier des supplices, tous nous savons parfaitement quel il fut, nous qui avons partagé ses secrets. Il parut quelquefois vénérable ; il voulait être supérieur au vulgaire. Mais en lui rien ne fut grand ni digne du retour â la vie, à moins qu’on ne glorifie ses fraudes et ses impostures, les leçons de fourberies et d’orgueil pour les prestiges qu’il nous donna. Jurons donc ensemble et promettons-nous de répandre la même erreur parmi les hommes ; affirmons que nous sommes témoins qu’il a rendu la vue aux aveugles, ce que nul d’entre nous n’a jamais vu ; qu’il a fait entendre les sourds, ce que nul d’entre nous n’a jamais entendu ; qu’il a guéri des lépreux et ressuscité des morts ; enfin, soutenons comme véritable ce que nous ne lui avons jamais vu faire, ce qu’il n’a jamais enseigné. Toutefois, comme le supplice qui a terminé ses jours est trop connu pour qu’on puisse le déguiser, délivrons-nous de cet embarras, mais en assurant sans rougir qu’après être ressuscité il a conversé avec nous, et s’est assis à la même table et au même foyer. Persévérons dans cette impudence et cette constance dans l’imposture, et que cette folie persévère en nous jusqu’à la mort. Qu’y a-t-il, en effet, d’insensé à mourir pour soutenir le mensonge ? qui peut encore détourner de l’exposer sans motif aux fouets et aux tourments ? Supportons, s’il le faut, pour l’imposture, les feux, les outrages et les injures ; que ce soit l’objet continuel de nos pensées. Mentons tous de concert sans aucun avantage ni pour nous ni pour ceux que nous aurons séduits, ni même pour celui dont nous proclamons la fausse apothéose. Que notre fraude n’obtienne pas foi seulement en notre patrie ; répandons-nous sur la terre, et accréditons-la parmi tous les hommes. Aux antiques idées de la divinité qui gouvernaient les peuples substituons-en de nouvelles. Ordonnons d’abord aux Romains de ne plus honorer ceux que leurs ancêtres vénérèrent comme des dieux. Pénétrons dans la Grèce, et luttons avec ses sages ; passons en Égypte, et combattons ses dieux, non plus avec les miracles de Moïse, mais par la mort de notre maître, en la montrant comme un prodige redoutable. Ces dogmes, enfin, que toutes les nations ont reçus de ce peuple religieux, détruisons-les, non par la force des discours et de l’éloquence, mais par la puissance d’un maître élevé à une croix. Allons aux barbares, et renversons leur ancien culte. Que nul n’abandonne l’entreprise, car le prix de notre audace ne sera pas méprisable. Au lieu des récompenses vulgaires, les vengeances des lois de toutes les nations nous atteindront avec justice, les fers et les tortures et la prison, le feu et le glaive, la croix et les bêtes du cirque, voilà ce qui doit aiguiser notre courage, et les peines qu’il faut affronter à l’exemple de notre maître. En effet, quoi de plus beau que de se déclarer sans sujet l’ennemi des dieux et des hommes, que de se priver de tout plaisir, de renoncer à ce qu’on a de plus cher, de refuser les biens de ce monde, de se dépouiller de toute espérance honnête, et de se tromper grossièrement soi-même et les autres hommes, c’est là ce que nous nous proposons, ainsi que de nous élever contre les nations, et de déclarer la guerre aux dieux honorés dès l’origine du monde. C’est pour cela que nous proclamons comme Dieu et fils de Dieu, notre maître, crucifié à nos yeux, et que nous sommes prêts à mourir pour cet homme qui ne nous a rien appris d’utile. C’est parce qu’il ne nous a rien appris d’avantageux qu’il faut l’honorer, plus entreprendre tout pour illustrer son nom, et s’exposer pour une fausseté à toute espèce d’injures et de supplices, à la mort même la plus cruelle. Peut-être l’erreur est-elle vérité, et ce qui est contraire au mensonge est-il une imposture. Disons donc que Jésus a ressuscité les morts, qu’il a guéri les lépreux, chassé les démons, et fait bien des merveilles, quoique nous n’en sachions rien, que nous ayons tout imaginé, et trompons ceux que nous pourrons. Si personne ne se laisse séduire, alors nous aurons la digne récompense de nos impostures.

Vous semble-t-il croyable et vrai qu’après une convention semblable, ces gens grossiers et de basse extraction aient envahi l’empire romain, que la nature humaine ait dépouillé l’amour naturel qu’elle a de la vie pour se résigner sans sujet a une mort volontaire ? Pourriez-vous présumer que les disciples de notre Sauveur, bien qu’ils n’aient rien vu d’extraordinaire dans les actions de Jésus, en soient venus cependant à ce point d’aveuglement d’inventer de concert tout ce qu’ils en ont publié, et d’être prêts à mourir pour confirmer toutes les prétendues sentences qu’ils lui ont prêtées. Que dire ? Qu’ils ignoraient les supplices ou les exposerait leur témoignage rendu au nom de Jésus, et que c’est ainsi qu’ils allaient le confesser généreusement ? Mais il n’est pas présumable qu’ils ignorassent tous les maux qui les attendaient ces hommes qui allaient renverser les dieux des Romains, des Grecs et des Barbares. Leur histoire ne dit-elle pas clairement qu’après la mort de leur maître, quelques-uns de leurs ennemis se saisirent d’eux, les jetèrent en prison, et ne leur en ouvrirent les portes qu’en leur défendant de parler au nom de Jésus ? Lorsqu’ils apprirent que, malgré leur défense, ces hommes intrépides proclamaient devant tout le peuple la divinité de Jésus, ils les frappèrent de verges pour la doctrine qu’ils prêchaient. C’est alors que Pierre s’écria qu’il valait mieux obéir à Dieu qu’aux hommes (Act., V, 29). La générosité qu’Etienne déploya devant la multitude, le fit lapider ; et alors il s’éleva une furieuse persécution contre ceux qui prêchaient le nom de Jésus. Plus tard, Hérode, roi de Judée, fit décapiter Jacques, frère de Jean, jeta Pierre dans les chaînes, ainsi que le racontent les Actes des apôtres. Et néanmoins, tous les disciples persévérèrent dans la foi de Jésus, se répandirent encore davantage en annonçant le Christ et les œuvres de sa puissance. L’un d’entre eux, Jacques, frère du Seigneur, que le peuple de Jérusalem surnomma le Juste pour sa vertu, interrogé par les princes des prêtres et les docteurs de la loi sur ce qu’il pensait du Christ, répondit qu’il le tenait pour le fils de Dieu, et fut aussitôt lapidé. A Rome, Pierre est crucifié, la tête en bas ; Paul est décapité, et Jean est envoyé en exil à Pathmos. Et cependant, aucun des disciples n’abandonne l’entreprise commune ; tous appellent de leurs vœux une semblable récompense de leur piété, et ils publient avec plus de courage encore le nom de Jésus et ses merveilles.

Si donc cette doctrine n’était qu’un tissu d’impostures, n’est-il pas admirable qu’une si grande multitude ait gardé un tel concert dans le mensonge jusqu’à la mort, et que nul d’entre eux, pour éviter des supplices semblables à ceux de ses collègues, ne soit sorti de la société, ne se soit levé contre les autres disciples en révélant leurs impostures ? Bien plus, celui qui le trahit durant sa vie ne se fit-il pas aussitôt justice de ses propres mains ? Ne serait-ce pas le comble de la témérité pour des imposteurs de la lie du peuple, qui ne parlait et ne pouvaient comprendre que la langue de leur patrie, de former le dessein de parcourir l’univers ? et la réalisation de ce dessein ne serait-elle pas le plus grand des miracles ? Songez encore que jamais ils n’ont varié sur les actions de Jésus. Or, si dans les questions litigieuses, si devant les grands tribunaux ou dans les discussions entre les particuliers, le concert des témoins détruit tout doute (Deut., XIX, 15), car toute circonstance est garantie par le concert de deux ou trois témoins, comment mettre en question la vérité de ces mêmes actions qu’attestent douze apôtres, soixante et dix disciples choisis, sans compter une innombrable multitude d’hommes, qui tous gardent un concert admirable, qui protestent de la vérité des prodiges de Jésus, non pas sans essuyer d’assauts, mais au milieu des tourments, des outrages, et jusque dans les bras de la mort ? Comment en douter lorsque Dieu lui-même leur rend témoignage en prolongeant la force de leur témoignage jusqu’à ce jour et jusqu’au dernier moment du dernier des siècles.

En voilà assez sur une supposition aussi absurde. Nous n’avions admis, en effet, que pour éclaircir la question, cette étrange hypothèse contraire à l’Évangile, que Jésus, loin d’avoir été un docteur de sainteté, n’enseigna que l’injustice, l’orgueil et la perversité la plus consommée, et que ses disciples, formés à une telle école, furent les plus ambitieux et les plus corrompus des hommes : hypothèse aussi insensée qu’il serait insensé de calomnier Moïse, en disant que ce n’est que par feinte et par dérision que ce législateur a défendu le meurtre, l’adultère, le vol et le parjure ; qu’il voulait que ceux qui reconnaîtraient son autorité commissent et l’homicide et l’adultère et les autres crimes qu’il a défendus, pourvu qu’ils conservassent les dehors, et sussent s’entourer de l’extérieur de la sainteté. Ainsi encore, l’on peut vilipender les philosophes de la Grèce, leur tempérance et leurs préceptes, en disant qu’ils ont vécu contrairement à leurs écrits, et que, cachant ainsi leurs débordements, ils ont feint qu’ils aimaient la sagesse. Ainsi, pour tout dire enfin, l’on peut taxer d’imposture les histoires des anciens, nier ce qu’elles contiennent, et croire le contraire des faits qu’elles rapportent. Or, si un homme sage ne balancerait pas à ranger un esprit ainsi disposé au nombre des insensés, pourquoi ne pas traiter de la sorte celui qui, par rapport aux paroles et aux préceptes de notre Sauveur et de ses disciples violenterait la vérité et tenterait de lui supposer des idées opposées à son enseignement.

Cependant, dans la force de notre cause, admettons encore cette supposition vraiment absurde, afin de montrer le peu de solidité des rêveries que l’on nous veut opposer. Or, après la discussion précédente, nous pouvons recourir ici aux livres sacrés pour y voir la vie des disciples de Jésus. Mais, sur leur exposé, quel homme sage pourra refuser croyance à ces hommes qui, grossiers et sans littérature, ont embrassé avec ardeur les dogmes de la philosophie la plus sainte et la plus sublime, et se sont livrés aux pratiques une vie de tempérance et de sueurs, qu’ils ont rendue plus sainte encore par les jeunes, l’abstinence du vin et de la chair, et par la mortification de leur corps, unie à de ferventes prières et à des exercices précédés depuis longtemps déjà de la chasteté et de la pureté du corps et de l’âme ? Qui n’admirerait pas cette sublimité de sagesse qui les détache de leurs alliances légitimes, qui les élève au-dessus des plaisirs naturels et du désir de perpétuer leur nom ; car au lieu d’une race mortelle ; ils ambitionnaient une immortelle progéniture. Qui n’admirerait leur détachement, ce détachement dont nous pouvons comprendre retendue, lorsque nous les voyons se resserrer auprès de leur maître qui les détournait des richesses, et leur défendait d’étendre jusqu’à une seconde tunique ce qui était à leur usage. Quel homme ne déclinerait un précepte si austère ? Et cependant, il est constant qu’ils l’ont accompli, en jour un boiteux tendit la main à Pierre et à ceux qui raccompagnaient. C’était un de ceux qui mendiaient le soutien de leur misérable vie. Pierre, n’ayant rien à donner, avoue qu’il ne possède ni or, ni argent. « Je n’ai ni or, ni argent, dit-il, mais ce que j’ai, je vous le donne au nom de Jésus-Christ : « Levez-vous et marchez » (Act., III, 6).

Lorsqu’ils apprenaient les maux qui les menaçaient, de la bouche de leur maître qui les leur annonçait ainsi : Dans le monde vous éprouverez des tribulations, et vous pleurerez, et vous gémirez ; le monde se réjouira (Jean, XVI, 21), ne témoignèrent-ils pas la fermeté et l’élévation de leur courage. Ils ne fuirent pas ces luttes de l’âme, et ne cherchèrent pas les plaisirs de la terre, tandis que pour se les attacher, loin de les flatter et de faire ostentation de sa puissance, leur maître leur annonça sans déguisement les maux qui les menaçaient, inculquant ainsi sa doctrine dans leurs cœurs. Tel était ce qui devait suivre leur témoignage au nom de Jésus, ces citations aux tribunaux des princes et devant les trônes des rois, et ces innombrables supplices dont ils éprouvèrent la violence sans crime ni raison plausible de leur côté, mais seulement pour son nom. En voyant l’accomplissement de cette prophétie se prolonger jusqu’à ce jour, ne devons-nous pas être saisis d’admiration ? Le nom de Jésus irrite encore l’esprit des princes ; et sans qu’ils aient à lui reprocher aucun crime, ils châtient le chrétien qui confesse ce nom comme le dernier des scélérats. Si, au contraire, quelqu’un vient à renier cette croyance et à protester qu’il n’était pas des disciples du Christ, aussitôt on le renvoie libre, de quelques crimes qu’il se soit souillé.

Pourquoi chercher à réunir d’autres preuves sur les mœurs des apôtres de notre Sauveur, tandis que celles-là peuvent suffire pour établir notre proposition ? Après y avoir ajouté ce qui suit, je passerai à un autre genre de calomniateurs de notre foi.

Matthieu, l’apôtre, n’avait pas d’abord suivi un genre de vie grave et honnête : car il était un de ceux qui perçoivent les impôts et cherchent à amasser de l’argent. Nul des autres évangélistes ne nous l’a fait connaître, ni Jean, son frère d’apostolat, ni Luc, ni Marc ; Matthieu seul signala sa première vie et fut ainsi son propre accusateur. Voici en quels termes il parle sans déguisement de loi et de son genre de vie, dans l’Evangile qu’il a écrit : « Jésus, en s’éloignant, vit assis au bureau des impôts un homme qui se nommait Matthieu, et il lui dit : Suivez-moi. Le receveur se leva et le suivit. Comme Jésus était assis dans la maison, voici que plusieurs publicains et des pécheurs s’assirent auprès de lui et de ses disciples » (Matth., IX, 9). Plus loin, Matthieu énumère les disciples, et ajoute à son nom le titre de publicain. « Le premier, dit-il, fut Simon, surnommé Pierre, et André son frère ; Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère ; Philippe et Barthélemy ; Thomas, et Matthieu le publicain » (Matth., X, 2). Ainsi, par un trait de modestie, il révèle l’ignominie de sa première profession ; il se nomme le publicain, sans vouloir cacher ce qu’il fut, et ne se place qu’après son compagnon. Tandis, en effet, que Matthieu et Thomas sont joints l’un à l’autre, comme le sont Pierre et André, Jacques et Jean, Philippe et Barthélemy, l’humble écrivain met avant lui son frère d’apostolat, qu’il vénère comme bien supérieur, quoique les autres évangélistes fassent le contraire ; car Luc, en parlant de Matthieu, ne le nomme pas publicain et ne le place pas après Thomas ; mais comme il le sait supérieur, il le nomme le premier et Thomas le second. C’est encore ce que fait Marc. Voici comme Luc s’exprime : « Lorsque le jour parut, Jésus appela ses disciples. Il en choisit parmi eux douze qu’il nomma apôtres, savoir : Simon qu’il surnomma Pierre, et André son frère ; Jacquet et Jean, Philippe et Barthélemy, Matthieu et Thomas. » Luc parle ainsi de Matthieu, suivant le témoignage que lui ont rendu les témoins et les ministres de la parole sainte.

L’humilité de Jean est semblable à celle de Matthieu. Sans insérer son nom en quelqu’une de ses épîtres, il ne s’appelle que le vieillard, et jamais apôtre ni évangéliste. Quand il parle dans l’Evangile de celui qu’aima Jésus, jamais il ne trahit son nom. Le profond respect de Pierre pour la parole de Dieu ne lui permit pas de l’écrire. Marc, son ami et son disciple, écrivit d’après les paroles de Pierre les actions de Jésus. Arrivé au moment où Jésus demande à ses disciples ce que les hommes pensent de lui, après que ceux-ci ont répondu ce qu’ils croyaient et que Pierre a confessé qu’il le tenait pour le Christ, cet homme vénérable n’ajoute pas que Jésus-Christ répondit à ce témoignage, mais il dit de suite qu’il leur défendit de le révéler à qui que ce soit. Marc, en effet, ne se trouva pas à cet entretien de Jésus, et Pierre ne jugea pas à propos de lui exposer le témoignage que Jésus lui rendît pour ta foi. Mais Matthieu nous le révèle ainsi ? « Et vous, dit Jésus, qui dites-vous que je suis ? Simon Pierre répondit : Vous êtes le Christ, le fils du Dieu vivant ; et Jésus lui répondit : Vous êtes heureux, Simon Barjonas ; car ce n’est ni la chair ni le sang qui vous l’a révélé, mais mon Père qui est au ciel. Et moi, je vous dis : Vous êtes Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. Et je vous donnerai les clés du royaume des cieux ; ce que vous lierez sur la terre sera lié dans la ciel, et ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel » (Matth., XVI, 18) Marc ne rapporte aucune des paroles de Jésus à Pierre, parce que Pierre, comme il semble, ne les lui a pas fait connaître. Voici ce qu’il dit seulement : « A la demande de Jésus, Simon répondit : Vous êtes le Christ. Et Jésus leur défendit de le révéler à personne. » (Marc, VIII, 29) Pierre jugea qu’il devait taire ce témoignage. C’est pourquoi Marc l’a passé sous silence, tandis qu’il publie bien haut dans le monde son reniement, parce que l’apôtre le pleura avec amertume. Voici comme il en parle : « Pierre était dans la cour ; il vint à lui une servante du grand prêtre, qui l’ayant regardé, dit : Et vous, vous étiez aussi avec Jésus le Nazaréen. Il le nia et dit : Je ne sais ce que vous dites. Il sortit dans la cour, et le coq chanta. La servante le vit de nouveau, et se mit à dire aux assistants : Cet homme était parmi ces gens-là. Pierre la nia encore. Quelques moments après, ceux qui étaient là dirent à Pierre ; En vérité, vous étiez avec eux, car vous êtes galiléen. Pierre commença à jurer et à protester qu’il ne connaissait point cet homme. Et aussitôt pour la seconde fois le coq chanta » (Marc, XIV, 72).

Marc dit la chute de Pierre, et cet apôtre l’atteste : tout ce qu’a écrit cet évangéliste n’est en effet que l’exposé des récits de Pierre.

Et ces hommes qui ont tu ce qui pouvait inspirer une bonne opinion d’eux-mêmes, qui, dans leurs écrits, ont divulgué leurs fautes pour toujours, et fait connaître des actions coupables que personne n’eût sues, si on ne l’eût appris de leur témoignage, les accusera-t-on d’amour-propre et d’imposture ? Ne faudra-t-il pas plutôt reconnaître dans leurs écrits les caractères les plus évidents de l’amour de la vérité ? Ceux au contraire qui les accusent d’imposture et de mensonges, qui les chargent de blasphèmes comme des fourbes, ne sont-ils pas plutôt dignes de dérision ? Ne semblent-ils pas coupables d’envie et de calomnie et ennemis de la vérité, ces mêmes hommes qui changent en imposteurs et en subtils sophistes, comme ayant imaginé des aventures merveilleuses et prêté gratuitement à leur maître ce qu’il n’avait pas fait, des gens impies qui nous ont révélé dans leurs écrits leur âme sincère et bien éloignée de la subtilité.

Il me semble qu’on doit dire : Il faut croira les disciples de Jésus en tout ou non ; mais, si l’on ne peut ajouter foi à ces hommes seulement, on ne le peut pas davantage aux écrivains qui, chez les Grecs ou chez les Barbares, ont fait les vies, les discours ou les mémoires de ceux qui, à diverses époques, ont été célèbres par leurs grandes actions. Si l’on ne refuse croyance qu’aux apôtres, n’est-ce pas une partialité manifeste ? S’ils ont menti sur le compte de leur maître ; si, dans leurs écrits, ils ont supposé mille faits sans fondement, n’ont-ils pas aussi enseigné ses souffrances, je veux dire la trahison d’un disciple, les calomnies de ses accusateurs, les railleries et la dérision des juges, les injures et les soufflets qui meurtrirent son visage, les coups de verges qui déchirèrent son corps, la couronne d’épines qui ceignit sa tête d’une ignominie nouvelle, cette robe de pourpre, dont on fit sa chlamyde, cette croix enfin qu’il porta comme un trophée, à laquelle il fut attaché, et ses mains et ses pieds cloués ; le vinaigre qui l’abreuva, le roseau qui frappa sa tête, et les sarcasmes des spectateurs ? Mais il faut croire que ces souffrances et les autres de la vie de Jésus sont l’œuvre de l’imposture de ses disciples, ou il faut dire qu’on ne leur accordera de croyance que pour ces tristes circonstances, tandis que pour celles qui relèveraient la gloire et la majesté du maître, on rejettera leur témoignage ; mais comment autoriser cette diversité ? vouloir que sur le même sujet ils aient dit le vrai et le faux, c’est supposer qu’ils sont tombés en une étrange contradiction ; mais alors comment les combattre ? S’ils eussent voulu feindre et embellir le nom de leur maître d’imaginations mensongères, ils n’eussent pas écrit son supplice ; ils n’eussent pas révélé aux hommes qu’il fut rempli d’affliction et de tristesse, que son âme fut troublée, et qu’eux-mêmes l’abandonnèrent et s’enfuirent ; que. Pierre, son disciple et l’apôtre privilégié, sans avoir à craindre les supplices et les menaces du magistrat, l’a renié trois fois. Si d’autres écrivains eussent raconté de semblables faits, sans doute des disciples qui cherchaient à relever par leurs écrits la gloire de leur maître, eussent dû nier leurs récits. Si donc ils sont véridiques en l’exposé de ces affreuses circonstances, ils le sont bien davantage en celui des traits qui l’honorent ; car s’ils avaient formé une fois le dessein de tromper les hommes, ils pouvaient les omettre ou les nier, afin que la postérité n’eût rien à leur reprocher. Pourquoi donc ne pas feindre ? Pourquoi ne pas dire que Judas, qui le trahit par un baiser, aussitôt qu’il eut donné le gage de sa trahison, fut changé en pierre ? que celui qui osa le saisir vit aussitôt sa main se dessécher ? que Caïphe le grand prêtre, qui écouta favorablement ses zélateurs, fut frappé de cécité ? Pourquoi ne pas s’entendre pour proclamer qu’il ne lui est rien arrivé de sinistre, qu’il disparut de la présence des juges en se riant de leur faiblesse ? que, jouets d’une illusion par la permission divine, ceux qui conspirèrent contre sa vie crurent agir contre un homme qui n’était plus en leur puissance ? Quoi donc ! plutôt que de lui prêter les miracles qu’on en rapporte, n’était-il pas plus beau de raconter qu’il ne fut soumis ni aux malheurs qui éprouvent les hommes, ni à la mort, et qu’après avoir opéré ces prodiges par la puissance divine, il monta au ciel entouré d’une gloire toute céleste ? De tels récits ne remporteraient-ils pas sur les merveilles précédentes ? Comment, en effet, leur refuser alors son assentiment après le leur avoir déjà accordé sur d’autres merveilles ? Comment donc, après avoir déclaré sans altération la vérité de la tristesse et de l’agonie de Jésus, ne seront-ils pas à l’abri de tout soupçon sur les traits de puissance et de sainteté qu’ils en rapportent ?

Ainsi, le témoignage que les apôtres ont rendu du Sauveur est admissible. Je pense, cependant, qu’il ne sera pas inutile de recourir au témoignage du juif Josèphe, qui, au XVIIIe livre des Antiquités judaïques, dans l’histoire des temps de Pilate, parle ainsi de Jésus :

Josèphe sur le Christ

« Alors vivait Jésus, homme sage, s’il est permis de le nommer homme ; car il opérait des merveilles et révélait la vérité à ceux qui l’aimaient. Il attira à lui un grand nombre de sectateurs du judaïsme et de la religion grecque, c’était le Christ. Lorsque, sur les accusations des princes de notre nation, il eut été crucifié par Pilate, ses disciples ne lui en furent pas moins attachés ; car il leur apparut trois jours après, suivant les paroles des divines prophéties, qui prédirent plusieurs autres circonstances de sa venue. La société chrétienne fondée alors s’est soutenue jusqu’à ce jour. »

Or, si, d’après les paroles de l’historien Juif, il s’attacha les douze apôtres et les soixante et dix disciples, et s’attira un grand nombre des sectateurs du judaïsme et de la religion grecque, assurément il y avait en lui quelque chose de supérieur à ce qui anime les autres hommes. Comment, en effet, eût il pu gagner les partisans de ces croyances sans leur offrir le gage d’actions merveilleuses et d’une doctrine extraordinaire ? Les Actes des apôtres attestent qu’une grande multitude de Juif crurent que Jésus était le Christ de Dieu qu’annoncèrent les prophètes. L’histoire nous apprend encore qu’à Jérusalem était une Église du Christ, très considérable, composée de Juifs, et qui dura jusqu’au siège d’Adrien. Les premiers évêques qui se succédèrent en cette église furent juifs, et leurs noms sont conservés encore par les habitants du pays. Ainsi se trouve anéanti tout ce que l’on élevait contre les apôtres, puisque, par leur témoignage ou sans ce secours, il est reconnu que Jésus-Christ de Dieu s’est attaché par ses œuvres merveilleuses une multitude de Grecs et de Juifs. Après avoir ainsi répondu à la première classe d’incrédules, tournons-nous vers la seconde, vers ceux qui reconnaissent les merveilles de Jésus, mais qui prétendent que c’est par ses prestiges qu’il a ravi l’admiration de ceux qui l’entouraient, comme le ferait un enchanteur, un magicien.

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