Démonstration évangélique

LIVRE X

CHAPITRE VIII

DU PSAUME XXI

Sur ce qui s’est passé en la passion de salut. Pour la fin, pour le secours du matin.

« Mon Dieu, mon Dieu, tournez-vous vers moi. Pourquoi m’avez-vous abandonné ? La voix de mes péchés éloigne le salut de moi. Mon Dieu ! je crierai vers vous durant le jour, et vous ne m’exaucerez pas ; je crierai durant la nuit, et ce ne sera pas une folie pour moi. Pour vous, vous habitez le lieu saint ! O louange d’Israël ! nos pères ont espéré en vous ; ils ont espéré, et vous les avez délivrés. Ils ont été vers vous, et ils ont été sauvés. Ils ont espéré en vous, et ils n’ont pas été confondus. Pour moi je suis un ver et non pas un homme ; je suis l’opprobre des hommes et le rebut du peuple. Tous ceux qui me voyaient m’ont insulté ; le mépris sur les lèvres, ils ont secoué la tête en disant : Il a espéré en Dieu, que Dieu le délivre ; que Dieu le sauve, puisqu’il a espéré en lui ; car c’est vous qui m’avez tiré du sein de ma mère ; vous étiez mon espérance lorsque j’étais à la mamelle. Du sein de ma mère j’ai passé entre vos bras. Vous étiez mon Dieu dès que je suis sorti de ses flancs. Ne vous éloignez pas de moi, parce que la tribulation approche, et personne n’est là pour me secourir. Une multitude de veaux m’a environné ; des taureaux gras m’ont assailli ; ils ont ouvert leur gueule pour me dévorer, comme le lion qui ravit et qui rugit. Je me suis écoulé comme l’eau, et tous mes os ont été ébranlés. Mon cœur a défailli au dedans de moi, comme la cire qui se fond ; ma force s’est desséchée comme l’argile ; ma langue s’est attachée à mon palais, et vous m’avez conduit à la poussière de la mort ; car une multitude de chiens m’a environnée, le conseil des méchants m’a assiégé. Ils ont percé mes mains et mes pieds, ils ont compté tous mes os. Ils m’ont regardé et considéré attentivement ; ils se sont partagé mes vêtements, et ils ont jeté le sort sur ma robe. Mais vous, Seigneur, n’éloignez pas votre assistance ; hâtez-vous de me secourir. Arrachez mon âme au glaive et délivrez mon unique de la puissance du chien ; sauvez-moi de la gueule du lion et dérobez ma faiblesse à la corne des licornes. Je révélerai votre nom à mes frères ; je vous louerai au milieu de l’assemblée. Vous qui craignez le Seigneur, louez-le. Que toute la race de Jacob le glorifie. Que la race d’Israël le craigne, parce qu’il n’a pas dédaigné ni rejeté la prière du pauvre ; il n’a pas détourné de moi son visage ; quand je criai vers lui, il m’a exaucé. Vous êtes ma louange au milieu de votre Eglise. J’acquitterai mes vœux en présence de ceux qui le craignent. Les pauvres mangeront et seront rassasiés, et ceux qui cherchent le Seigneur le loueront ; leurs âmes vivront dans les siècles des siècles. Les nations des extrémités de la terre se rappelleront le Seigneur et se tourneront vers lui, et toutes les familles des peuples se prosterneront devant lui, car l’empire est au Seigneur et il règnera sur les nations. Tous les heureux du siècle ont mangé et ont adoré ; tout ce qui descend dans la tombe s’inclinera devant lui ; mon âme vivra pour lui et ma race le servira. La génération qui doit venir sera consacrée au Seigneur, et l’on annoncera sa justice au peuple qui doit venir et que le Seigneur a formé. »

Or, celle parole du commencement du psaume « Mon Dieu, tournez-vous vers moi, pourquoi m’avez-vous abandonné, » fut prononcée par notre Sauveur au temps de sa passion d’après le témoignage de Matthieu : « A la sixième heure les ténèbres s’étendirent sur la terre jusqu’à la neuvième, et à la neuvième heure Jésus cria à haute voix : Eloïm, Eloïm, lamma sabaethani, c’est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ! » Ces mots hébreux sont empruntés au psaume XXI. Le psaume en effet commence par ces mots : Eli, lamma sabacthani, qu’Aquila a traduit de la sorte : Mon fort, mon fort, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Or on ne saurait nier que ces paroles aient le même sens que celles que notre Sauveur prononça au temps de sa passion. C’est donc à lui et non à aucun autre qu’il faut rapporter ce psaume, puisque ce qu’il contient ne convient qu’à lui seul. Il est constant que les diverses circonstances se sont accomplies en lui, ainsi que ce passage du psaume : « Ils se sont partagé mes vêtements et ils ont jeté le sort sur ma robe. » Il montre très-clairement les trous des clous qui percèrent ses mains et ses pieds sur la croix lorsqu’il dit : « Ils ont percé mes mains et mes pieds ; ils ont compté tous mes os. » De même les autres particularités ne se rapportent qu’à lui, comme la suite de cette exposition le fera voir ; ou celui qui voudra les attribuer à un autre personnage, roi, prophète, ou l’un des amis de Dieu qui vécurent autrefois parmi les Juifs, nous en établira, s’il le peut, l’application. Quel est en effet parmi ceux qui furent jamais portés dans le sein d’une mère celui qui eut assez de sagesse et de forces pour recevoir la connaissance de Dieu dans un entendement ferme, dans une âme inébranlable et une sagesse attentive, et pour reposer toute son espérance en Dieu, de manière à pouvoir dire : « C’est vous qui m’avez tiré du sein de ma mère ; vous étiez mon espérance lorsque j’étais à la mamelle ; du sein de ma mère j’ai passé entre vos bras ; vous étiez mon Dieu dès que je suis sorti de ses flancs. » Quel objet des soins si vigilants de Dieu devint l’opprobre des hommes et le rebut du peuple ? Quels furent, d’où sortirent ces veaux et ces taureaux dont il fut entouré ? « Dans quelles souffrances celui qui est indiqué s’est-il écoulé comme l’eau ? Comment ses os ont-ils été dispersés ? Comment fut-il conduit dans la poussière de la mort ? Comment de cette poussière de la mort prononce-t-il encore des paroles semblables ? Comment vit-il ? comment parle-t-il ? Quels sont ces chiens qui l’entourent, indépendamment des veaux et des taureaux déjà nommés ? Quelle est l’assemblée des méchants qui percèrent les mains et les pieds de cet homme, et qui, après l’avoir dépouillé, se partagèrent une partie de ses vêtements et jetèrent le sort sur le reste ? quelle est l’épée ? quel, le chien ? quel, le lion ? et quelles sont ces licornes qui assiègent celui dont il est parlé ? Comment après cette lutte avec des ennemis si cruels, promit-il d’annoncer le nom de son père, non pas à tous les hommes, mais à ses frères seuls ? Quels sont ces frères ? Quelle est cette Eglise, dont celui qui a souffert ces maux parle ainsi : « Je vous louerai au milieu de l’assemblée. Il ajoute que les peuples des extrémités de la terre, et non les Juifs, se rappelleront le Seigneur et se tourneront vers lui, et toutes les familles des peuples se porteront devant lui.

Méditez en vous-même chaque passage du psaume, et voyez si l’on peut rapporter ces prédictions à un homme quelconque. Mais vous n’en trouverez pas d’autres à qui vous puissiez les attribuer que notre Sauveur seul qui s’est appliqué avec toute l’exactitude et la vérité possibles les paroles du psaume, comme l’attestent les évangélistes. Matthieu cite les temps que nous avons rapportés. Marc raconte avec les expressions de Matthieu « A la sixième heure, dit-il, les ténèbres se répandirent sur toute la terre jusqu’à la neuvième, et à la neuvième Jésus cria d’une voix forte : Eli, Eli, lamma sabacthani, c’est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez -vous abandonné ? » et quelques-uns qui l’entendirent, disaient : Il appelle Elie (Marc, XV, 33).

Maintenant donc, considérons comment les traits du psaume se rapporteront au Christ. Et d’abord examinons le titre pour la fin ; en suivant Aquila, pour l’auteur de la victoire, ou, d’après Symmaque chant triomphal pour le secours. Il nous vient à l’esprit que, selon le texte des Evangiles, les ténèbres s’étant répandues sur la terre de la sixième heure à la neuvième, la passion de salut s’accomplit vers la neuvième heure, quand Jésus jeta un grand cri, après avoir prononcé les paroles qui ont été rapportées précédemment, de sorte qu’il faut reconnaître que sa passion a eu lieu sur le soir, à l’approche de la nuit. Et la résurrection des morts, qui fut le secours du père qui l’assista, l’éleva des régions de la mort et l’attira à lui, eut lieu au matin, comme il est encore établi par le témoignage des Evangiles. Luc dit « Or le premier jour de la semaine, de grand matin, ils vinrent au sépulcre avec les présents qu’ils avaient préparés (il s’agit ici des femmes et de quelques disciples), et ils trouvèrent la pierre roulée loin du sépulcre. Mais étant entrées elles ne trouvèrent pas le corps, parce que notre Sauveur était ressuscité d’entre les morts » (Luc, XXIV, 1). C’est ce qu’indique Marc encore en ces termes : « Et de grand matin, le premier jour de la semaine, elles vinrent au sépulcre, au lever du soleil, et elles se disaient entre elles : Qui nous roulera la pierre hors la porte du sépulcre ? car elle était fort grande. Elles arrivèrent et la trouvèrent roulée ; car déjà il était ressuscité » (Marc, XV, 2). Tel est aussi le témoignage de Jean, qui dit : « Le premier jour de la semaine, Marie-Madeleine va au sépulcre de grand matin, les ténèbres n’étaient pas encore dissipées, et elle voit la pierre roulée hors de la grotte » (Jean, XX, 1). Matthieu, quoi qu’il ait dit la nuit du sabbat, ajoute : » Au premier jour de la semaine, Marie-Madeleine et l’autre Marie vinrent voir le sépulcre ; et voici qu’il y eut un grand tremblement de terre, car l’ange du Seigneur descendit du ciel et roula la pierre hors de la porte du tombeau.

J’ai dû rapporter ces témoignages pour établir le secours du matin annonce dans le psaume. Comme en effet ce psaume marque les circonstances de la passion de notre Sauveur, et que l’économie de la passion ne fut pas incomplète, mais qu’elle fut consommée par la résurrection d’entre les morts et le secours du matin, aussi s’intitule-t-il de cette fin admirable ; et tout ce qui précède et les souffrances antérieures à sa mort n’ayant pour but que la résurrection et le secours du matin. Notre Sauveur et Seigneur dit donc : « Mon Dieu, mon Dieu, tournez-vous vers moi. Pourquoi m’avez-vous abandonné ? » et il continue : « Pour moi je suis un ver de terre et non pas un homme, l’opprobre des hommes et le rebut du peuple. Il ajoute : « Une multitude de veaux m’a environné ; des taureaux gras m’ont assailli. » Puis il prédit clairement sa mort et dit : « Vous m’avez conduit à la poussière de la mort, car une multitude de chiens m’a environné ; le conseil des méchants m’a assiégé ; ils ont percé mes mains et mes pieds. » Il indiqua encore les circonstances mêmes de sa passion : « Ils se sont partagé mes vêtements, et ils ont jeté le sort sur ma robe. » Il ne s’arrête pas à ce trait et à ceux qui lui ressemblent, il ajoute : « Vous qui craignez le Seigneur, louez-le, car il n’a pas dédaigné ni rejeté la prière du pauvre ; il n’a pas détourne de moi son visage ; quand je criai vers lui, il m’a exaucé. » Or comment dirait-il qu’il est exaucé, s’il n’avait obtenu tout ce qu’il demandait précédemment, lorsqu’il dit : « Vous m’avez conduit à la poussière de la mort ; arrachez mon âme au glaive et délivrez mon unique de la puissance du chien. » Exaucé dans cette prière et cette demande de la délivrance et du salut, il continue : « Il n’a pas dédaigné ni rejeté la prière du pauvre ; il n’a pas détourné de moi son visage ; quand je criai vers lui, il m’a exaucé. » Il indique clairement sa résurrection après la mort, qui arriva au secours du matin, et dont le psaume dit plus bas : « Mais vous, Seigneur, n’éloignez pas votre assistance ; hâtez-vous de me secourir. » Mais quel est ce secours ? sinon celui que désigne le titre du psaume.

En voilà assez sur ce titre. Quant à cette parole : Eli, Eli, lamma sabacthani, prononcée en hébreu par notre Sauveur au temps de sa passion, et contenue aussi dans le psaume, réfléchissez si elle ne contient pas un sens sublime dans l’hébreu. Car Dieu est appelé Eloïm. Vous trouverez ce nom partout dans l’Ecriture, puisqu’en effet Dieu est appelé de ce nom hébreu maintenant encore dans les Septante ; mais l’hébreu emploie certains autres termes pour désigner la Divinité, comme Saddac, Jao, El et d’autres semblables. Le psaume qui nous occupe, usant donc du mot El, et non pas d’Eloïm, commence par cette parole : Eli, Eli, lamma sabacthani, que prononça Notre-Seigneur. Aussi Aquila qui sentait la différence du nom hébreu de Dieu, Eloïm, ne crut pas devoir traduire le sens du mot Eli, Eli : mon Dieu, mon Dieu, avec les autres interprètes ; mais, mon fort, mon fort. On eût dit avec plus de justesse ma force, ma force ; de sorte que d’après cette interprétation, quand l’agneau de Dieu, notre Sauveur, dit à son père : Eli, Eli, il lui parle ainsi : Mon fort, mon fort, pourquoi m’avez-vous abandonné ? Et sans doute c’est parce que son fort l’a abandonné qu’il a été crucifié, comme l’indique l’Apôtre. En effet, et il fut crucifié selon sa faiblesse, mais il vit par la puissance de Dieu » (II Cor., XIII, 4) ; car il n’eût point été crucifié, si son fort ne l’eût abandonné. Or, que l’on considère s’il ne convenait pas que l’agneau de Dieu, conduit au supplice comme une brebis et comme un agneau muet devant celui qui le tond (Isaïe, LIII, 7), rapportât ses forces à Dieu, et crût ne rien avoir en propre que son père ; c’est pour cela qu’il l’appelle son père, sa force, comme dans le psaume XVII où il le nomme son père, son ferme appui et son refuge. « Je vous aimerai, dit-il, Seigneur qui êtes ma force ; le Seigneur est mon ferme appui, mon refuge et mon libérateur (Ps., XVII, 1). Dieu est mon aide, et j’espèrerai en lui il est mon défenseur, la corne de mon salut et mon protecteur. » Son fort l’abandonna donc quand il voulut qu’il s’abaissât jusqu’à la mort, et à la mort de la croix, qu’il devint le prix et la rançon du monde entier et l’expiation de la vie de ceux qui avaient cru en lui. Mais bien informé de la volonté paternelle et divine et instruit autant qu’il est possible des causes de l’abandon de son père, il s’abaissa encore davantage et accepta la mort pour nous avec une grande ardeur ; le saint et le fils béni est devenu malédiction pour nous, et celui qui ne connaissait pas (II Cor., V, 21) le péché s’est rendu le péché même, afin que nous devinssions en lui justes de la justice de Dieu. Après nous avoir déchargés de nos crimes, il souffrit le supplice de la croix que nous devions subir, s’étant rendu notre rançon et notre expiation, de sorte que nous pouvons dire cette parole du prophète : « Il a porté nos péchés ; il s’est chargé de nos douleurs. Il a été blessé lui-même à cause de nos iniquités, et il a été brisé pour nos crimes, afin que nous fussions guéris par ses meurtrissures ; car le Seigneur l’a livré à nos iniquités » (Isaïe, LIII, 4). Aussi livré par son père, brisé et chargé de nos iniquités, il a été conduit au supplice comme une brebis. L’Apôtre partage cette pensée, quand il dit : « Il n’a pas épargné son propre fils ; mais il l’a livré à la mort pour nous tous » (Romains, VIII, 32). Pour nous exciter à rechercher le motif pour lequel le père l’a abandonné, il dit : « Pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Le motif, ce fut la délivrance de tout le genre humain racheté par son sang précieux de la servitude insupportable où le retenaient les tyrans invisibles les démons impurs, les esprits et les princes de malice. Et aussi, son père l’a abandonné, afin de montrer l’affection du Christ pour les hommes. C’est pourquoi il offre de lui-même pour les hommes sa vie sur laquelle personne n’avait de pouvoir, comme il nous l’apprend lui-même : « Nul, dit-il, ne m’ôte ma vie, mais j’ai le pouvoir de la donner et celui de la reprendre de nouveau » (Jean, X, 18). A ces paroles, il ajoute celles-ci : « La voix de mes péchés éloigne le salut de moi » (Ps., XXI, 1). Aquila dit : « La voix de mon frémissement éloigne le salut de moi. » Symmaque : « La voix de mes douleurs s’éloigne de mon salut. » Et une cinquième interprétation que l’on cite aussi : « La voix de mes supplications éloigne mon salut. » Ainsi, aucune de ces interprétations ne renferme ces mots : « La voix de mes péchés, » par une diversité qui se glisse quelquefois dans les livres. Toutefois il faut examiner si parmi ces interprétations nombreuses, quelqu’une ne dit pas qu’il s’est rendu propres nos iniquités. Le Christ ajoute donc : « Mon Dieu, je crierai vers vous durant le jour, durant la nuit, et ce ne sera pas une folie pour moi. » Ce que Symmaque traduit encore : « Mon Dieu, je crierai le jour et vous n’exaucerez pas ; la nuit, et il n’y a pas de silence. » Le Christ s’étonne donc que son père ne l’exauce pas, comme d’une chose nouvelle et extraordinaire. Mais Dieu se réservait à lui prêter l’oreille au temps convenable. Ce fut à l’heure du secours du matin ou de la résurrection d’entre les morts où il lui fut dit, si jamais : « Je vous ai exaucé au temps favorable, et je vous ai secouru au jour du salut. Voici maintenant le temps favorable ; voici maintenant le jour du salut » (II Cor., VI, 2). Dans un autre sens, ces paroles peuvent être dites par notre Sauveur, habitué à être toujours exaucé en ses prières par son père, et qui espère qu’il le sera maintenant, comme s’il eût dit plus clairement : Est-il possible, ô mon Père ! que votre fils unique et bien-aimé ne soit pas écouté, quand il crie et élève sa voix vers vous, son père ? C’est ce qu’il nous apprend en l’Evangile selon saint Jean, au sujet de Lazare, quand, après avoir dit : « Otez la pierre du sépulcre, il leva les yeux au ciel, et ajouta : « Mon Père, je vous rends grâces de ce que vous m’avez exaucé. Pour moi, je savais que vous m’exaucez toujours » (Jean, XI, 41). Si donc Dieu l’exauce toujours, c’est sans hésitation et avec la ferme conviction qu’il sera écouté maintenant aussi, que Jésus dit avec la forme interrogatoire : « Mon Dieu, je crierai durant le jour et vous ne m’exaucerez pas ? » Et nous devons affecter, » vous ne m’exaucerez pas, » du point d’interrogation, et entendre le contraire de ce que le Christ demande. Il nous le fait connaître un peu plus bas, dans le même psaume, en ces termes : « Il n’a pas dédaigné ni rejeté la prière du pauvre ; il n’a pas détourné de moi son visage ; quand je criai vers lui, il m’a exauce. »

Comment donc, dit-il, avec la négation ? Mon Dieu, je crierai durant le jour, et vous ne m’exaucerez pas, sinon dans le sens que nous avons indiqué, et qu’il désigne lui-même, je le crois, en parlant ainsi : « Mon Dieu, je crierai durant le jour et vous ne m’exaucerez pas ? durant la nuit, et ce ne sera pas une folie pour moi. » Car, entend-il, ce n’est pas une folie pour moi que de dire, vous m’exaucerez ? En effet, je sais pourquoi je vous parle ainsi, assuré que je suis que vous protégez et que vous m’exaucez, et non pas moi seulement ; mais encore tous vos saints. Toujours, en effet, et jusque dans l’éternité vous habitez en vos saints et vous êtes la louange de tout homme ami de Dieu et que l’on surnomme Israël. Aussi quiconque s’attache à vous, possède-t-il une gloire peu ordinaire. « Nos pères ont espéré en vous, ils ont espéré et ils ont été délivrés des maux qui fondaient sur eux ; ils ont crié vers vous, et ils ont été sauvés. Ils ont espéré en vous et n’ont pas été confondus. » Si donc les saints sont ainsi traités, si leurs cris sont exaucés, et s’ils ne sont pas confondus, avec que le plénitude et quelle promptitude le cri de votre Fils bien aimé sera-t-il exaucé ? Car si je dis comme avec étonnement, je crierai et vous ne m’exaucerez pas ? ce n’est pas l’ignorance qui me suggère cette parole. Je sais comment je forme ma prière, sans orgueil ni jactance, mais avec le sentiment de l’abjection ; car doux et humble de cœur, c’est avec humilité et selon ma douceur que je prononce ces paroles d’humilité. Aussi m’appelle-je un ver. Qu’y a-t-il, en effet, de plus abject qu’un ver ? Ainsi je ne me nomme pas homme ; descendu de ma gloire à cette abjection de paraître ne différer en rien d’un ver, parce que je suis arrivé à la mort et à la destruction de mon corps. Comment un ver, sinon parce que les corps sont soumis à la corruption, et abaissés jusqu’à elle, je ne me connais plus que comme un ver et non comme un homme ? Aussi suis-je devenu l’opprobre des hommes et le rebut du peuple ; et jamais je n’aurais été exposé à être leur opprobre et leur rebut, si dans le temps de ma passion je ne m’étais ravalé jusqu’à être un ver. Alors donc, ceux qui me voyaient suspendu à la croix, raillèrent, le mépris sur les lèvres, et secouèrent la tête en disant : « Il a espéré en Dieu, que Dieu le délivre ; qu’ille sauve, puisqu’il a espéré en lui. » Ces prédictions du psaume sur des événements qui ne devaient se réaliser que si longtemps après, s’accomplirent quand, selon Matthieu, deux voleurs étant crucifiés avec lui, l’un à la droite et l’autre à la gauche du Sauveur, ceux qui passaient le blasphémaient en secouant la tête et en disant : « Ah ! vous qui détruisez le temple et le reconstruisez en trois jours, sauvez-vous vous même, si vous êtes le Fils de Dieu, descendez de la croix » (Matth., XXVII, 38). Les pontifes, ainsi que les anciens, et les scribes l’outrageaient de la même manière, et disaient : « Il a sauvé les autres, il ne peut se sauver. S’il est le roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix, et nous croirons en lui. S’il espère en Dieu, que Dieu le délivre, s’il le veut, car il a dit : je suis le Fils de Dieu. « Suivant Luc, le peuple regardait, et les princes avec la multitude le raillaient, disant : « Il a sauvé les autres, qu’il se sauve lui-même, s’il est le Christ, le Fils chéri de Dieu » (Luc, XXIII, 35). D’après Marc, ceux qui passaient le blasphémaient en secouant la tête, et en disant : « Ah ! vous qui détruisez le temple et le reconstruisez en trois jours, sauvez-vous vous-même, et descendez de la croix » (Marc, XV, 29). Les pontifes s’enjouaient de même et se disaient entre eux avec les scribes : « Il a sauvé les autres, il ne peut se sauver lui-même. Que le Christ, le roi d’Israël descende maintenant de la croix, afin que nous voyions et que nous croyions en lui. »

En quoi ces paroles diffèrent-elles de celles-ci du psaume : « Pour moi je suis un ver et non pas un bomme, l’opprobre des hommes et le rebut du peuple ; tous ceux qui me voyaient m’ont insulté, le mépris sur les lèvres ; ils ont secoué la tête en disant : il a espéré en Dieu ; que Dieu le délivre, puis qu’il a espéré en lui. » Mais ne vous étonnez pas si tous ces outrages ont été proférés et consommés en la passion de notre Sauveur, puisqu’aujourd’hui encore les hommes qui n’ont pas embrassé sa foi, le regardent comme l’opprobre des hommes. Qu’y a-t-il, en effet, de plus honteux et de plus infamant que le supplice de la croix ? C’est l’opprobre du peuple circoncis, puisque même aujourd’hui toute cette nation le raille, le rabaisse et le méprise. Aussi l’Apôtre dit-il : « Pour nous, nous annonçons le Christ crucifié, scandale aux Juifs et folie aux nations » (I Cor., I, 23).

La suite du psaume se rapporte au Christ en plusieurs endroits encore. Il forma cette prière au temps de l’affliction qui vint l’assaillir. Or, comme il sentait que son union avec la chair et sa naissance d’une femme et d’une vierge étaient plus avilissantes que la mort même, au temps de sa mort il rappelle ainsi à son père les circonstances de sa naissance : « Car c’est vous qui m’avez tiré du sein de ma mère ; vous étiez mon espérance lorsque j’étais à la mamelle. Du sein de ma mère j’ai passé dans vos bras : vous étiez mon Dieu dès que je suis sorti de ses flancs. »

C’est avec raison qu’il en rappelle le souvenir pour adoucir l’amertume des maux présents. Car, dit-il, si vous avez été mon secours quand je revêtais la nature humaine, alors que vous, mon Dieu et mon Père, vous avez ouvert le flanc qui me portait pour en faire sortir la chair formée par le Saint Esprit, déployez votre puissance, afin qu’il ne demeure ni complot ni piège des puissances ennemies et des esprits mauvais qui portèrent envie à ma venue parmi les hommes, puisqu’au premier moment de mon existence vous avez voilé ce que j’étais dans le sein qui me porta, afin que la conception de la sainte Vierge, par l’Esprit saint, fût ignorée des princes de ce siècle. C’est ce grand mystère que Gabriel, votre archange, a manifesté, lorsqu’il dit à Marie : « L’Esprit saint viendra sur vous, et la vertu du Très Haut vous couvrira de son ombre » (Luc, I, 35). De même donc que votre force suprême m’a ombragé quand je fus conçu, et au moment de ma naissance m’a tiré du sein de ma mère, ainsi j’ai l’immense consolation que vous me retirerez bien plutôt de la mort. Dans cette espérance, je me suis confié à vous, mon Dieu, mon Seigneur et mon Père, et j’y ai recours ; non pas que je repose alors pour la première fois ma confiance en vous, puisqu’elle y demeurait dès le temps que, nourri du lait de l’enfance, je paraissais faible et sans intelligence, de même que les enfants des hommes. Mais il n’en était pas ainsi et quoique j’eusse un corps semblable à celui des hommes, différent cependant de force et de substance, j’étais libre et indépendant comme votre agneau, ô Dieu ! puisque j’étais nourri de lait dès cet âge, c’est à-dire dès la mamelle de ma mère. Du reste, qu’on ne s’étonne pas en apprenant que, « du sein de ma mère j’ai passé entre vos bras ; vous étiez mon Dieu dès que je suis sorti de ses flancs. Car alors même que j’étais porté dans le sein de celle qui m’avait conçu, je vous voyais, mon Dieu, comme ayant demeuré sans confusion ni obscurité dans cette union avec la chair, ou plutôt, alors même incorporel et libre de tout lien. » J’ai tellement passé du sein de ma mère entre vos bras, et vous êtes tellement mon Dieu dès que je suis sorti de ses flancs, que ma puissance, encore renfermée en la sainte Vierge, se fit sentir à Jean, mon précurseur, porte par Elisabeth ; de sorte que, sous l’impression de ma divinité, il tressaillit d’allégresse, il fut rempli de l’Esprit saint. Rempli donc de ces souvenirs, et conservant mon Dieu et mon père en tout temps sous mes yeux, au moment de la passion qui vint m’assaillir, soumis volontairement et de plein gré à vous, mon père, je suis devenu un ver et non pas un homme, l’opprobre des hommes, et l’abjection du peuple. Et maintenant tous ceux qui voient mon corps cloué à la croix, persuadés qu’ils ont sous les yeux un objet funeste, se moquent de moi, et en viennent à cet excès de raillerie et de mépris, que non seulement ils entretiennent et nourrissent des impiétés en leur intelligence, mais qu’ils osent les prononcer sans crainte et les faire entendre ; car, le mépris sur les lèvres, ils ont secoué la tête en disant il a espéré en Dieu, que Dieu le délivre. Maintenant donc, entouré que je suis de telles douleurs, vous qui êtes mon père, qui m’avez tiré des flancs de ma mère, dans les bras duquel j’ai passé de son sein, en qui j’ai espéré dès ses mamelles, vous que j’ai connu dès le sein de ma mère et qui m’avez connu aussi, je vous prie et je vous conjure de ne pas vous éloigner, parce que la tribulation est proche ; car, dit-il, voici la nuée de l’affliction extrême, si épaisse, qu’il n’en fut jamais de telle, et elle s’approche, prête à me saisir et à s’appesantir sur moi. Car, par cette affliction qui me tourmente, je n’entends ni la croix, ni le mépris des hommes, ni leurs risées, ni même les supplices qui précédèrent le crucifiement, les fouets, les insultes et tous les autres excès de la fureur des hommes contre moi. Mais je vois ma séparation d’avec mon corps par la mort ; la descente aux enfers et l’insolence des puissances qui s’opposent et résistent à Dieu. C’est pourquoi je dis que la tribulation s’approche et personne n’est là pour me secourir. Comment en effet cette affliction ne serait-elle pas excessive et sans borne, dans laquelle il n’y a personne pour secourir ? Il descendait dans l’enfer pour le salut des âmes qui attendaient sa venue depuis de longues années, et il y pénétrait pour briser les portes d’airain, pour rompre les verrous de fer et rendre libres les captifs de l’enfer ; ce qui arriva lorsque plusieurs des saints qui s’étaient endormis, étant ressuscités, entrèrent avec lui dans la cité de Dieu vraiment sainte. Mais les puissances ennemies luttaient contre lui pour le malheur des hommes, accablant d’une affliction immense et de tribulation celui qui pleurait même sur elles par un excès de honte. »

Or, remarquez comment toutes ces paroles sont proférées : c’est en la personne de celui qui a été porté dans le sein d’une mère, qui est sorti du ventre d’une mère, et que nous avons dit être l’agneau de Dieu ; car les circonstances de la passion s’appliquent à lui, comme celles de la naissance corporelle. En effet, ce qui naît, meurt aussi ; et ce qui est mortel n’est soumis à la mort que pour sa naissance. Notre Sauveur et Seigneur n’expose donc pas ses afflictions comme pur esprit et incorporel, ni comme Verbe de Dieu et Dieu, mais comme pouvant adresser à son père cette prière : « C’est vous qui m’avez tiré du sein de ma mère ; vous étiez mon espérance lorsque j’étais à la mamelle. Du sein de ma mère j’ai passé entre vos bras ; vous étiez mon Dieu dès que je suis sorti de ses flancs. » Arrivé à sa passion, il adressa donc cette demande à son père : « Maintenant, dit-il, que vont fondre sur moi des forces rivales, les démons impurs et les esprits de malice, et surtout l’esprit le plus pervers, le prince de ce siècle, que leur malice fait nommer bêtes cruelles, taureaux sauvages, veaux, lions ou chiens, tandis que je suis sur le point de m’élever contre tous et de ne leur faire rien de favorable, parce que leur excès de malice les empêche de recevoir mes bienfaits, et que nul de ceux qui viennent d’être nommés ne me secoure, et m’assiste en ce combat livré pour les âmes au sein de l’enfer : comment ne dirai-je pas avec justice que la tribulation s’approche, et que personne ne vient me secourir ? »

Du reste, nous comprenons qu’il n’est pas étonnant que les puissances mauvaises et rivales ne l’assistent ni ne le secourent pas en ce bienfait mais le comble de l’affliction pour lui fut assurément que nul des anges, ses amis et ses ministres, qu’aucune des puissances divines n’osa descendre dans les palais de la mort, ni coopérer à la délivrance des âmes captives. Seul il ne redouta pas cette entreprise, parce que les portes de la mort furent ouvertes pour lui seul, que les gardiens de l’enfer ne craignirent que lui, et que celui même qui avait la puissance de la mort, descendit du trône de sa puissance, le reconnut pour son seul Seigneur, et lui adressa des prières et des supplications pressantes, ainsi qu’il est marqué au livre de Job, à ce sujet. Toutefois, en voyant l’impuissante impiété du tyran appuyée d’un tel ascendant, que nul des esprits célestes n’osa descendre avec lui dans ces abimes, et coopérer à la délivrance des âmes qui y étaient retenues, le Christ dit avec raison : « La tribulation s’approche, et personne n’est là pour me secourir. » Celui qui seul pouvait l’assister en ces lieux l’ayant abandonné, afin que la gloire et l’éclat de son entreprise et de sa victoire complète fussent rapportés à lui seul par tous les hommes. Comme celui qui seul pouvait le secourir ne fut pas alors son défenseur, aussi, dit-il, dès le commencement du psaume : « Eli, Eli, lamma sabacthani, » c’est-à-dire : mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? La puissance paternelle le protégeait en sa conception et son séjour dans le sein de la sainte Vierge, quand l’Esprit saint vint sur la Vierge, que la vertu du Très-Haut la couvrit de son ombre, et que, suivant la prophétie, le Père tira de celle-ci le fruit qui y était né. Mais lorsqu’au temps de sa passion il fut dépouillé pour lutter avec la mort, Dieu ne lui prêta plus son secours. Car je m’en rapporte à son témoignage. En effet, ce cri : Eli, Eli, lamma sabacthani, qu’il jeta sur la croix, et que le prophète prononce dans le psaume, « et la tribulation s’approche, et il n’y a personne pour me secourir, » que signifie-t-il ? sinon que, magnanime athlète, il fut exposé à de si redoutables adversaires, tandis que l’agonothète et le juge du combat était le Dieu suprême. Il conjure son Père, observateur et juge des événements de la lutte, de l’assister comme un alipte[1] habile, surtout parce qu’il n’a pas d’autre protecteur que celui qui règle toutes les circonstances du combat. Aussi dit-il en sa prière : « Ne vous éloignez pas de moi, car la tribulation s’approche, et personne n’est là pour me secourir. » Tandis que son corps était suspendu sur le bois, quand il vit des yeux de sa divinité les puissances spirituelles, invisibles aux hommes, et répandues dans l’air, tourner autour de lui comme des oiseaux de proie et des animaux féroces, et accourir de toutes parts vers son corps qui allait mourir, les puissances et les dominations de l’air, de l’esprit qui dirige maintenant les fils de rébellion, et les démons qui errent autour de la terre qu’habitent les hommes ; et il est présumable qu’il vit aussi les êtres farouches et redoutables qui demeurent sous la terre et dans le Tartare dont Isaïe parle ainsi, en s’adressant à Lucifer tombé du ciel : « Au moment de ton arrivée, l’enfer a été troublé ; les géants se sont lancés vers toi. » Lors donc qu’il vit ces esprits environner son corps suspendu, et se préparer contre lui, il peignit leur multitude en ces termes : « Une multitude de veaux m’ont environné ; des taureaux gras m’ont assailli ; ils ont ouvert leur gueule pour me dévorer, comme le lion qui ravit et qui rugit. » Persuadés en effet que l’âme qui animait le corps de Jésus était une âme humaine, comme il était vrai, et semblable entièrement aux autres, ces monstres ouvrirent leur gueule afin de la dévorer comme les autres âmes des hommes. Aussi, dit-il : Ils ont ouvert leur gueule pour me dévorer, comme le lion qui ravit et qui rugit. » Il ajoute : « Je me suis écoulé comme l’eau. Et il faut reconnaître, d’après l’histoire, que ce dernier trait s’est accompli d’une manière sensible, puisque, selon Jean, l’évangéliste, quand l’un des soldats eut ouvert de sa lance le côté de l’agneau de Dieu, « il sortit aussi tôt du sang et de l’eau » (Jean, XIX, 34). Toutefois il semble marquer l’extinction totale de ses forces spirituelles, quand il dit : « Je me suis écoulé comme l’eau, et tous mes os ont été dispersés ; mon cœur a défailli au milieu de moi comme la cire qui se fond ; ma force s’est desséchée comme l’argile, et ma langue s’est attachée à mon palais. » En effet, toutes ces paroles signifient-elles autre chose que l’état de son corps après la mort ? Aussi ajoute-t-il aussitôt : « Vous m’aviez conduit à la poussière de la mort. » Il disait ces paroles en voyant que l’accomplissement n’avait pas eu lieu, mais qu’il était proche, qu’il allait arriver, et le pressait de toutes parts ; puis il reprend ce qui s’est passé précédemment pour adoucir les maux qu’il va essuyer, afin de montrer ce qu’il a souffert des embûches qu’on lui a tendues ; « car une multitude de chiens m’ont environné ; le conseil des méchants m’a assiégé : » ainsi, ce me semble, il désigne les soldats et ceux de la circoncision qui s’élevèrent contre lui ; car les soldats de Pilate ayant pris Jésus dans le prétoire, réunirent auprès de lui toute la cohorte, et l’ayant dépouillé, ils le revêtirent d’un manteau de pourpre, et ayant tressé une couronne d’épines, il la lui mirent sur la tête, placèrent un roseau entre ses mains, et, fléchissant le genou devant lui, ils le raillaient en disant : « Salut, roi des Juifs. » Et ayant craché sur lui, ils prenaient le roseau et en frappaient sa tête ; et quand ils se furent joués de lui, ils lui ôtèrent la robe de pourpre et le revêtirent de ses habits, et l’emmenèrent pour le crucifier. Ainsi ils accomplissaient cette parole « Car une multitude de chiens m’a environné ; le conseil des méchants m’a assiégé ; » celle-ci encore : « Ils ont percé mes mains et mes pieds ; ils ont compté tous mes os ; » et celle autre : ils m’ont regardé et considéré attentivement ; » et ces autres : « Ils se sont partagé mes vêtements, et ils ont jeté le sort sur ma robe, » se sont réalisées quand ils attachèrent ses mains et ses pieds à la croix avec des clous, et quand ils prirent ses vêtements et se les partagèrent. Jean le raconte ainsi : « Lorsque les soldats eurent crucifié Jésus, ils prirent ses vêtements, et en firent quatre parts, une pour chacun d’eux. Quant à sa robe, comme elle était sans couture et tissée en entier, ils se dirent entre eux : Ne la partageons pas, mais tirons au sort à qui elle sera, afin que cette parole de l’Ecriture fût accomplie « Ils se sont partagé mes vêtements et ils ont jeté le sort sur ma robe » (Jean, XIX, 24). Matthieu témoigne ainsi de ce qui se passa : « Or, après l’avoir crucifié, ils partagèrent ses vêtements, en jetant le sort, afin que la parole du prophète fût accomplie : Ils se sont partagé mes vêtements et ils ont jeté le sort sur ma robe. Et ceux qui étaient assis le gardaient (Matth., XXVII, 35). » Les chiens qui l’entourèrent et le conseil des méchants, ce furent les enfants de la circoncision, chefs du peuple, scribes, pontifes, pharisiens, et tous ceux qui portèrent la multitude à appeler son sang sur leur tête et sur celle de leurs enfants. Ce sont donc eux qu’Isaïe appelle des chiens muets qui ne peuvent aboyer (Isaïe, LVI, 10) ; car il fallait, puisqu’ils n’avaient pas reçu la charge de pasteur, que, semblables à des chiens intelligents, gardiens du troupeau spirituel du maître et des brebis de la maison d’Israël, ils aboyassent avec discernement en reconnaissant et en flattant leur maître et le prince des pasteurs, et en veillant avec vigilance sur le troupeau confié à leurs soins, et qu’ils n’élevassent leurs voix, s’il le fallait, que contre les ennemis extérieurs du troupeau ; mais, semblables à des chiens muets et sans intelligence, comme ils l’étaient réellement, ils jetèrent des hurlements et causèrent la dispersion des brebis du pasteur ; de sorte que c’est à eux que s’appliquent ces paroles : « Une multitude de chiens m’a environné ; le conseil des méchants m’a assiégé ; » et ceux qui jusqu’ici les ont imités par leurs blasphèmes et leurs hurlements contre le Christ de Dieu ne doivent pas être regardés autrement. Pour ceux qui, semblables à ces soldats insensés, crucifient encore le Fils de Dieu, et le livrent au mépris, ils ne sont pas fort éloignés de leurs dispositions. Il en est ainsi de tous les hommes qui maintenant encore outragent le corps du Christ, c’est-à-dire l’Eglise, et dissipent ses mains, ses pieds et même ses os, puisque tous nous sommes un corps dans le Christ, et chacun les membres des autres, et que la tête ne saurait dire aux pieds, ni les yeux dire aux mains : Je n’ai pas besoin de vous » (I Cor., XII, 21). Si, dans le temps des persécutions, quelque membre du Christ est tourmenté par ses ennemis et ses adversaires, on peut dire de lui fort à propos : « Ils ont percé mes mains et mes pieds ; ils ont compté tous mes os, ils m’ont regardé et considéré attentivement ; » alors aussi ils se partagent leurs vêtements, et jettent le sort sur sa robe, quand chacun altère à son gré et morcelle l’ornement de la parole, c’est-à-dire les saintes Ecritures, et lorsqu’ils embrassent sur lui les opinions de docteurs insensés, comme il est d’usage parmi les hérétiques impies. En outre, il adresse sa prière à son Dieu, son Seigneur et son Père, et ajoute : « Mais vous, Seigneur, n’éloignez pas de moi votre assistance. » Abandonné, en effet, quelque temps pour le combat, et demeuré seul et sans défenseur contre la mort, dans la conviction qu’il ne recevra de secours de son Père qu’en sa résurrection, il lui demande justement ici de le soustraire à l’armée de ses ennemis. Aussi dit-il : « Mais vous, Seigneur, n’éloignez pas votre assis tance, hâtez-vous de me secourir, car par votre assistance je recevrai cette protection qui forme avec justice le titre de tout le Psaume, pour le secours du matin ; hâtez-vous donc de me secourir, en m’accordant dès l’aurore le secours de la résurrection, secours que j’espère, puisque vous ne l’aviez pas éloigné de moi, et que vous arracherez mon âme au glaive, et mon unique de la puissance du chien, et que vous me sauverez de la gueule du lion, et que vous déroberez ma faiblesse à la corne des licornes. » Ainsi, je pense, désigne-t-il les puissances infernales. Il n’entre pas dans notre sujet de les distinguer et de les séparer en leurs ordres, en montrant quelle puissance fut l’épée plongée en l’âme de notre Sauveur, et quelle puissance fut le chien de la mort, qui étendit son pouvoir[2] fatal pour atteindre son âme, ce qui lui fait dire : Arrachez mon âme au glaive, et délivrez mon unique de la puissance du chien. Une autre puissance cruelle et chef de ces monstres, nommée lion, ouvrit la gueule large et immense de la mort, et tenta, de concert avec les autres esprits infernaux, de dévorer son âme, de même que précédemment elle avait été dévorée par la mot qui avait vaincu, et n’est autre que ce lion dont la gueule s’ouvre contre notre Sauveur, et contre lequel il implore le secours de son père, en disant : « Sauvez-moi de la gueule du lion. » peut se trouver d’autres puissances mauvaises et rebelles à Dieu qui attaquent et tentent d’entraîner la licorne de Dieu, et dont cette licorne, Notre-Seigneur lui-même qui n’a que son Père pour corne, demande que sa faiblesse soit délivrée en ces termes : « Dérobez ma faiblesse à la corne des licornes. » Mais quelle est cette faiblesse, sinon celle à laquelle il s’est réduit quand, ayant la nature de Dieu, il s’est abaissé et humilié en se rendant obéissant jusqu’à la mort et à la mort de la croix ? Descendu à cette abjection, et parvenu à ce point, je veux dire à l’épée de l’enfer et à la puissance du chien (ce qui sans doute a donné lieu aux écrivains grecs qui connurent le chien des enfers de le dépeindre comme ayant trois têtes), et arrivé à la gueule de ce lion, après avoir abaissé sa faiblesse devant les licornes ennemies et rebelles à Dieu, et étendu ainsi la profondeur de son anéantissement et de son humiliation, il implore ensuite la protection et le secours de son Père, et ajoute : « Mais vous, Seigneur, n’éloignez pas votre assistance, hâtez-vous de me secourir. » Après qu’il eut proféré cette prière, son Père ne différa pas longtemps d’y condescendre ; il ne balança pas et n’hésita même pas un instant, et par ses actions seulement il lui répondit : « Vous crierez encore, et le Seigneur répondra : Me voici » (Isaïe, LVIII, 9). Animé du sentiment de son assistance, et assuré de la protection de son Père, qu’il avait implorée, il commence alors un chant de victoire, ayant inspiré le psaume pour le secours du matin, et il dit : « Je révèlerai votre nom à mes frères ; je vous louerai au milieu de l’assemblée. C’est d’abord à ses disciples et à ses apôtres qu’il nomme ses frères, qu’il promet d’annoncer sa joie et son allégresse. Or, le récit de Matthieu est conforme à ce passage. « Et voici, dit-il, que Jésus leur apparut, c’est-à-dire aux femmes qui avaient accompagné Marie Madeleine, en leur disant : Salut. Celles-ci s’approchèrent, embrassèrent ses pieds et l’adorèrent. Alors Jésus leur dit : Ne craignez pas ; allez, annoncez à mes frères qu’ils aillent en Galilée ; là ils me verront » (Matth., XXVIII, 9). De même aussi après la résurrection, Jean nous représente Jésus disant à Marie : « Ne me touchez pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père ; mais allez à mes frères, et dites-leur : Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu » (Jean, XX, 17). C’est donc d’abord à ses apôtres qu’il nomme ses frères, qu’il dit qu’il révélera le nom de son Père ; puis, dans l’ordre naturel, c’est à l’Eglise réunie en son nom dans le monde qu’il promet d’enseigner la louange de son Père ; car de même qu’un maître distingué au milieu de ses disciples leur expose sa doctrine, afin que, dociles, ils se conforment à sa parole ; de même, dit-il, je vous louerai au milieu de l’assemblée de ce qu’elle a connu la vérité par mon enseignement et qu’elle a appris à ne plus louer les démons comme autrefois, mais à célébrer le seul vrai Dieu du monde par celui qui le leur a fait connaître. Il promet de le faire, et ordonne fort convenablement à l’Eglise et à ses frères de louer le Père, quand il dit : Vous qui craignez le Seigneur, louez-le ; que toute la race de Jacob le glorifie, que la race d’Israël le craigne, parce qu’il n’a pas dédaigné ni rejeté la prière du pauvre ; il n’a pas détourné de moi son visage ; quand je criai vers lui, il m’a exaucé. Ainsi il montre clairement la délivrance des maux qu’il a énumérés précédemment ; car s’il fut exaucé quand il cria vers lui, et s’il lui demanda de voir son âme délivrée de l’épée et son unique de la fureur du chien, et encore sa faiblesse de la gueule du lion et de la corne des licornes, il faut penser qu’il a été délivré de ces extrémités celui qui dit que Dieu n’a pas été importuné de sa prière et n’a pas détour né de lui son visage, mais qu’il l’a exaucé quand il cria vers lui.

[1] était celui qui oignait d’huile les lutteurs.
[2] Il y a dans le grec une image intraduisible ; la voici : μένην τὴν χεῖρα προϋβάλλετο.

Sorti de ces malheurs et échappé à la mort, il ne lui reste plus qu’à vivre avec ses disciples qui sont ses frères, et à louer son Père au milieu de l’Eglise. Remarquez encore qu’il s’appelle aussi pauvre, comme le font les prophéties exposées précédemment, où il est appelé pauvre et indigent. Mais parce qu’il indique ici son retour à la vie, il revient à son Père, et, vous êtes ma louange, au milieu de votre vaste Eglise, dit-il, en indiquant l’Eglise universelle réunie des nations sous son nom, au sein de laquelle la louange de notre Sauveur est chantée par tous, par l’inspiration et avec l’assistance du Père ; aussi, dit-il, vous êtes ma louange au milieu de votre vaste Eglise ; car cette Eglise est véritablement grande, formée qu’elle est de tout le genre humain, et parce que le caractère auguste et majestueux de ses préceptes et de la sublimité de ses dogmes ne permettent pas de la comparer à la nation juive et à la synagogue de la circoncision ; qu’avilit l’indigence absolue où elle est de la vérité, de la morale, de la sagesse et de la connaissance de Dieu. Il ajoute ensuite : « J’acquitterai mes vœux en présence de ceux qui le craignent. » Il appelle ceux qui craignent le Seigneur cette assemblée que d’abord il avait nommé sa vaste Eglise ; il leur dit : Vous qui craignez le Seigneur, louez-le. Quels vœux doit-il acquit ter, sinon ceux qu’il a formés ? et quels vœux a-t-il formés sinon ceux révélés en votre nom à mes frères ; je vous louerai au milieu de l’assemblée ; car ses vœux sont les promesses qu’il a assuré de faire au milieu de l’Eglise. Il ajoute : « Les pauvres mangeront et seront rassasiés ; et ceux qui cherchent le Seigneur le loueront. Leurs âmes vivront dans les siècles des siècles. Les nations des extrémités de la terre se rappelleront le Seigneur et se tourneront vers lui, et toutes les familles des peuples se prosterneront devant lui ; car l’empire est au Seigneur, et il règnera sur les nations. » Ainsi expose-t-il avec une grande fidélité les événements qui suivirent sa résurrection, qui se réalisèrent par la vocation des Gentils, par l’appel des hommes des extrémités de la terre, et dont l’accomplissement sensible à tous les yeux peut établir la vérité des prédictions du psaume. Nous sommes les pauvres que la parole du salut nourrit dans notre indigence des vérités de Dieu, du pain de l’intelligence et de l’esprit, des aliments vivifiants de l’âme, et qu’elle gratifie de la vie éternelle. Aussi est-il dit dans le psaume : « Les pauvres mangeront et seront rassasiés ; et ceux qui cherchent le Seigneur le loueront ; leurs cœurs vivront dans les siècles des siècles. »

Quant à la conclusion de la prophétie qui est ainsi conçue : « La génération qui va venir sera consacrée au Seigneur, et l’on annoncera sa justice au peuple qui doit venir et que le Seigneur a forme. » C’est une prédiction claire du peuple tiré des nations, et de la génération que notre Sauveur Jésus-Christ doit former sur la terre. Quel serait en effet ce peuple qui doit naître à Dieu ensuite, et qui n’existant pas et n’ayant jamais existé d’abord, se lèvera enfin ? Quelle est cette génération, qui n’étant pas intérieurement, doit apparaître, sinon l’Eglise que notre Sauveur doit réunir dans tout le monde, et le nouveau peuple tiré des Gentils ? C’est de ce peuple que parle le saint Apôtre avec étonnement, par la bouche d’Isaïe : « Qui jamais a ouï rien de tel, dit-il ? Qui jamais a rien vu de semblable ? La terre produit-elle en un jour, et une nation se forme-t-elle tout d’un coup » (Isaïe, LXVI, 8) ? Entraînés par la rapidité du temps qui nous appelle à d’autres réflexions, nous avons seulement effleuré ces considérations pour celui qui s’intéresse au commandement de notre Sauveur, disant : « Scrutez les Ecritures dans lesquelles vous croyez avoir droit à la vie éternelle, vous verrez qu’elles me rendent témoignage. En appliquant profondément votre esprit à chaque mot du psaume, vous y découvrirez l’intelligence approfondie de chacune de mes paroles. »

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