Histoire ecclésiastique - Eusèbe de Césarée

LIVRE I

CHAPITRE VII
DE LA DIVERGENCE QUE L'ON CROIT TROUVER DANS LES ÉVANGILES EN CE QUI CONCERNE LA GÉNÉALOGIE DU CHRIST

[1] Les évangélistes Matthieu et Luc donnent différemment la généalogie du Christ. C'est pourquoi beaucoup ont pensé qu'ils se contredisaient, et, parmi les fidèles, il est arrivé que dans l'ignorance du vrai, chacun s'est efforcé d'imaginer des raisons pour expliquer ces passages. Nous allons reproduire ici l'explication qui est venue jusqu'à nous ; nous la trouvons dans une lettre écrite à Aristide, sur l'accord de la généalogie dans les évangiles, par Africain, l'auteur dont nous avons parlé un peu plus haut. Il réfute d'abord les explications différentes de la sienne, comme forcées ou erronées, et il rapporte en ces termes l'information qu'il a recueillie sur ce sujet :

« [2] Les noms des générations chez les Israélites étaient comptés selon l'ordre de la nature ou l'ordre de la loi. Le premier suppose la filiation paternelle ; dans le second, un frère engendrait des enfants sous le nom de son frère mort sans en avoir. L'espérance de la résurrection n'était en effet pas clairement donnée aux Juifs, la promesse n'en devant arriver que plus tard ; ils la figuraient par une sorte de résurrection mortelle où le nom du trépassé demeurait en se perpétuant. [3] Parmi ceux dont il est question dans cette généalogie, les uns succèdent par naissance à leur père ; les autres, au contraire, sont des enfants qui ont été engendrés pour d'autres et qui portent le nom d'autrui. Ces deux catégories de fils, par naissance paternelle ou par attribution, ont été mentionnées. [4] Ainsi ni l'un ni l'autre des évangiles ne dit rien de contraire à la vérité ; c'est tantôt l'ordre de la nature et tantôt celui de la loi qui est suivi. Les générations sorties de Salomon et les générations sorties de Nathan sont embrouillés les unes dans les autres : des substitutions au bénéfice de ceux qui étaient sans enfants, des secondes noces, des attributions de descendants sont les causes pour lesquelles les mêmes fils sont imputés justement soit aux pères putatifs, soit aux pères réels. De la sorte, les deux récits se trouvent entièrement vrais, et l'on arrive à Joseph d'une façon très compliquée, mais pourtant exacte.

« [5] Afin d'expliquer clairement ce que j'avance, j'exposerai l'interversion des descendances. A compter les générations à partir de David par Salomon, on trouve que le troisième avant la fin est Mathan qui a engendré Jacob, père de Joseph ; selon Luc, depuis Nathan, fils de David, celui qui est semblablement le troisième avant la fin est Melchi : car Joseph est le fils d'Héli, fils de Melchi. [6] Eh bien, notre terme étant Joseph, il faut montrer comment tous les deux sont présentés comme son père, et Jacob, de la descendance de Salomon, et Héli, de celle de Nathan ; tout d'abord comment Jacob et Héli étaient frères ; auparavant comment leurs pères, Mathan et Melchi, quoique n'étant pus de même race, sont déclarés grands-pères de Joseph.

« [7] D'abord, Mathan et Melchi épousèrent successivement la même femme et eurent des enfants ; qui étaient frères utérins. La loi ne défendait pas à une femme sans mari, soit qu'elle fût répudiée, soit que le mari fût mort, de se remarier. [8] De cette femme dont on a conservé le nom, Estha, Mathan de la descendance de Salomon, eut d'abord un fils, Jacob, puis il mourut ; Melchi de la descendance de Nathan, épouse sa veuve. Il était de la même tribu, mais non de la même famille, comme je l'ai dit plus haut, et il eut d'elle Héli comme fils. [9] Ainsi donc Jacob et Héli, qui appartenaient à deux descendances différentes, étaient frères de mère. Hêli mourut sans fils : alors, Jacob, son frère, épousa sa femme et troisièmement eut d'elle Joseph, qui est son fils selon la nature (ainsi que le porte le texte où il est écrit : « Jacob a engendré Joseph »). Mais selon la loi, il était le fils d'Héli ; car c'est à Héli que Jacob, en sa qualité de frère, avait suscité un descendant. [10] Voilà comment la généalogie, quant à lui, ne peut pas être considérée comme inexacte. Matthieu l'évangélise l'expose ainsi : « Jacob, dit-il, engendra Joseph ». Luc reprend à son tour : « lequel était fils, selon l'attribution (car il ajoute cette remarque), de Joseph, fils d'Héli, fils de Melchi ». Il n'est pas possible d'exprimer plus clairement la descendance légale. Luc s'abstient complètement, jusqu'à la fin, du mot : « engendra », dans le dénombrement de tant de générations, et il conduit son énumération jusqu'à « Adam qui fut de Dieu. »

« [11] Ceci n'est pas une affirmation dénuée de preuve et faite à la légère. Les parents du Sauveur, selon la chair, dans le désir de vanter leur origine ou simplement de nous l'apprendre, en tout cas conformément à la vérité, ont aussi ajouté ceci . Des brigands Iduméens vinrent à Ascalon, ville de Palestine ; d'un petit temple d'Apollon qui était bâti les remparts, ils enlevèrent, avec le reste de leur butin un enfant appelé Antipater, fils d'Hérode, un Hiérodule, et ils l'emmenèrent comme leur prisonnier. Le prêtre ne put payer la rançon de son fils et celui-ci fut élevé selon les coutumes des Iduméens. Plus tard il fut aimé d'Hyrcan, grand prêtre de Judée, [12] qui renvoya comme ambassadeur auprès de Pompée. Il obtint pour son maître le royaume des Juifs, dont son frère Aristobule avait usurpé une partie, tandis que lui-même, parvenu au comble de la fortune, était nommé épimélète de Palestine. Le grand bonheur d'Antipater lui valut des envieux ; il fut tué par trahison. Son fils Hérode lui succéda, et, plus tard, Antoine et Auguste, par un décret du sénat, l'appelèrent au trône des Juifs. Il eut pour fils Hérode et les autres tétrarques. Ceci est en accord avec les histoires des Grecs.

« [13] On avait conservé jusqu'à cette époque, dans les archives, les généalogies des familles vraiment hébraïques et de celles qui tiraient leur origine de prosélytes comme Achior l'Ammanite et Ruth la Moabite, ainsi que les listes de ceux qui étaient sortis d'Égypte avec les Juifs et s'étaient mêlés à eux. Hérode n'avait aucun intérêt à ces traditions d'Israélites ; le souvenir de sa naissance obscure le choquait ; il fit donc brûler les registres de ces généalogies. Il lui semblait qu'il commencerait à paraître de race noble dès que nul ne pourrait plus alléguer les témoignages authentiques de sa propre descendance, qu'elle vint des patriarches ou des prosélytes ou des étrangers alliés aux Israélites et appelés géores.

« [14] Des gens avisés en petit nombre gardèrent dans leur mémoire les noms de leur propre généalogie ou en conservèrent des copies : ils étaient très fiers d'avoir sauvé le souvenir de leur noblesse. Parmi eux se trouvaient ceux dont j'ai parlé plus haut, qu'on nomme dominicaux à cause de leur parenté avec le Sauveur ; partis des bourgs juifs de Nazareth et de Cochaba, ils s'étaient dispersés dans le reste du pays et avaient recherché avec tout le soin dont ils étaient capables la suite de leur lignée dans le Livre des Jours.

« [15] En est-il ainsi ou autrement ? je ne crois pas qu'il soit possible de trouver une explication plus claire et tout homme sensé est de cet avis. Qu'elle nous suffise donc, quoiqu'elle ne soit pas appuyée de preuves. Nous n'avons rien à dire de meilleur ni de plus vrai. Du reste, l'Évangile est entièrement dans la vérité. »

[16] A la fin de la même lettre, Africain ajoute ceci :

« Mathan descendant de Salomon, engendra Jacob ; Mathan mort, Melchi, de la race de Nathan, engendra de la même femme Héli : Héli et Jacob étaient donc frères utérins. Héli, mort sans enfant, Jacob lui suscita un descendant, il engendra Joseph qui était son fils selon la nature, et selon la loi était fils d'Héli. Voilà comment Joseph est le fils de tous deux. »

Telles sont les paroles d'Africain.

[17] La généalogie de Joseph ainsi établie, Marie apparaît forcément avec lui, comme appartenant à la même tribu que lui. La loi de Moïse ne permettait pas à un Israélite de contracter mariage dans d'autres tribus que la sienne : on devait se marier dans son bourg et dans la tribu où l'on était né, de façon à ce que le patrimoine ne passât pas d'une tribu à une autre. Mais en voilà assez sur ce sujet.

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