Histoire ecclésiastique - Eusèbe de Césarée

LIVRE VII

CHAPITRE XI
CE QUI ARRIVE À DENYS ET À CEUX D'ÉGYPTE

[1] Au sujet de la persécution qui sévissait sous ce prince avec une très grande force, ce que ce même Denys a enduré, avec d'autres, pour la religion du Dieu de l'univers sera expliqué dans les paroles qu'il adressa en une longue lettre à Germain, un des évêques ses contemporains qui essayait de dire du mal de lui ; il expose ce qui suit :

[2] « Je risque de tomber réellement dans une grande folie et stupidité, réduit que je suis à la nécessité de raconter l'admirable conduite de Dieu envers nous ; mais puisque, dit-on, « il est bon de cacher le secret du roi mais glorieux de révéler les œuvres de Dieu », j'en viendra là, grâce à la violence que me fait Germain.

[3] « Je vins devant Emilien, mais non pas seul ; je fus accompagné par mon collègue dans le sacerdoce et Maxime et par les diacres Faustus, Eusèbe, Chérémon, même un des frères de Rome qui étaient parmi nous, entra avec nous. [4] Emilien ne me dit pas tout d'abord : « Ne réunis plus [les frères]. » Cela lui était en effet chose accessoire et il s'empressa d'aller tout d'abord au but final ; il ne parla donc pas de ne plus assembler les autres, mais de ne plus être chrétiens nous-mêmes et il nous ordonna de cesser de l'être ; si je changeais de convictions, les autres me suivraient, eux aussi, pensait-il. [5] Mais je répondis tout naturellement par la courte parole : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes », et devant lui je rendis le témoignage que j'adorais le seul Dieu qui existe et pas d'autre, que je ne changerais pas et que jamais je ne cesserais d'être chrétien. Sur ce, il nous ordonna d'aller dans un bourg voisin du désert appelé Képhro. [6] Mais écoutez les paroles mêmes que nous avons dites de part et d'autre, ainsi qu'elles sont consignées dans les documents officiels.

« Denys, Faustus, Maxime, Marcel et Chérémon étant introduits, Émilion, exerçant la charge de gouverneur, dit : « Je vous ai entretenus de vive voix de la bonté dont nos maîtres usent envers vous ; [7] ils vous donnent en effet la faculté d'être délivrés si vous voulez vous tourner vers ce qui est conforme à la nature et adorer les dieux qui conservent leur empire, mais aussi, d'autre part, omettre les choses qui répugnent à la nature. Que dites-vous donc à cela ? car j'attends de vous que vous ne soyez pas ingrats envers la bienveillance de nos princes puisqu'ils vous exhortent à ce qu'il y a de meilleur. »

[8] « Denys répondit : « Tous n'adorent pas tous les dieux, mais chacun adore ceux qu'il regarde comme tels. Aussi bien nous adorons le Dieu unique, créateur de tous les êtres, celui qui a mis l'empire aux mains des très pieux Augustes, Valérien et Gallien, c'est lui que nous révérons et adorons, et nous le prions sans cesse pour leur règne afin qu'il demeure inébranlable. »

[9] « Emilien exerçant la charge de gouverneur leur dit : « Qui donc vous empêche de l'adorer, s'il est Dieu, avec les dieux qui le sont par nature ? car on vous ordonne d'adorer les dieux et les dieux que tous savent. »

« Denys répondit : « Nous n'adorons pas d'autre dieu. »

[10] « Emilien exerçant la charge de gouverneur leur dit : « Je vois que vous êtes ingrats et insensibles à la mansuétude de nos Augustes, c'est pourquoi vous ne resterez pas dans cette ville, mais vous serez envoyés dans les régions de la Libye, dans un lieu appelé Képhro, car j'ai choisi ce pays par ordre de nos Augustes. Jamais il ne vous sera permis ni à vous ni à d'autres de faire des assemblées, ni d'entrer dans ce qu'on appelle les cimetières. [11] Si, d'autre part, quelqu'un est vu ailleurs que dans le lieu que j'ai ordonné, ou est trouvé dans une assemblée quelconque, il se mettra en péril imminent, car le châtiment convenable ne manquera pas. Retirez-vous donc où il vous a été ordonné. »

« J'étais malade, mais il me contraignit à partir, sans me donner un seul jour de délai. Comment donc m'eût-il été loisible de réunir ou non l'assemblée ? »

Puis après autres choses il dit : [12] « Cependant nous ne nous sommes pas avec l'aide du Seigneur abstenus de nous assembler d'une façon réelle ; d'une part j'ai convoqué avec beaucoup de soin ceux qui étaient dans la ville, comme si j'étais avec eux, « j'étais absent de corps mais présent d'esprit » ; d'autre part, à Képhro, une église nombreuse se réunit à nous ; elle était composée d'abord des frères de la ville [d'Alexandrie] qui nous avaient suivis, puis de ceux qui venaient d'Égypte. [13] Là encore Dieu ouvrit pour nous une porte à la parole. Tout d'abord nous fûmes persécutés, frappés à coups de pierres, mais plus tard un nombre assez respectable de païens laissèrent les idoles et se convertirent à Dieu. Ils n'avaient pas jusque-là reçu la parole divine ; elle leur était alors distribuée par nous pour la première fois. [14] Et comme si Dieu nous avait conduits auprès d'eux pour cela, lorsque nous eûmes rempli cet office, il nous en retira. Émilien résolut en effet de nous faire changer de résidence et aller vers des pays plus rudes, à ce qu'il parut, et plus libyens et il ordonna que de partout on se dirigeât ensemble vers le Maréote, assignant à chacun comme résidence un bourg parmi ceux de la contrée. Pour moi il me plaça de préférence sur la route comme devant être arrêté le premier. Il avait en effet manifestement arrangé et préparé la chose de façon à ce que quand il voudrait nous prendre il nous eût tous facilement sous la main.

[15] « Quant à moi, lorsque je reçus l'ordre de partir pour Képhro, j'ignorais où était ce pays, et j'en avais à peine entendu prononcer le nom autrefois, et cependant j'y allai avec courage et tranquillité, mais lorsqu'il me fut annoncé qu'il fallait émigrer vers Colluthion, ceux qui étaient auprès de moi savent comment je fus affecté (car ici je dois m'accuser) : [16] je fus d'abord accablé, je m'irritai fort ; si ces lieux m'étaient en effet plus connus et plus familiers, on disait qu'ils étaient vides de nos frères et de gens qui nous fussent sympathiques, et d'autre part exposés au tumulte des caravanes et aux incursions des brigands. [17] J'eus cependant une consolation, ce fut d'entendre les frères rappeler qu'on était plus voisin de la ville [d'Alexandrie] ; d'une part Képhro nous avait procuré des relations nombreuses avec les frères d'Égypte, si bien qu'il avait été possible d'étendre plus au loin l'influence de l'Église ; mais d'autre part plus proches d'Alexandrie nous jouirions d'une façon plus continue de la vue de ceux qui nous sont vraiment affectionnés, très intimes et très chers, car ils y devaient venir et faire séjour ; et comme dans les faubourgs écartés, des assemblées partielles y auraient lieu ; il en arriva ainsi. »

[18] Et après autre chose, il écrit encore ceci concernant ce qui lui est arrivé : « Germain s'honore de ses nombreuses confessions, il a du reste beaucoup à dire de ce qui a été fait contre lui ; combien pourrait-il en compter qui nous concernent ? condamnations, confiscations, ventes aux enchères, pillages des biens, pertes des dignités, mépris de la gloire séculière, dédain des éloges des préfets, des gens du sénat et des ennemis, support des menaces, des clameurs, des dangers, des persécutions, de la vie errante, de la gêne et des afflictions de toutes sortes, telles qu'elles me sont arrivées sous Dèce et Sabinus, et maintenant encore sous Emilien. [19] Où Germain a-t-il été vu ? Quel récit a-t-on fait de lui ? Mais je laisse la grande folie dans laquelle je suis tombé à cause de Germain, et quant à ce qui regarde la narration de chacune des choses qui me sont arrivées je remets aux frères qui les savent le soin de le faire. »

[20] Le même Denys dans sa lettre à Dométius et à Didyme, rappelle encore les incidents de la persécution en ces termes : « Les nôtres sont nombreux et vous ne les connaissez pas, il est superflu de faire la liste de leurs noms ; toutefois sachez que des hommes, des femmes, des jeunes gens, des vieillards, des jeunes filles, et des personnes avancées en âge, des soldats, de simples particuliers, des gens de toutes races et de tout âge, après avoir vaincu, les uns par les fouets et le feu, et les autres par le fer, ont reçu les couronnes. [21] Pour d'autres une période de temps tout à fait longue n'a pas suffi pour qu'ils parussent acceptables au Seigneur ; c'est ainsi, du reste, qu'il a semblé en être pour moi jusqu'à maintenant ; c'est pourquoi il m'a réservé pour l'heure favorable que lui-même connaît, quand il dit : « Je t'ai exaucé au moment favorable et je t'ai secouru à l'heure du salut. »

[22] « Puis donc que vous cherchez à connaître ce qui nous concerne et que vous voulez qu'on vous raconte comment nous vivons, apprenez d'abord que nous avons été emmenés prisonniers par un centurion des officiers et les soldats ou serviteurs qui étaient avec eux, moi, Gaius, Faustus, Pierre et Paul. Des Maréotes survenant nous ont enlevés malgré nous ; nous refusions de les suivre, mais ils nous ont entraînés de force. [23] Maintenant moi, Gaius et Pierre, seuls après avoir été séparés de nos autres frères, avons été enfermés dans un pays désert et aride de la Libye ; trois jours de marche nous séparent de Parétonium. »

[24] Et un peu plus loin il dit : « Dans la ville des prêtres se sont cachés et ont visité secrètement les frères ; ce sont Maxime, Dioscore, Démétrius, Lucius ; ceux en effet qui étaient plus connus dans le monde, Faustin et Aquila, errent en Égypte ; quant aux diacres qui ont survécu à ceux qui sont morts dans l'île, ce sont Faustus, Eusèbe et Chérémon. C'est cet Eusèbe que Dieu a fortifié dès le début et préparé à s'acquitter avec courage du service des confesseurs en prison et à remplir la mission, non sans danger, d'ensevelir les corps des parfaits et bienheureux martyrs. [25] Car jusqu'à aujourd'hui le gouverneur ne manque pas, lorsqu'on en amène quelques-uns devant lui, ou de les mettre à mort cruellement, ou de les déchirer en des tortures, ou de les faire languir en prison et dans les chaînes ; il interdit que nul n'approche d'eux, et il veille strictement à ce que personne n'y paraisse. Cependant, Dieu, grâce au courage et à l'insistance des frères, procure un peu de soulagement aux affligés. » Voilà ce que dit Denys.

[26] Il faut savoir qu'Eusèbe, que Denys a appelé diacre, a été peu après établi évêque de Laodicée en Syrie ; quant à Maxime, qu'il cite alors comme prêtre, il a succédé à Denys lui-même dans le gouvernement spirituel des frères d'Alexandrie ; pour Faustus, qui s'était alors distingué avec lui dans la confession, il a été conservé jusqu'à la persécution de notre temps, véritable vieillard plein de jours ; il a terminé sa vie à notre époque par le martyre et a eu la tête tranchée.

Voilà ce qui arriva à Denys en ce temps-là.

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