Préparation évangélique

LIVRE I

CHAPITRE IX
QUE LES HOMMES DE L’ANTIQUITÉ N’ONT ADORÉ QUE LES ASTRES, QU’ILS N'ONT CONNU NI LE DIEU DE L’UNIVERS, NI L’ÉRECTION DES STATUES, NI LES DÉMONS

« On rapporte donc que les anciens Égyptiens, s’étant appliqués à considérer le monde, étonnés et ravis d’admiration à la vue de ce magnifique spectacle, supposèrent que les dieux éternels étaient le soleil et la lune, qu’ils appelaient l’un Osiris, et l’autre Isis, double dénomination dont l’étymologie est fondée sur l’observation. En effet, si l’on traduit en grec le nom d’Osiris, on trouvera qu’il signifie un être qui possède une grande quantité d’yeux ; or ce nom convient parfaitement au soleil : car, en lançant partout ses rayons, il paraît regarder avec une infinité d’yeux toute la terre et la mer. Cela s’accorde avec ces expressions du poète qui dit : Le soleil qui voit et entend tout. Quelques-uns des anciens fabulistes grecs ont donné à Osiris le nom de Bacchus, et celui de Syrius, par analogie ; entre autres Eumolpus dit dans ses poèmes bachiques : Bacchus semblable à un astre dont les rayons brillent de l’éclat du feu. Orphée dit : On l’appelle Phanétès (éclatant) et Bacchus. Suivant quelques-uns, la peau de faon qui lui sert de ceinture est l’emblème de la variété des astres. Isis signifie vieille ; cette dénomination lui avait été donnée en raison de son origine ancienne, ou plutôt éternelle. On lui donnait des cornes, d’après l’aspect que présente la lune, lorsqu’elle s’offre à nous sous la forme de croissant ; et ensuite parce que la vache lui est consacrée par les Égyptiens. On supposait que ces dieux gouvernaient l’univers.

Nous n’en dirons pas plus sur la théologie des Égyptiens. Vous voyez dans celle des Phéniciens que leurs premiers philosophes naturalistes ne reconnaissaient pour dieux que le soleil, la lune, les autres planètes, les étoiles, les éléments et tout ce qui a quelque rapport avec eux. C’est à eux que les hommes de la plus haute antiquité consacrèrent les premiers fruits de la terre qu’ils regardaient aussi comme dieux, et qu’ils adoraient comme tels ; ils rendaient hommage à ces substances, qui leur servaient d’aliment, qui en avaient servi à leurs ancêtres, qui devaient servir à leurs descendants, et qu’ils employaient à faire des libations et à sacrifier sur le tombeau des morts. Ils offraient le tribut de leurs larmes et de leur deuil aux productions de la terre, lorsqu’ils les voyaient dépérir. C’étaient les mêmes pratiques en l’honneur de la naissance des animaux, soit de celle qu’ils avaient tirée dans l’origine du sein de la terre, soit de celle qu’ils tiraient depuis de l’union des deux sexes : les mêmes devoirs leur étaient aussi rendus, lorsque la mort leur enlevait l’existence. Telles étaient les notions du culte divin ; elles étaient telles qu’on pouvait les attendre d’hommes faibles et pusillanimes. »

Ces notions sont consignées dans les écrits des Phéniciens, comme on le fera voir dans la suite. Il y a plus, celui-là même qui s’est déclaré contre nous, et qui s’est rendu célèbre par des calomnies dont nous avons été l’objet rapporte ces antiques usages sur l’autorité de Théophraste, dans les ouvrages qu’il a composés sur l’abstinence des êtres animés, et s’exprime en ces termes ; « Il paraît qu’il s’est écoulé un temps infini, depuis que la race la plus raisonnable des humains, qui habitait la sainte contrée que Nilus couvrit d’édifices commença à offrir au sein du foyer domestique, des sacrifices aux divinités célestes, ces sacrifices ne consistaient pas en prémices de myrrhe, de cannelle, d’encens et de safran, car beaucoup de générations s’écoulèrent avant qu’on fît usage de ces objets, alors que l’homme, devenu subtil investigateur de l’erreur, offrait aux dieux les prémices des chose nécessaires à sa vie, et qu’il n’avait acquises qu’au prix de ses travaux et de ses larmes. Dans le principe, ils n’offraient donc pas en sacrifice les choses que nous venons de mentionner ; ils offraient le gazon qu’ils avaient cueilli de leurs mains, et qu’ils regardaient comme le premier qui ait paru à la surface de la terre. Car la terre avait produit des arbres, avant de produire des animaux, et très longtemps avant d’avoir produit des arbres, elle avait produit l’herbe qui pousse chaque année, et, après avoir cueilli ses feuilles, ses racines et tous les jets que produit la nature, les anciens les brûlaient, croyant par ce sacrifice se concilier la faveur des dieux du ciel ; ils leur offraient aussi les honneurs d’un feu perpétuel, car ils leur entretenaient dans les temples un feu inextinguible, comme étant le symbole le plus expressif de la divinité. Du mot θυμιάσις, qui exprimait l’oblation et la destruction par le feu des productions de la terre, se sont formés les mots θυμιατήριον (encensoir), θύειν (sacrifier), θυσίαι (sacrifices) : et nous, détournant ces mots de leur signification pacifique, nous les avons appliqués à notre culte erroné, nous avons appelé θυσία (sacrifice) l’immolation des animaux, par laquelle nous prétendons honorer la divinité. Les anciens prenaient tant de soins, pour la conservation des ces anciens usages, qu’ils maudissaient ceux qui les abandonnaient, pour introduire des nouveautés, et qu’ils appelaient les substances qu’ils brûlaient aromates (ἀρώματα) dérivé d’ἀρά (imprécation). »

Il ajoute plus loin : « Mais la perversité humaine ayant corrompu ces notions primitives du sacrifice, on vit bientôt s’introduire le barbare contresens des sacrifices sanglants. Ainsi les imprécations lancées par les anciens, tombent de plein droit sur nos têtes, aujourd’hui que nous égorgeons des victimes vivantes, et que nous ensanglantons nos autels. »

Voilà ce que dit Porphyre, ou plutôt Théophraste. Concluons par un passage de Platon. Voici comment il s’explique dans son Cratyle avant d’en venir à ce qui concerne les Grecs : « Il me semble que les premiers des hommes qui habitèrent la Grèce ont regardé exclusivement comme des dieux ceux qui aujourd’hui passent pour tels chez un grand nombre de Barbares, savoir le soleil, la lune, la terre, les étoiles et le ciel : les voyant tout emportés par un mouvement continuel, ils les appelèrent θεοὺς (dieux) du mot θέω qui signifie courir. »

Que les premiers et les plus anciens des hommes ne se soient point occupés de construire des temples ni de se faire des idoles, lorsque la peinture, l’art du statuaire, la gravure, n’existaient point encore, non plus que la maçonnerie et l’architecture, c’est, je pense, une chose dont sera convaincu quiconque voudra un peu réfléchir. Il n’est pas moins incontestable qu’on ne trouve dans ces temps reculés aucune trace des êtres qui depuis furent appelés dieux et héros. Que les anciens n’aient connu ni Jupiter, ni Saturne, ni Neptune, ni, Apollon, ni Junon, ni Minerve, ni aucun autre dieu de l’un et de l’autre sexe, comme il y en eut tant d’autres depuis, tant chez les Barbares que chez les Grecs ; (il y a plus, on ne remarquait parmi les hommes ni bons ni mauvais génies : seulement les astres que l’on apercevait au ciel obtinrent les noms de dieux (θεοὶ), noms dérivés du mot θέειν qui signifie courir ; et ces dieux n’étaient point honorés par des sacrifices d’animaux ni par d’autres hommages connus depuis) : ces faits sont confirmés par le propre témoignage des Grecs, consigné dans les passages que nous avons déjà rapportés, et dans ceux que nous rapporterons par la suite. C’est ce qu’enseignent également nos livres sacrés ; ils nous disent que dans les commencements, toutes les nations rendirent un culte aux astres qui frappent nos regards ; mais qu’il n’a été donné qu’à la seule nation hébraïque d’avoir une connaissance parfaite du Dieu, auteur et créateur de l’univers, et du véritable culte qu’on devait lui rendre, car on ne trouve aucune mention de Théogonie chez les peuples les plus antiques, soit grecs, soit barbares ; il n’est pas non plus question d’érection de statues ni des ridicules dénominations des dieux mâles et femelles, dénominations si ridiculement multipliées aujourd’hui. Car ces noms, empruntés plus tard aux hommes n’étaient point alors connus, pas plus que les invocations des génies et des esprits invisibles, les fables absurdes débitées au sujet des dieux et des héros, les mystères des initiations secrètes. On n’apercevait encore aucune trace de cette superstition frivole et si généralement répandue parmi les hommes qui vécurent postérieurement à cette époque. Ce sont autant d’inventions des hommes, des fictions créées par des êtres fragiles, ou plutôt c’est une œuvre de dissolution qui doit son origine à des mœurs honteuses et impudiques, selon ces paroles divines : Le commencement de la fornication, c’est la recherche des idoles (Sagesse, XIV, 12). Ce fut donc plusieurs siècles après que l’erreur du polythéisme se répandit chez toutes les nations, après avoir commencé chez les Phéniciens et les Égyptiens, d’où elle passa chez les autres nations et même chez les Grecs. C’est ce que font connaître les histoires des peuples les plus anciens, que nous devons actuellement examiner, après avoir commencé par celle des Phéniciens. Voici ce que nous rapporte Sanchoniaton.

Arrivons maintenant aux récits de Sanchoniaton, auteur très ancien, et qui, assure-t-on, vivait avant la guerre de Troie, et a écrit l’histoire de Phénicie avec autant d’exactitude que de véracité. Philon de Byblos, et non Philon l’Hébreu, a traduit toute cette histoire de la langue phénicienne en grec. Elle est citée aussi par celui qui a composé contre nous un écrit insidieux ; voici ce qu’il atteste dans le quatrième livre de cet écrit ; nous citerons ses propres expressions : « Sanchoniaton de Béryte a composé une histoire des Juifs, qui présente tous les caractères de la vérité, et s’accorde parfaitement avec leurs noms et leurs localités : il avait, à cet égard, reçu des mémoires d’Hiérombale, prêtre du dieu Jévo. Il dédia cette histoire à Abibale, roi de Béryte, qui l’approuva beaucoup, ainsi que ceux qu’il avait chargés de constater l’exactitude des faits qu’elle renferme. L’époque où vivaient ce monarque et les examinateurs de l’ouvrage est antérieure à la guerre de Troie, et se rapproche même du temps où vivait Moïse, comme le prouve la série successive des rois de Phénicie. Sanchoniaton, qui a écrit en idiome phénicien l’histoire ancienne avec la plus grande exactitude, d’après les mémoires qu’il avait recueillis en partie dans les archives des villes, et en partie dans celles qui étaient conservées dans les temples, vécut sous le règne de Sémiramis, reine d’Assyrie, que l’on dit avoir existé avant les événements de Troie, ou du moins à leur époque. Philon de Byblos a traduit en langue grecque l’histoire de Sanchoniaton. »

En s’exprimant ainsi, l’auteur a rendu témoignage à la véracité comme à l’antiquité du théologien de Béryte. Mais Sanchoniaton, dont nous allons analyser les écrits, n’attribue pas la divinité au Dieu de l’univers : il ne va pas même chercher ses dieux dans le ciel ; il donne la divinité à des hommes et à des femmes dont la moralité n’était pas un modèle de vertus, ni la philosophie très digne d’être imitée, mais qui s’étaient déshonorés par toutes sortes de vices et de désordres. Voilà le tableau qu’il nous fait des dieux, qui, comme il résulte clairement de ses écrits, sont encore aujourd’hui les dieux de toutes les nations, vénérés dans les villes et dans les campagnes. Mais revenons au témoignage des écrits que nous avons cités. Philon, qui a distribué en neuf livres l’ouvrage entier de Sanchoniaton, s’exprime en ces termes sur le compte de cet historien, au commencement de son premier livre : « Les choses étant ainsi, Sanchoniaton, homme très érudit et non moins curieux, désirant vivement connaître l’histoire de toutes les nations depuis l’origine de l’univers, employa des soins particuliers à s’instruire de ce qui concernait Taaut, sachant que de tous les hommes qu’avait éclairés la lumière du soleil, Taaut était le premier auquel était due l’invention des lettres, et qui avait commencé à écrire des mémoires ; que c’était lui qui avait en quelque sorte jeté les fondements de la parole, lui que les Égyptiens nomment Thoyth, les habitants d’Alexandrie Thoth, et les Grecs Hermès (Mercure). »

Après avoir fait ces observations, il critique vivement les auteurs plus récents de ce qu’en donnant la torture à la vérité et en la dénaturant, ils ont tourné en allégories, en explications et en théories naturelles les fables débitées sur le compte des dieux. C’est pourquoi il dit plus avant : « Mais les auteurs les plus modernes qui se sont occupés d’histoire sacrée rejetèrent les faits qui avaient eu lieu dans le principe, et, inventant des allégories et des fables, dont le voile cachait les événements, ils en firent autant de mystères qu’ils couvrirent d’épaisses ténèbres, afin qu’on ne pût distinguer facilement les faits qui avaient réellement eu lieu. Sanchoniaton, étant tombé sur certains livres secrets des Ammonéens, qui avaient été tirés des sanctuaires où ils étaient restés cachés jusqu’alors, et qui précédemment n’étaient point connus de tout le monde, s’appliqua sérieusement à saisir le sens des choses dont ces livres traitaient. Il parvint au terme de son travail et réussit à réfuter et à ruiner les fables et les allégories dont on avait enveloppé les temps primitifs. Mais les prêtres qui vécurent après lui voulurent postérieurement envelopper son ouvrage de ténèbres, et le ramener encore à un système fabuleux. Il résulta de là un système mystique qui n’avait pas encore pénétré chez les Grecs. »

Il ajoute ensuite : « Voilà les découvertes que nous avons faites par l’effet de l’ardeur qui nous portait à connaître parfaitement tout ce qui concernait les Phéniciens, et après avoir examiné une immense quantité de monuments, non de ceux qui existent chez les Grecs, parce qu’il règne dans ces monuments peu d’harmonie, et qu’ils paraissent avoir été composés par certaines personnes plutôt pour donner prise à la dispute que pour éclaircir la vérité. »

Après quelques autres détails, il poursuit en ces termes : « Et c’est cette diversité même d’opinions, que nous avons remarquée chez les Grecs, qui nous a inspiré de la confiance pour les récits de l’auteur Phénicien. C’est sur cette discordance des opinions des Grecs que nous avons composé, avec le plus grand soin, trois volumes qui ont pour titre : Histoire extraordinaire. »

Il dit ensuite : « Pour mieux éclaircir la chose et en donner une connaissance plus particulière, nous devons établir avant tout que les plus anciens des peuples barbares, et notamment les Phéniciens et les Égyptiens, de qui les autres nations reçurent la même doctrine, regardèrent comme les plus grands dieux ceux qui avaient inventé les choses nécessaires aux besoins de la vie, ou qui s’étaient signalés par des bienfaits envers les nations. Considérant ces êtres comme des bienfaiteurs et comme les auteurs d’une grande quantité de biens, ils les adorèrent comme des dieux, et consacrant à leur culte les temples déjà construits, ils leur érigèrent aussi des colonnes et des statues qui portèrent leurs noms. Les Phéniciens eurent la plus grande vénération pour ces nouveaux dieux, et ils établirent en leur honneur les fêtes les plus solennelles. Ce qu’il y eut de remarquable, c’est qu’ils donnèrent les noms de leurs rois aux éléments dont le monde se compose, et même à quelques-uns de ceux qu’ils regardaient comme des dieux. Dans la nature, ils ne reconnurent comme dieux que le soleil, la lune, les autres planètes, les étoiles, les éléments et tout ce qui participait à leur nature ; de manière qu’ils avaient des dieux mortels et des dieux immortels. »

Philon, après avoir donné ces détails au commencement de son ouvrage, aborde ensuite l’explication de Sanchoniaton, et expose la théologie des Phéniciens de la manière suivante.

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