Préparation évangélique

LIVRE II

CHAPITRE III
ABRÉGÉ DES INITIATIONS SECRÈTES ET DES MYSTÈRES OCCULTES DU POLYTHÉISME

« Cessez donc de révérer ces sanctuaires de l’impiété, ces antres dont les profondeurs recèlent de prétendus prodiges. Abandonnez au mépris l’urne de Thesprotée, le trépied de Cirrha, l’airain de Dodone. Laissez parmi les fables surannées, ce vieux tronc de chêne qui reçoit un culte religieux au milieu des sables déserts : l’oracle a vieilli comme l’arbre sacré qui en était le siège. Elles sont muettes maintenant ces fontaines de Castalie et de Colophon : elles ne sont plus ces ondes prophétiques ; dépouillées d’un prestige trop longtemps vénéré, elles ont enfin laissé voir toute leur vanité. Vantez-nous maintenant ces oracles qui, dans leur inspiration ou plutôt leur fureur prophétique, éblouissaient par de frivoles réponses. Où est maintenant Clarius, Pythius, Didyme, Amphiaraüs, Apollon, Amphiloque ? Joignez-y les aruspices, les augures, et tous ces profanes interprètes des songes. Rangez avec l’oracle Pythien tous ces hommes qui voyaient l’avenir dans la farine et dans l’orge, tous ces ventriloques révérés encore aujourd’hui par le vulgaire. Qu’un voile épais ensevelisse les sanctuaires des Égyptiens, les évocations funèbres des Tyrrhéniens : toutes ces folies n’étaient que des artifices d’hommes sans foi, un tissu d’impostures. C’était le même charlatanisme dans ces chèvres dressées à la divination, dans ces corbeaux exercés à rendre des oracles.

Et, si maintenant je vous disais les mystères ! Si je les divulgue, ce n’est point, comme on le reproche à Alcibiade, pour m’en faire un jeu ; mais ce sera pour porter le flambeau de la vérité dans ce sanctuaire de l’imposture. Il faut qu’ils soient donnés en spectacle, ces mystères, aux yeux qui cherchent la vérité. Les fêtes de Bacchus furieux se célèbrent dans un délire sacré, en dévorant des viandes crues. La distribution des victimes se fait religieusement par des prêtres, couronnés de serpents et vociférant dans leurs lamentations le nom de cette Ève qui a introduit dans le monde l’erreur et la mort. L’emblème particulier des fêtes de Bacchus est le serpent consacré par des cérémonies religieuses. Or, dans la langue des Hébreux, le mot Ève, avec l’aspiration, signifie serpent femelle. Cérès et Proserpine sont aussi l’objet de cérémonies mystérieuses. C’est l’enlèvement de la fille tandis qu’elle errait dans la prairie, et la douleur de la mère que célèbrent les torches d’Éleusis.

Expliquons maintenant l’étymologie des orgies et des mystères. Orgie vient d’un mot grec qui signifie colère, à cause du ressentiment de Cérès contre Jupiter : mystère, d’un autre mot grec, qui signifie crime, à cause de l’attentat commis contre Bacchus. Si vous aimez mieux trouver l’étymologie du mot mystère dans le nom de Myson, Athénien tué à la chasse, suivant le témoignage d’Apollodore, nous vous permettons de mêler ainsi à vos fêtes un nom et des honneurs funèbres. Vous pouvez enfin voir le mot mystère dans celui de mytheria (qui concerne la chasse) par le changement de deux lettres : en effet la chasse est le fond de toutes ces fables qu’on rencontre, soit chez les Thraces plongés dans la plus profonde barbarie, soit chez les Phrygiens, le plus stupide des peuples, soit chez les Grecs, fameux par leurs superstitions. Mais maudit soit l’homme qui le premier a introduit ces folies dans le monde ; soit qu’on les doive attribuer à Dardanus, l’inventeur des mystères de la mère des dieux, ou bien à Eétion, l’auteur des orgies et des fêtes des Samothraces, ou bien enfin à ce Midas le Phrygien, qui, instruit par Odryde de tous les artifices de l’imposture, les imposa ensuite à ses sujets. Car il me fera toujours horreur ce Cyniras de Chypre qui, possédé du désir de diviniser une prostituée sa compatriote, osa mettre au jour tes infâmes mystères de Vénus. Selon d’autres, les fêtes de Cérès furent apportées d’Égypte en Grèce par Melampe, fils d’Amythaon, qui chantait dans ses vers les chagrins de la déesse. Pour moi, je vois dans tous ces hommes les funestes auteurs de fables impies, les pères d’une désolante superstition, qui ont jeté dans la vie humaine ces mystères comme un germe fatal de crime et de mort.

Mais il est temps de vous mettre sous les yeux vos orgies avec tous leurs prodiges, enfants de l’imposture. Une fois que vous en aurez pénétré les secrets, vous accueillerez vous-mêmes avec le sourire du mépris les fables qui sont maintenant l’objet de votre culte. J’exposerai à la lumière les secrets les plus intimes de ces mystères ; je ne rougirai pas de dire ce que vous ne rougissez pas d’adorer. Eh bien ! d’abord cette fille de l’écume de mer, née dans l’île de Chypre, l’amante de Cinyras, c’est cette Vénus aux amours impudiques qui naquit du sang d’Uranus, honteusement mutilé. Ses membres séparés du corps eurent avec les flots une sorte de commerce honteux qui produisit Vénus, fruit digne de vos passions déréglées. Aussi dans les fêtes de cette déesse de la mer, ceux qui sont initiés à l’art honteux de la prostitution reçoivent comme symbole de la génération un grain de sel et une figure infâme, dont les oreilles chastes ne sauraient entendre le nom. Puis les initiés présentent à la divinité une pièce de monnaie en témoignage de leur dévouement à son amour.

Les mystères de Cérès rappellent les liaisons incestueuses de Jupiter avec cette Cérès, sa mère, et le courroux de Cérès elle-même, que l’on doit appeler ou sa mère ou son épouse ; car je ne sais lequel des deux noms lui donner. C’est de cette colère de Cérès que lui est venu, dit-on, le nom de Brimo. De là ces supplications à Jupiter, ces coupes de fiel, ces convulsions, enfin ces actions abominables qui se faisaient dans les fêtes de cette divinité. Les mêmes cérémonies sont en usage chez les Phrygiens, en l’honneur d’Attis, de Cybèle et des Corybantes. On dit aussi que Jupiter mutila un bélier, dont il jeta les lambeaux dans le sein de Cérès, comme une expiation pour le crime qu’il avait commis en lui faisant violence. Il y a dans ce simple exposé des symboles de ces initiations de quoi exciter la risée : et je ne pense pas qu’ils puissent être entendus sans cela par ceux-là mêmes d’entre nous qui sont le moins disposés à en rire. Ainsi, par exemple : j’ai mangé du tambour, j’ai bu de la cymbale, j’ai dansé la cernophore. J’ai pénétré dans le lit nuptial. Ne sont-ce pas là des symboles dignes de risée, mêlés à des mystères d’infamie ?

Et que serait-ce si j’ajoutais ce que je dis encore ? Cérès devient enceinte et met au monde une fille : cette enfant grandit et Jupiter séduit sa propre fille Phéréphalte, comme il avait séduit la mère, oubliant sans doute ce premier crime. Il la séduit sous la forme d’un serpent, comme nous en avons la preuve : car c’est pour cela que dans les Sabuzies, le symbole est le Dieu se glissant dans le sein des initiés : or, ce dragon qui se glisse dans le sein des initiés est le signe de l’inconstance de Jupiter. Phéréphalte met au monde un enfant qui a la forme d’un taureau. C’est sans doute ce que chante dans ces vers un poète idolâtre : Un taureau père d’un dragon, un dragon père d’un taureau, un bouvier sur la montagne avec un aiguillon caché. Sans doute que par cet aiguillon il entend le bâton que portaient ceux qui célébraient les bacchanales.

Faut-il maintenant vous raconter Phéréphalte, cueillant des fleurs dans une corbeille, et enlevée par Pluton ; la terre entr’ouvrant son sein, et les pourceaux d’Eubulée engloutis avec les deux divinités ? (De là, aux Thesmophories, l’usage de chasser des pourceaux en langue mégarienne). C’est toute cette anecdote fabuleuse que célèbrent les femmes dans certaines villes : ainsi les Thesmophories, les Scirrhophories, les Arrhétophories ne sont que des allusions diverses à cet enlèvement de Phéréphalte.

Les fêtes de Bacchus rappellent le dernier excès de la cruauté. Tandis qu’il était encore enfant, les Curètes se livraient autour de lui à des danses armées, les Titans se glissèrent furtivement auprès de lui, l’amusèrent avec des jouets d’enfant ; puis ils mirent en pièces son tendre corps. C’est le récit d’Orphée de Thrace qui a chanté dans ses vers les fêtes de Bacchus : une toupie, dit-il, un sabot, des marionnettes, des pommes d’or, ces belles pommes du jardin des Hespérides à la voix mélodieuse.

Peut-être ne sera-t-il pas inutile de vous mettre sous les yeux les ridicules symboles en usage dans cette fête : un osselet, une balle, une toupie, des pommes, un sabot, un miroir, une toison. Minerve, qui avait enlevé le cœur de Bacchus, fut appelée de là Pallas, du mot Pallein, qui signifie palpiter, parce que ce cœur palpitait encore. Après avoir mis l’enfant en pièces, les Titans placent sur un trépied un vase d’airain, dans lequel ils jettent ses membres mutilés : ils les font cuire d’abord, les embrochent, et les présentent en cet état à Vulcain.

Mais Jupiter apparaît tout à coup, attiré sans doute par l’odeur de la graisse rôtie ; car vos dieux avouent eux-mêmes qu’ils ne sont pas insensibles à cette sorte d’hommage : il foudroie les Titans, et confie à Apollon son fils, le soin d’ensevelir les membres de Bacchus. Apollon obéit et va porter sur la cime du Parnasse le cadavre de l’enfant mis en pièces.

Faut-il vous rappeler aussi les orgies des Corybantes, ces deux meurtriers de leur propre frère, dont ils coupèrent la tête ; puis ils l’enveloppèrent d’un voile de pourpre, la ceignirent d’une couronne, et la portèrent sur un bouclier d’airain, pour l’ensevelir au pied du mont Olympe ? D’où il suit, pour le dire d’un seul mot, que tous ces mystères ne rappellent que meurtres et tombeaux. Les prêtres de ces mystères (la vénération et l’intérêt leur ont décerné le titre de rois des sacrifices) ont su environner encore cet événement d’une foule de circonstances merveilleuses. Ainsi ils défendent de servir à table du persil avec sa racine, parce qu’ils prétendent que cette plante est le produit des gouttes de sang que laissa couler le cadavre du Corybante tué par ses frères. C’est aussi la raison qui fait que les prêtresses des Thesmophories s’interdisent l’usage des grenades, qu’elles croient produites par les gouttes de sang de Bacchus dont la terre fut arrosée.

On donnait aussi aux Corybantes le nom de Cabires, et celui de Cabiries, aux fêtes qu’ils célébraient en leur honneur. Les deux fratricides emportèrent dans leur fuite la boîte qui contenait les membres honteux de Bacchus, et naviguèrent pour le pays des Tyrrhéniens, fiers sans doute du glorieux dépôt dont ils étaient chargés. Arrivés dans le pays, les deux fugitifs proposèrent à la vénération des Tyrrhéniens la boîte et ce qu’elle contenait et imaginèrent en l’honneur de cette noble divinité diverses cérémonies religieuses. Voilà ce qui fait que quelques-uns, et ce n’est pas sans quelque vraisemblance, confondent Bacchus avec Attis parce que l’un et l’autre sont également mutilés.

Faut-il s’étonner du reste de rencontrer chez les Tyrrhéniens, peuple barbare, de semblables infamies, quand les Athéniens et les autres peuples de la Grèce, j’ai honte de le dire, ne rougissent pas de célébrer les aventures fabuleuses de Cérès avec toutes les turpitudes qu’elles renferment ? Cérès, étant à la recherche de sa fille Proserpine, s’arrêta de lassitude dans les environs d’Éleusis, ville de l’Attique ; et là, dans sa douleur, elle s’assit près d’un puits, ce qui est défendu, encore aujourd’hui, à ses initiés, de peur qu’ils ne paraissent vouloir contrefaire la douleur de la déesse. Or Éleusis comptait alors au nombre de ses habitants quelques indigènes, dont les noms étaient Baubo, Dysaulis, Triptolème, Eumolpe, et Eubulée. Triptolème nourrissait des bœufs, Eumolpe des brebis, Eubulée des pourceaux, Ils sont la tige des Eumolpides, ces célèbres hérauts des sacrifices. Or, Baubo, car je ne saurais m’empêcher de le dire, donna l’hospitalité à Cérès, et lui présenta un breuvage pour la soutenir. Mais la déesse rejeta la coupe et refusa d’en approcher ses lèvres, tant sa douleur était profonde. Baubo affligée de ce refus qu’elle regardait comme un outrage, imagina de se présenter à la déesse dans la plus immodeste nudité. Le moyen réussit ; la douleur de Cérès céda à l’hilarité que lui causa malgré elle ce spectacle, et elle consentit, quoique avec peine, à accepter le breuvage.

Tels sont les mystères secrets des Athéniens. С’est Orphée lui-même qui nous les révèle ; je vous citerai les propres paroles afin que ces infamies vous soient attestées par celui-là même qui fut l’instituteur de ces mystères. A ces mots, dit-il, Baubo soulevant son voile, offre aux yeux de la déesse, un spectacle que la pudeur réprouve. Cérès oubliant sa douleur, prend un jeune enfant nommé Iacchus, et le précipite dans les bras de Baubo : puis, dans son hilarité, car elle ne put retenir un sourire, elle accepte le vase aux diverses couleurs, et avale la liqueur qu’il contenait. Voici donc l’abrégé des symboles d’Éleusis : J’ai jeûné ; j’ai bu le cycéon ; j’ai pris de la boîte quelque chose que j’ai mis dans une corbeille ; puis, après m’en être servi, je l’ai remis dans la boite. Que de belles choses à voir ! comme elles sont dignes d’une déesse !

Ne méritent-elles pas bien plutôt d’être ensevelies dans les ténèbres de la nuit, et punies par le feu ? Il y a bien là en effet de quoi enfler d’orgueil et de vanité les cœurs des Erechtides et des autres Grecs, pauvres peuples, auxquels sont réservées au-delà du tombeau des peines qu’ils ne soupçonnent pas ! Qui sont ceux en effet qui doivent craindre l’accomplissement des prédictions d’Héraclius d’Ephèse ? ne sont-ce pas ceux qui se livrent à des opérations nocturnes, les magiciens, les bacchantes, les prêtres de Bacchus, les initiés aux mystères secrets ? n’est-ce pas eux que regardent ces menaces après leur mort ? N’est-ce pas à eux qu’est réservé le supplice du feu ? En effet tout ce que les hommes appellent des mystères, qu’est-ce autre chose que des initiations sacrilèges ? Ces rites que sanctionnent les lois et l’opinion commune, ces mystères du dragon, que sont-ils autre chose qu’une vaine imposture qui propose comme sacrés des objets profanes, qui couvre du voile d’une prétendue piété des cérémonies abominables ? Car il faut mettre au grand jour les objets sacrés des païens, dévoiler leurs secrets. Or, je vois des gâteaux de sésame de forme pyramidale, d’autres de forme sphérique ; des gâteaux couverts de petites éminences, des grains de sel, un dragon, emblème sacré de Bacchus Bassaréus, des grenades, de la moelle d’arbre, une férule, du lierre, des pastilles de fromage et de farine, des pavots. Voilà les objets qu’ils appellent saints. Voulez-vous maintenant connaître les symboles des mystères de Thémis ? Vous verrez de l’origan, une torche, un glaive, un peigne, qui dans sa signification symbolique désigne un objet que la pudeur défend de nommer. Ô comble de l’infamie ! Autrefois, le silence de la nuit servait de voile, même aux plus chastes plaisirs de l’homme aux mœurs pures : et maintenant c’est la nuit qui révèle aux initiés les mystères de l’impudicité ! Des torches allumées éclairent de leurs feux les derniers excès de la débauche ! Éteins donc ce feu, grand hiérophante : et vous, prêtres, rougissez de ces flambeaux que vous portez : leur lumière éclaire les turpitudes de votre Iacchus. Certes, la nuit n’a pas de ténèbres trop profondes pour voiler vos mystères ; vos orgies gagneront du moins quelque chose à rester dans l’obscurité ; car le feu ne sait pas feindre, lui : sa nature est de dénoncer les coupables et de les punir.

Ainsi voilà donc quels sont les mystères de ces peuples athées : et si je les appelle de ce nom, ils le méritent à tous les titres, eux qui ont méconnu l’unique Dieu véritable, eux qui ne rougissent pas d’honorer d’un culte honteux, un enfant mis en pièces par les Titans, les larmes d’une femme, des objets dont la seule idée révolte la pudeur. Ils ont un double titre à cette qualification d’athéisme : le premier c’est qu’ils n’ont aucune idée de la divinité, puisqu’ils ne connaissent pas celui-là seul qui est vraiment Dieu : le second, c’est que dans leur erreur, ils prennent pour des dieux des êtres qui ne le sont pas ; que dis-je qui ne le sont pas ? Des êtres qui n’ont pas même d’existence réelle, des êtres qui n’ont de Dieu que le nom. »

Ainsi parle Clément d’Alexandrie.

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