Préparation évangélique

LIVRE III

CHAPITRE XIII
DU SACRIFICE D’UN BŒUF OFFERT AU SOLEIL À HIÉROPOLIS

« Les Égyptiens ont dédié le bœuf au soleil et à la lune. Celui que la villa d’Héliopolis consacre au soleil s’appelle Mnévis : sa taille excède de beaucoup celle des autres bœufs : il est du plus beau noir, en signe de ce que le teint des hommes exposés au soleil contracte cette couleur. Les poils de la queue et des autres parties du corps sont couchés en sens inverse de ceux des autres bœufs, et relevés vers la tête, pour représenter la cours du soleil qui s’exécute en sens inverse du pôle. Il est pourvu de forts testicules, parce que la chaleur exerce une grande influence sur les passions, et aussi parce que le soleil féconde la nature. Le taureau, qu’ils ont consacré à la lune, se nomme Apis : il est aussi d’un noir qui efface tous les autres, et il porte à la fois le symbole de la lune et du soleil, pour marquer que la lune emprunte sa lumière du soleil. Or le symbole du soleil, c’est d’abord la couleur noire, puis un escarbot attaché au-dessous de la langue, le symbole de la lune est un disque échancré et approchant de la forme d’une demi-lune. »

Voilà ce que j’ai cru devoir extraire du livre de Porphyre, afin que nous n’ignorions des mystères et de la théologie des Grecs et des Égyptiens, de cette théologie que nous avons abandonnée, de cette religion dont nous avons déserté l’étendard. Nous avouons le fait ; mais nous prétendons avoir agi en cela avec sagesse et discernement : car je ne me laisserai point éblouir par cette parole fastueuse qu’il a mise en tête de son récit :

« Je parle pour les initiés, loin d’ici les profanes ! »

Les profanes, ce n’est pas nous ; ce sont ceux qui prennent pour une vraie théologie les inventions d’une mythologie absurde et dégradante, qui divinise un escarbot, et tous les animaux sans raison.

« Dans leur prétention de sagesse, ils ont été convaincus de folie, dit notre grand apôtre, car ils ont transposé à l’image d’un homme corruptible des figures d’oiseaux, de quadrupèdes, de serpents, l’honneur qui n’est dû qu’au Dieu immortel. »

Mais comme pour décliner le reproche d’avoir prostitué leur culte aux diverses parties du monde visible, et pour montrer que l’objet de ce culte était des natures invisibles et incorporelles, ils ont prétendu par des interprétations métaphoriques rapporter ces fables à une puissance spirituelle, examinons s’il n’est pas infiniment plus raisonnable d’adorer une seule puissance divine que d’en reconnaître une multitude. En effet parce que dans un même corps nous voyons plusieurs parties différentes, plusieurs membres distincts, pensons-nous pour cela que plusieurs âmes animent ce corps ? croyons-nous qu’il soit l’ouvrage d’autant de créateurs qu’il a de membres ? Non, nous reconnaissons qu’une seule âme l’anime, que l’animal, dans son intégrité, est l’ouvrage d’une seule main créatrice. Eh bien ! pourquoi n’en serait-il pas de même de l’univers ? c’est un tout unique, formé de la même substance matérielle, divisé en plusieurs parties, mais présentant une parfaite homogénéité, une heureuse harmonie entre ses divers éléments, harmonie qui prouve que l’univers n’est qu’un seul et même monde. Pourquoi donc supposer plusieurs principes créateurs de ce tout ? Pourquoi ne pas confesser un seul Créateur, la puissance et la sagesse du vrai Dieu ?

Mais il y a plus : c’est que notre habile philosophe s’oublie lui-même en cherchant par ses interprétations à rappeler toute cette mythologie égyptienne à des puissances incorporelles. Vous l’avez entendu nous dire que Chérémon et beaucoup d’autres philosophes ne reconnaissaient d’autres dieux que les mondes visibles, et qu’ils plaçaient au premier rang, parmi les sectateurs de cette doctrine, les Égyptiens, comme rapportant toute leur mythologie aux objets physiques, et jamais à des êtres incorporels et vivants. Si donc de leur propre aveu les Égyptiens n’élevaient pas leurs idées jusqu’à des êtres vivants et incorporels, si leurs fables, au sujet de la Divinité, ne sont que des allégories des diverses parties du monde physique, comment peut-on venir maintenant, par des hypothèses purement gratuites, nous dire ce à quoi les Égyptiens n’avaient jamais pensé, qu’ils rapportaient toute leur théologie à des puissances incorporelles ? Ce raisonnement répond à toutes les assertions de notre philosophe en général.

Mais réfutons chacune d’elles en particulier. Nous n’aurons pas besoin pour cela d’ailleurs d’une longue dissertation.

Laissons de côté toutes les fables égyptiennes, avec toutes les folies qu’ont rêvées leurs auteurs et jetons un coup d’œil sur des systèmes revêtus d’une plus haute considération, sur les interprétations par lesquelles les sages de la Grèce rapportent tout le culte mythologique aux objets naturels. Est-il au pouvoir d’un homme qui a le jugement droit de s’empêcher de s’inscrire en faux contre les inventeurs de pareilles explications ? Ainsi Jupiter n’est plus, comme le croyaient les anciens, au sentiment de Plutarque, le principe igné et éthéré, mais bien l’esprit d’en haut, le créateur de toutes choses, l’auteur de la vie dans les êtres animés, soit, mais qu’on me dise alors comment ce Jupiter sera le fils de Saturne, c’est-à-dire du Temps et de Rhéa qui, d’après l’interprétation que nous avons vue, n’est autre chose que les rochers et les montagnes. Je ne comprendrai jamais non plus comment Junon, qu’on dit être l’air ou plutôt l’éther, peut être en même temps la sœur et l’épouse du créateur de toutes choses, de l’auteur des êtres animés. Et Latone dont, le nom signifie oubli, qu’elle soit ainsi appelée, ou parce que le sommeil produit l’insensibilité chez ceux sur lesquels il s’est appesanti, ou parce que l’oubli de Dieu est le partage des âmes créées dans ce monde sublunaire ; soit : mais ensuite on la fait, cette Latone qui est l’oubli personnifié, on la fait mère du soleil et de la lune en représentant ces deux astres sous les noms d’Apollon et de Diane ! On veut me taire rendre des honneurs divins à Rhéa et à Cérès, et on me dit que l’une est le symbole du sol des rochers et des montagnes, et l’autre, l’emblème de la terre végétale des campagnes ! Ils font de Proserpine un personnage allégorique qui signifie le dégoût. Qu’y a-t-il donc là qui soit digne du nom auguste de la Divinité ? Il me faudrait encore adorer la vertu spermatique et le principe producteur des fruits, sous le nom de Bacchus, les fleurs du printemps qui se fanent avant d’avoir mûri leur semence, sous le nom d’Attis ; enfin sous celui d’Adonis, la récolte des fruits dans leur maturité ! Le genre humain devrait prostituer son culte à des êtres qui, dans les desseins du Dieu créateur de toutes choses, ont été destinés à son usage et au soutien de sa vie ! En partant de ces absurdités, si je passe aux autres du même genre, et que je continue à réfuter l’un après l’autre, tous les systèmes de cette théologie allégorique qu’élèvent si haut ses auteurs, n’aurai-je pas toujours facilement des arguments à opposer à des hommes qui ne rougissent pas d’appeler, par exemple, le soleil, tantôt Apollon, tantôt Hercule, puis Bacchus, puis Esculape ? Il serait donc à la fois Apollon et Esculape, c’est-à-dire le père et le fils. Appeler le soleil Hercule, quand de leur propre aveu, Hercule est le fils d’une femme mortelle, d’Alcmène ! Faire du soleil un furieux qui égorge ses propres enfants ! et pourtant voilà ce qu’on attribue à Hercule. Les douze travaux d’Hercule sont disent-ils, les douze signes du zodiaque, division imaginaire de l’orbite du soleil autour de la voûte céleste. Mais où est l’Eurysthée qui impose à Hercule ou plutôt au soleil ces douze travaux ? Comment adapter au soleil le fait des cinquante filles de Thestius et de toute cette multitude d’esclaves, que la fable donne pour concubines à Hercule et dont il eut une foule d’enfants mortels qui lui ont laissé une longue postérité ? Quel sera le centaure dans le sang duquel Déjanire trempa la tunique d’Hercule, c’est-à-dire du soleil, pour l’en revêtir et le conduire au terme fatal que nous avons raconté. Eh bien ! non : le soleil n’est pas Hercule ; mais du moins peut-être y trouverons-nous Bacchus ? J’aurai encore des mêmes arguments à opposer à cette nouvelle allégorie. D’abord quelle sera la mère de Bacchus dans cette hypothèse ? Sera-ce la lune, sera-ce Proserpine ? Ensuite Bacchus sera donc à la fois le soleil et le principe des fruits aqueux et des fruits à écale ? Mais que faire de cette armée de femmes marchant sous sa conduite à une expédition ? Où trouverai-je dans le soleil, l’Ariane de Bacchus ? Si Bacchus est le même que le soleil, pourquoi en faire exclusivement le père du vin ? Serait-il moins le père du froment, des légumes et des autres productions de la terre ? Voulez-vous maintenant que le soleil soit Esculape ? Mais comment ses gains sordides et honteux le font-ils foudroyer par Jupiter, comme nous le lisons dans les chants lyriques du poète Béotien, de Pindare ?

L’or qu’il vit briller l’enflamma d’ardeur pour le prix proposé : mais le fils de Saturne, armant son bras du tonnerre, étouffa le souffle dans sa poitrine, et le feu de la foudre consomma son trépas. Où trouverons-nous parmi les enfants du soleil, des Asclépiades, qui, après avoir donné à leur race une vie d’une durée prodigieuse, l’ont enfin réduite à la condition commune des mortels. Mais laissons tous ces grands philosophes jouir de tout cet échafaudage d’allégories par lesquelles ils prétendent décliner la honte de leur mythologie, en faisant remonter leur culte au soleil, à la lune et aux autres parties du monde : toujours est-il vrai que si Vulcain est le principe igné, Neptune l’élément humide, Junon l’air, Rhéa le sol des rochers et des montagnes, Cérès la terre végétale, Proserpine la vertu des semences, Bacchus le principe producteur des fruits à écale, si le soleil est personnifié dans Apollon et les autres que nous avons cités, si c’est la lune qui est appelée tantôt Diane, tantôt Minerve, puis Hécate, enfin Lucine, ils sont convaincus par là même d’avoir, pour leur malheur et au péril de leur salut, mis la créature à la place du créateur, divinisé l’œuvre au lieu de l’ouvrier. Nullement, diront-ils, car ce n’est ni le soleil, ni la lune, ni les étoiles, ni aucun corps du monde inanimé que nous avons divinisé, c’est la puissance invisible et modératrice de toutes choses, qui se trouve dans ces corps, car ils prétendent qu’il n’y a qu’un seul Dieu, manifestant dans chacun des êtres une propriété particulière, parcourant tout l’univers, présidant à tout : et c’est ce Dieu existant invisiblement dans tous les êtres et les pénétrant tous qu’ils prétendent adorer, comme nous l’avons vu. Alors pourquoi ne pas abjurer comme impies et criminelles les fables honteuses et les infamies attribuées à vos dieux ? Que n’ensevelissez-vous dans le plus profond oubli comme réceptacles de toutes les impiétés et de toutes les turpitudes les livres qui contiennent ces fables, pour adorer ingénument et sans dissimulation, et non plus sous des emblèmes honteux le seul vrai Dieu de l’univers ? C’était là ce qu’ils avaient à faire, ces sages, pour rendre hommage à la vérité qui leur était connue : mais il ne fallait pas avilir le nom auguste de Dieu en le mêlant à des fables infâmes et abominables : mais ils ne devaient pas alors s’enfermer dans des grottes, dans des antres obscurs, dans des maisons bâties de la main des hommes, comme pour y trouver Dieu ; il ne fallait pas prétendre honorer des puissances divines dans de vains simulacres matériels et sans vie. Il ne fallait pas voir dans des vapeurs terrestres s’exhalant d’un sang corrompu, dans des victimes immolées à des idoles, un moyen de se rendre Dieu propice. C’était le devoir de ces sages admirables qui avaient élevé si haut leurs contemplations, c’était, dis-je, leur devoir, à eux délivrés des chaînes de l’esclavage honteux de l’erreur, de ne pas priver le reste de l’humanité de ces précieuses connaissances de la nature. Ils devaient, mettant en quelque sorte à nu le fond de leur âme, crier à tout le genre humain que ce qu’ils adoraient, eux, ce n’étaient point des êtres visibles, mais le créateur de toutes les choses ; que c’était sa vertu spirituelle et invisible qui était l’objet de leur culte intérieur et spirituel : que ce n’était ni par le feu sacré, ni par des béliers et des taureaux offerts en sacrifice, ni par des couronnes, ni par des statues, ni par des temples, que les hommes devaient rendre hommage à la Divinité, mais par la pureté des pensées, par la vérité et la sainteté de la doctrine, dans le silence de l’âme, et en retraçant en eux, autant que le permet la nature humaine, l’image de ses vertus. Voilà ce qu’il fallait faire ; mais non, jamais il ne s’est rencontré un homme, soit parmi les Grecs soit parmi les Barbares, qui ait ainsi dirigé ses semblables vers la vérité. C’est là une mission de bienfaisance que notre Sauveur seul a remplie, en invitant par son Évangile toutes les nations à déserter les erreurs antiques, et leur montrant la voie qui conduit au seul vrai Dieu de l’univers, et la seule piété qui lui est agréable. Quant à tous ces sages qui faisaient ainsi vanité de leur sublime philosophie,

« ayant connu Dieu, dit notre divin apôtre, ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu, et ne lui ont pas rendu hommage ; mais ils se sont égarés dans leurs propres raisonnements, et leur cœur insensé s’est obscurci : ces hommes qui se disaient sages sont devenus fous : »

« ils ont adoré et servi la créature au lieu du Créateur, qui est béni dans tous les siècles. »

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