Préparation évangélique

LIVRE IV

CHAPITRE XXII
MANIÈRE DONT LES DÉMONS OPÈRENT LEURS PRESTIGES

« Toute âme, dit-il, qui ne domine pas l’esprit auquel elle est continuellement unie, mais qui se laisse ordinairement dominer par lui, s’expose à devenir le jouet de mille mouvements désordonnés, lorsque le feu de la colère ou l’ardeur de la concupiscence se sont emparés de l’esprit. On pourrait à juste titre donner à toutes ces âmes le nom de mauvais démons : or tous ces démons et tous ceux qui sont d’une vertu contraire sont invisibles et entièrement inaccessibles aux sens : ils n’habitent point un corps solide, ils n’ont pas tous une même forme ; mais ils se produisent sous mille figures diverses. Toutes ces formes particulières qu’emprunte l’esprit sont tantôt visibles, tantôt invisibles ; quelquefois même ces démons changent de formes : ce sont les plus méchants. L’esprit, dans ce qu’il a de corporel, est sujet à la souffrance et à la destruction. Quant à son union avec l’âme, bien que cette union ait pour effet de conserver quelque temps l’empreinte de l’âme, elle ne le rend pas immortel ; car il paraît être de sa nature de s’altérer et de perdre sans cesse quelque chose de lui-même. Les esprits des bons sont toujours dans de justes proportions, de même que leurs corps, lorsqu’ils nous apparaissent : ceux des méchants au contraire sont dans un désordre complet. Pour satisfaire plus facilement leurs passions, ceux-ci habitent les régions voisines de la terre : il n’est pas de mal dont ils ne conçoivent l’idée et qu’ils ne tentent d’exécuter. Doués d’inclinations violentes et astucieuses, dépourvus de l’action de toute-puissance divine, ils excitent des secousses impétueuses et soudaines, qui sont de vrais pièges : tantôt ils usent pour cela de moyens cachés, tantôt ils emploient la force ouverte. »

Il ajoute plus loin :

« Tous ces moyens et d’autres semblables qu’ils mettent en œuvre tendent à nous inspirer de fausses idées sur les dieux et à nous amener au culte des démons ; car ils ne se plaisent que dans la confusion et le désordre : ainsi ils empruntent les formes des dieux pour se faire un jeu de notre imprudence, flatter la multitude, en enflammant le cœur des hommes des ardeurs de la concupiscence, en y allumant l’amour des richesses, l’ambition, la volupté, la vaine gloire, sources funestes des séditions, des guerres et autres fléaux de même nature. Et ce qu’il y a de plus affreux, c’est que se fondant sur toutes ces calamités, ils les imputent aux plus grands dieux ; ils vont même jusqu’à en faire un crime au Dieu souverainement bon, qui se plaît, disent-ils, à mettre ainsi la confusion dans tout et à bouleverser toutes choses. Et ils ont fini par insinuer ces idées, non seulement dans l’esprit des hommes simples et crédules ; mais de grands philosophes en ont été les dupes : c’est ce qui fait qu’ils ont causé mutuellement les erreurs les uns des autres. Car les philosophes se laissant entraîner au torrent des idées vulgaires, tombèrent dans les égarements de la multitude ; et les peuples, d’un autre côté, voyant les coryphées de la philosophie professer les opinions admises généralement, en devenaient encore plus fortement attachés à l’idée qu’ils s’étaient faite de la divinité. La poésie vint encore fortifier ces préjugés populaires, parce que son langage était admirablement propre à séduire et à fasciner les esprits, jusqu’à leur faire admettre les choses les plus impossibles. Il aurait fallu s’attacher fortement à cette pensée, que ce qui est bon ne peut faire de mal, et que ce qui est mauvais ne saurait produire de bien ; car, selon l’expression de Platon, ce n’est point la chaleur qui rafraîchit, mais son contraire ; comme ce n’est pas le froid qui réchauffe, mais son contraire. De même aussi, ce qui est naturellement juste ne saurait nuire : or quoi de plus essentiellement juste que la Divinité, puisque sans cela elle ne serait point la Divinité. Il faut donc faire entièrement abstraction de cette puissance de nuire dans l’idée que nous nous faisons des bons génies : en effet la volonté de nuire est essentiellement opposée à celle de faire du bien : or il n’y pas d’alliance possible entre deux choses essentiellement contraires. »

Il ajoute encore :

« C’est par la vertu des méchants démons que s’opèrent tous les genres de prestiges. Aussi tous les charlatans qui se livrent aux opérations magiques, révèrent les méchants démons et particulièrement leur chef. Ces hommes ont à leur disposition une foule de prestiges et savent fasciner les yeux de la multitude par mille prodiges étonnants. C’est par leur moyen que les méchants démons préparent ces potions empoisonnées qui allument le feu des passions ; c’est par eux qu’ils font naître l’amour de la volupté, des richesses, de la vaine gloire, l’esprit de fourberie. Le mensonge est la qualité naturelle de ces méchants démons : ils veulent qu’on les prenne pour des dieux, et que leur principale puissance soit regardée comme la divinité suprême. Ils aiment l’odeur de la chair et de la graisse, qui est comme l’aliment de ce qu’il y a en eux de spirituel, comme de ce qu’ils ont de corporel. Vivre de vapeurs et d’exhalaisons, quoique d’une manière différente, selon leurs différentes propriétés, est une chose commune à tous : ils s’engraissent de la chair et du sang des victimes immolées dans les sacrifices. »

Ainsi nous venons d’entendre un aveu remarquable, c’est que chez les Grecs, ce ne sont pas seulement les poètes qui ont fait prendre aux hommes de méchants démons pour des dieux véritables, mais les philosophes eux-mêmes, malgré leur prétendue sagesse, qui devait leur donner plus de lumières sur la nature divine, n’en ont pas moins honoré ces méchants démons comme de vrais dieux, et ont ainsi précipité la multitude dans leurs propres erreurs. Nous avons en effet entendu Porphyre nous déclarer que les peuples voyant ceux qui passaient pour sages professer les mêmes doctrines qu’eux, furent confirmés par-là dans l’opinion qui leur faisait prendre pour des dieux les méchants démons. Et ce n’est pas là une doctrine que nous inventons, c’est le sentiment de tous ceux qui, bien mieux que nous, devaient connaître à fond ce qui en était, puisque c’étaient leurs propres affaires. Ainsi l’auteur que nous venons de citer n’était pas médiocrement versé dans la connaissance de tous les mystères de la superstition : or il assure que les méchants démons voulaient passer aux yeux des hommes pour des dieux, des génies bienfaisants ; qu’ils prétendaient que leur prince fût regardé comme le premier des dieux. Le même écrivain va nous apprendre maintenant ce que c’était que cette puissance principale ou ce prince des démons. Il dit que les chefs des méchants démons sont Sérapis et Hécate : nos divines Écritures leur donnent au contraire pour chef Belzébuth.

Voyons ce qu’en dit le philosophe dans son livre De la Philosophie des oracles.

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