Préparation évangélique

LIVRE V

CHAPITRE XXI
LA RUINE DE L’EMPIRE DE CRÉSUS CAUSÉE PAR LA RÉPONSE ÉQUIVOQUE D’APOLLON

« Il faut avouer que tu as une science prodigieuse pour les choses qui ne méritent pas même que l’on y pense ; mais s’agit-il d’une chose importante, cette science est à bout. Ainsi le beau mérite, par exemple, que de sentir l’odeur d’une tortue qui cuit dans une chaudière d’airain : cependant cette connaissance, toute vaine qu’elle est, surtout parce qu’elle n’est pas réelle, est bien digne de ta vanité et de ton impudence ; et tu sais t’en prévaloir effrontément pour inspirer au prince lydien qui s’est fait ton esclave, une confiance aveugle dans ta prétendue science. Mais bientôt sur cette première épreuve, il s’adresse à toi pour savoir s’il doit marcher contre les Perses ; il veut avoir ton avis sur son extravagant et ambitieux projet : alors tu ne rougis pas de lui répondre : « En passant le fleuve Halys, Crésus détruira un grand empire. » Réponse admirable pour sauver ton honneur ! En effet, il t’importait peu après un tel oracle, ou que le prince induit en erreur par l’ambiguïté des termes, entreprît d’envahir un empire étranger ou que des hommes injustes et pervers, au lieu de te donner des éloges pour avoir précipité dans l’abîme un furieux, te fissent un crime de n’avoir pas même su employer un terme ambigu, ce qui pouvait faire hésiter le prince et l’engager à prendre conseil. Mais malheureusement le mot καταλυσαι (détruire) n’est pris chez les Grecs que dans une seule acception : il ne signifie jamais être renversé de son propre trône, mais se rendre maître de celui d’autrui. Puis ce Cyrus, moitié Perse, moitié Mède, ou si vous aimez mieux, issu du sang royal par sa mère, et d’une famille du peuple par son père, ce Cyrus, dis-je, désigné pour l’une de ces deux raisons sous le nom de Mulet, ne prouve-t-il pas jusqu’à l’évidence la vanité ridicule et la sotte prétention du devin, qu’une telle réponse n’est que de la fumée, et non pas une véritable divination, puisque le devin ne connaissait pas lui-même le sens de l’énigme qu’il proposait. Diras-tu qu’il le connaissait, mais que par malice il voulait se jouer de Crésus ? Certes, quels divertissements se donnent les dieux ! Mais peut-être est-ce parce que les choses devaient arriver ainsi ? D’abord c’est une impiété sacrilège d’inventer à plaisir des énigmes pour se jouer de la crédulité d’un homme. Les choses devaient arriver ainsi ! mais alors que fais-tu à Delphes, misérable ? A quoi bon ce temple que tu occupes pour y rendre de vains et inutiles oracles ? qu’avons-nous besoin de toi ? pourquoi cette fureur qui pousse de toutes les parties de la terre des suppliants au pied de tes autels ? Pourquoi la graisse des victimes fume-t-elle en ton honneur. »

C’est avec cette liberté audacieuse, je dirais presque ce cynisme amer, qu’Œnomaüs s’élève contre ces jongleries des prétendus devins. Tous ces fameux oracles de la Grèce, loin d’être à ses yeux l’ouvrage de la divinité, ne sont pas même l’œuvre des démons, mais les machinations de quelques charlatans pour tromper les peuples. Et puisque nous en sommes sur ce sujet, rien ne nous empêche de produire encore d’autres griefs contre ces oracles. Écoutons en particulier le même Œnomaüs, reprochant à Apollon Clarius de l’avoir trompé.

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