Préparation évangélique

LIVRE V

CHAPITRE XXIV
DANS LEUR IMPUISSANCE À SECOURIR EN AUCUNE MANIÈRE LEUR CLIENTS DANS LES DANGERS DE LA GUERRE, ILS ONT RECOURS À DES RÉPONSES ÉQUIVOQUES POUR LEUR EN IMPOSER ET LES INDUIRE EN ERREUR

« Mais ces reproches, dit-il, passerait peut-être aux yeux de quelques-uns pour de la malveillance. Eh bien ! jugez-en d’après une réponse du même oracle aux Athéniens. La voici, cette réponse :

« Que tardez-vous, insensés ? Abandonnez une ville malheureuse à laquelle il ne reste plus ni tête, ni corps, ni mains, ni pieds, rien de solide ; car le terrible Mars, monté sur un char de Syrie, va porter la flamme dans son enceinte, renverser et ruiner ses forteresses : une flamme impitoyable va dévorer les temples des immortels : déjà une sueur froide coule de leurs membres et atteste leur effroi. »

Voilà ce qui fut répondu aux Athéniens. Où sont dans une telle réponse les signes d’un pouvoir prophétique ? Quoi donc, dira quelqu’un, vous oseriez mettre votre confiance dans un pareil oracle ? Mais c’est la réponse tout entière qu’il faut voir, cette réponse qu’il fit à ce peuple qui réclamait son assistance. Voici donc le reste :

« Les prières de Pallas n’ont pu fléchir le souverain de l’Olympe ; mais je te dirai les paroles de l’invincible déesse. Tout le reste sera détruit ; mais Jupiter dont Ie regard embrasse toutes choses, permet qu’un mur de bois soit inaccessible aux coups des ennemis et devienne ton unique refuge à toi et à tes enfants. N’attends pas la rencontre de l’armée ennemie ; car elle te serait funeste. Hâte-toi de prendre la fuite. Ô divine Salamine ! tu enlèveras aux mères le fruit de leurs entrailles, soit lorsque Cérès sème Ie froment, soit lorsqu’elle le recueille. »

Ô fils de Jupiter tu nous montres là un Jupiter bien digne de ce nom, et une Minerve bien digne de son nom ; ô toi ! frère de Minerve. Il n’est rien de beau comme cette opposition de sentiments entre un père et une fille, surtout quand ce père est un dieu et cette fille une déesse. Il est vraiment grand, ton Jupiter Olympien, qui a besoin, pour détruire une ville d’appeler de Suse une armée innombrable. Il paraît bien qu’il est le monarque suprême de toutes choses, celui qui peut précipiter sur l’Europe des populations entières de l’Asie, mais qui ne saurait en Europe renverser une simple ville. Et toi, homme audacieux qui affrontes témérairement les dangers, tu ne gémis pas (dirent ceux en faveur desquels Pallas ne peut fléchir le courroux de Jupiter Olympien) ? Est-ce que c’est contre les pierres et le bois, et non contre les hommes que Jupiter était irrité ? Tu as sauvé les hommes, et lui il livre les habitations à un feu étranger : il n’avait donc pas sa foudre ? Mais ne sommes-nous pas plutôt nous-mêmes téméraires et audacieux, nous qui ne voulons pas vous permettre de vous abandonner à de semblables niaiseries ? Mais dis-nous donc, admirable devin, comment tu sais que Salamine arrachera aux mères le fruit de leurs entrailles, tandis que tu ignores si ce sera lorsque Cérès sème le froment ou lorsqu’elle le recueille. Tu ne voyais pas non plus qu’il serait facile à la malveillance, qui soupçonnerait de l’artifice dans ta réponse, de le demander si ces mères, qui doivent voir périr le fruit de leurs entrailles, sont celles des ennemis ou celles du peuple athénien. Mais il fallait attendre l’issue des événements ; car l’une des deux choses devait nécessairement arriver, et quels que fussent les vaincus, l’oracle ne pouvait jamais avoir tort en prononçant le nom de la divine Salamine avec une sorte d’accent de commisération. Cette bataille navale qui devait se livrer ou lorsque Cérès sème le froment ou lorsqu’elle le recueille, est une belle fiction poétique pour couvrir le sophisme de l’oracle et empêcher qu’on ne s’aperçoive aisément qu’un combat naval ne se livre jamais en hiver. Avec cela, les rôles de cette espèce de drame n’ont plus rien d’inexplicable, non plus que les dieux qui les remplissent. On y voit une divinité qui supplie, une autre qui se montre inexorable : l’une et l’autre avaient leur utilité par rapport à la prédiction, suivant les chances imprévues de la guerre, l’une dans le cas où les Athéniens seraient sauvés, l’autre dans le cas où ils viendraient à périr. Si le sort de la guerre leur est favorable, ce sera l’effet des prières de Minerve qui aura su fléchir le courroux de Jupiter. Si l’issue est contraire, l’oracle a prévu le cas, c’est que Minerve n’a pu fléchir le courroux de Jupiter. Ainsi l’habile devin a su arranger sa réponse de manière que, dans le cas de la victoire comme dans le cas de la défaite, Jupiter ne paraisse point avoir abandonné son dessein, sans cependant mépriser entièrement les prières de sa fille. Quant à cette multitude de forteresses qui devaient être détruites, il est évident que cela ne serait point arrivé si les ennemis avaient donné l’assaut à la ville avec des bâtons et non avec le fer et le feu, quand on supposerait que leur nombre prodigieux leur aurait permis de faire quelque chose avec des bâtons. Mais, dit l’oracle, j’ai deviné que la muraille de bois était la seule inexpugnable, c’est-à-dire que tu n’as pas deviné, ô Apollon ! mais que tu as donné un conseil à peu près dans le genre de celui-ci : fuis, ne reste pas : la crainte n’est pas un crime.

« Celui donc qui découvrit le sens de ton énigme savait aussi bien que toi que la ville d’Athènes était pour les Perses la clé de la Grèce, qu’elle devait dire le but principal de leur attaque, à cause qu’elle était la première et la plus importante de toutes les villes grecques. Aussi moi-même, qui confesse mon ignorance en fait de divination, sachant cela, j’aurais conseillé non seulement aux Lydiens, mais encore aux Athéniens, de prendre la fuite, parce qu’une nombreuse cavalerie et une nombreuse infanterie s’avancent contre eux. Et je leur aurais aussi donné la mer pour refuge, et non point la terre : car il serait ridicule qu’un peuple qui possède une flotte, qui habile une ville voisine de la mer, n’eût pas cherché à s’y sauver, emportant avec lui la plus grande quantité possible de meubles et de provisions, et laissant la terre à qui voudrait l’occuper. »

Voilà la réponse que reçurent les Athéniens. Celle que le même dieu fit aux Lacédémoniens est encore plus vaine et plus ridicule. Il y déclare que la ville sera prise ou qu’elle pleurera la mort de son roi ; or, d’après toutes les circonstances, le premier venu aurait conjecturé que l’une de ces deux choses devait arriver. C’était donc une réponse bien indigne d’un dieu, que d’envelopper ainsi sous des termes ambigus son ignorance de l’avenir, au lieu de venir au secours des Grecs, de se montrer leur sauveur, de leur accorder, à eux, ses serviteurs dévoués, la victoire sur les Barbares, ou du moins, s’il ne le pouvait pas, de ne point permettre qu’ils tombassent au pouvoir de leurs ennemis. Or non seulement il ne vient pas à leur secours, mais il ne peut même leur dire quelle sera l’issue de leur défaite. Aussi voyons toujours le même Œnomaüs s’élever encore contre cet oracle.

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