Préparation évangélique

LIVRE VI

CHAPITRE VII
LES PHILOSOPHES GRECS EUX-MÊMES ONT COMBATTU, PAR DES RAISONNEMENTS INVINCIBLES, LA DOCTRINE DES DIEUX EUX-MÊMES SUR LE DESTIN (EXTRAIT D’ŒNOMAÜS)

« Tu ne pourrais donc te tenir tranquille à Delphes, et y garder le silence, quand tu le voudrais. Non, car ce qu’Apollon, le divin fils de Jupiter, veut maintenant, ce n’est pas qu’il le veuille lui-même, mais c’est qu’il y est forcé par la nécessité. Eh bien ! laissons tout le reste, et parlons de ce sujet, puisque je suis tombé dessus, je ne sais par quel hasard : cette question vient d’ailleurs fort à propos ici et mérite d’être examinée. Car, selon nos sages, elle a entièrement disparu de la vie humaine, cette faculté qui est le gouvernail, la colonne, le fondement de toute notre vie, je veux dire la liberté, cette faculté que nous appelons la souveraine maîtresse de toute fatalité. En effet, si je ne me trompe, Démocrite et Chrysippe ont prétendu démontrer, l’un qu’elle est entièrement esclave, l’autre qu’elle est au moins à demi esclave, cette faculté, le plus bel attribut de la vie humaine ! Mais leurs raisonnements n’ont qu’une gravité médiocre, parce que ce ne sont que des raisonnements purement humains ; mais que sera-ce si c’est un Dieu lui-même qui attaque notre liberté ! Combien alors notre infortune sera plus certaine ! Non, il n’en sera point ainsi, s’il faut s’en tenir aux réponses suivantes, émanées de l’oracle d’Apollon :

« Ennemi des contrées voisines, héros chéri des dieux immortels, mettez votre épée dans le fourreau, et soyez sans crainte sous leur protection tutélaire. »

Quoi ! dira l’habitant d’Argos, je puis donc, s’il me plaît, rester tranquille, et n’avoir rien à craindre ? Sans doute, répondras-tu, tu le peux ; sans cela, je ne t’aurais jamais donné ce conseil.

« Fils bien aimé du célèbre Chiron, Chariste, quitte le Pélion, et gagne les hauteurs de l’Eubée, c’est là que le destin t’a préparé une retraite sacrée ; mais point de retard, éloigne-toi sur-le-champ. »

Que dis-tu, Apollon ? Il y a donc quelque chose qui est au pouvoir de l’homme ? Je puis donc, si je veux, quitter le mont Pélion ? Je suis donc le maître de le vouloir ? Cependant j’avais entendu dire à plusieurs sages que si mon destin est de gagner le promontoire d’Eubée et d’y élever un asile sacré, l’un et l’autre arriveront infailliblement, soit que tu l’aies prédit ou que tu ne l’aies pas prédit ou même soit que je le veuille ou que je ne le veuille pas. Si c’est pour moi une nécessité de le vouloir, parce que le destin m’y contraint, quand même je ne le voudrais pas, il est plus juste de s’en rapporter à toi, divin Apollon : aussi je prêle l’oreille à tes paroles.

« Va, Télésiclès, annonce aux habitants de l’île de Paros que tu as reçu de moi l’ordre de bâtir une ville magnifique dans l’île Aéria. »

Certes, oui, je l’annoncerai, dira peut-être quelque insensé enflé de vaines espérances ou quelqu’un qui voudra rire à tes dépens, je l’annoncerai, quand même tu ne m’en aurais pas donné l’ordre, car c’est mon destin. Cette île Aéria est l’île de Thasos, où les habitants de Paros devront se rendre sous le commandement de mon fils Archiloque ; cette île s’appelait autrefois, en effet, Aéria. Pour toi, sans doute, dont la vengeance est si terrible, tu ne supporteras pas l’ingratitude et l’audace de cet homme : car, sans ton avertissement, il n’aurait jamais annoncé une pareille chose, jamais Archiloque, son fils, ne se serait mis à la tête des habitants de l’île de Paros pour les faire passer dans celle de Thasos. Je ne sais si tu dis cela ou si tu ne comprends pas ce que tu dis ; mais puisque j’ai le loisir d’entrer en discussion avec toi, et que d’ailleurs jamais l’occasion ne fut plus favorable, dis-moi, je t’en supplie, car il me suffira de choisir un ou deux arguments entre mille, dis-moi, sommes-nous quelque chose, toi et moi ? Assurément, répondras-tu ; mais comment savons-nous cela, et sur quel fondement appuyons-nous cette connaissance ? N’est-il pas vrai qu’elle ne peut avoir d’autre fondement que nos sensations et nos perceptions ? Comment avons-nous découvert que nous sommes des animaux ? Car je crois pouvoir dire que les hommes font partie des animaux, de même que parmi les hommes l’un est charlatan et l’autre persécuteur de charlatan ou, pour parler comme toi, l’un est dieu et l’autre homme ou l’un devin et l’autre sycophante. Si tu as raison, je m’avoue vaincu. Mais dis-moi aussi, comment savons-nous que nous discutons en ce moment ensemble ? Que dis-tu ? N’est-il pas vrai que nous le jugeons d’après notre propre perception, qui nous représente ce qui est le plus voisin de nous ? Assurément. Il n’y a, en effet, rien de supérieur à cette faculté, rien de plus ancien, rien de plus digne de foi. S’il n’en est pas ainsi, qu’il cesse donc d’aller te trouver à Delphes, cet Alcméon, meurtrier de sa mère, lequel, après avoir été chassé de sa patrie, désire ardemment y rentrer ; car il ne sait pas s’il est quelque chose, s’il a été vraiment chassé de sa patrie ni même s’il désire y rentrer. Il est possible qu’Alcméon ait en cela l’esprit égaré, et qu’il s’imagine des choses qui ne sont point ; mais il n’est pas possible qu’il en soit de même d’Apollon Pythien. Si donc l’homme se trompe, l’oracle ne devrait pas lui répondre.

« Tu brûles de retourner dans ta patrie, vers les plages de l’Arcadie »,

car tu ne sais ni s’il y a quelqu’un qui le consulte sur l’Arcadie ni si tu es celui que l’on consulte ou si tu as quelque chose à répondre sur le sujet pour lequel on te consulte. Que Chrysippe, l’inventeur du système de la demi-servitude, chose qu’il ignore parfaitement, que Chrysippe, dis-je, cesse pareillement de courir au Portique, et de croire qu’il y aura des gens assez imbéciles pour venir y écouter ce qui n’est rien en réalité. Qu’il cesse de discuter sur quoi que ce soit, pas plus contre Arcésilas, qui est présent, que contre Épicure qui est absent ; car il ne sait, ni ne peut savoir ce que c’est qu’Arcésilas, Épicure, le Portique, les jeunes gens, le rien : et ce qui est plus encore, il ne sait s’il est lui-même quelque chose. Mais ce discours vous paraîtra intolérable, à vous et à Démocrite. Eh bien ! c’est précisément la meilleure preuve de la vérité de ce que j’ai avancé ; et, s’il y en a d’autres, elles ne sauraient égaler celle-ci ou du moins la surpasser. En effet, vous vous indignez, vous, Chrysippe, Démocrite, et vous, illustre devin, vous vous indignez de ce qu’on vous refuse ainsi le sens commun, les idées qui vous sont propres : eh ! n’avons-nous donc pas droit de nous indigner aussi, nous ? Quoi ! quand il vous plaît, vous faites de cette faculté de percevoir les choses, le motif le plus ancien et le plus puissant de certitude : puis, quand il ne vous plaît pas, vous la soumettez à la puissance d’un je ne sais quoi, que vous appelez fatalité ou nécessité, sur laquelle vous n’êtes pas même d’accord entre vous : car l’un de vous la fait dériver d’un dieu, l’autre de divers accidents, de ces petits atomes répandus dans l’espace, où ils s’élèvent, s’abaissent, se choquent et se séparent, s’unissent, se désunissent au gré de la nécessité. Cependant comme nous avons la connaissance de nous-mêmes, par le sentiment, nous connaissons par le même moyen ce qui se fait en nous librement, et ce qui s’y fait par nécessité. Nous n’ignorons pas la différence qu’il y a entre celui qui marche et celui qui est poussé, entre celui qui choisit et celui qui est contraint. Mais à quoi bon tous ces discours ? Tu ignores donc apparemment, illustre devin, quelles sont les choses qui sont en notre pouvoir : toi qui sais tout, tu ne sais pas quelles sont les choses qui dépendent essentiellement de notre volonté ; cependant cette volonté est incontestablement le principe d’une multitude de choses. Or celui qui ignore la principale cause des événements qui ont lieu, comment pourrait-il savoir les événements qui procèdent de cette cause ? Il n’était donc qu’un impudent, celui qui prédit à Laïus qu’il périra de la main de son fils ; car le fils était toujours maître de sa propre volonté : ni Apollon ni quelque autre puissance supérieure à la sienne ne pouvait prévoir une chose qui n’existait pas et qui ne renfermait aucune nécessité d’être. C’est donc le comble du ridicule ce supposer quelque chose au pouvoir de l’homme, et de reconnaître en même temps une fatalité résultant de l’enchaînement et d’une liaison de certaines causes. Cela s’accorde d’ailleurs avec la pensée d’Euripide. Que Laïus voulût avoir des enfants, il était le maître de le vouloir, et ceci échappait nécessairement à la prévision d’Apollon ; mais supposé qu’il eût un fils, c’était un destin inévitable pour lui de périr de sa main : c’est donc de la nécessité de l’événement que le devin en a tiré la prévision. Mais le fils n’était pas moins maître de sa volonté que le père, et comme celui-ci était libre d’avoir des enfants ou de n’en point avoir, de même le fils était libre de tuer son père ou de ne pas le tuer. Tels sont tous vos oracles ; tel est en particulier celui d’Apollon que nous trouvons dans Euripide :

« Toute ta maison marchera dans le sang. »

En effet le fils devait s’arracher les yeux de ses propres mains, tant pour avoir épousé sa propre mère que pour avoir accompli la fameuse énigme en montant sur le trône : ses enfants devaient s’entrégorger par suite de l’exil de l’un et de l’ambition de l’autre, du mariage que l’exilé avait contracté à Argos, enfin de la flotte ridicule et du combat des sept chefs. Mais comme tous ces faits tenaient à une infinité de principes et de causes libres, comment pouvais-tu connaître ces événements par l’enchaînement de leurs causes ? Car si Œdipe, qui était incontestablement maître de ses actions, n’eût pas cherché à monter sur le trône ou si, dans cette hypothèse même, il n’eût point épousé Jocaste ou si encore, après l’avoir épousée, il ne se fût point abandonné à la fureur et au désespoir, que seraient devenus tous les événements qui ont été la suite de ces premières causes ? Se serait-il arraché les yeux ? Aurait-il prononcé contre lui-même et contre ses enfants les imprécations que vous lui mettez dans la bouche, toi et Euripide ? Comment les événements ultérieurs auraient-ils eu lieu sans ces premières causes ? Comment aurais-tu pu dans ce cas prédire l’avenir ? Mais supposons encore que les deux fils d’Œdipe aient régné conjointement et d’un commun accord ou qu’étant convenus de régner tour à tour, ils eussent tenu leur engagement ou que celui des deux qui fut chassé ne se fût pas retiré à Argos, mais dans la Libye ou chez les Perrhébéens ou qu’ayant même choisi Argos, il se fût contenté d’y vendre du poisson, qu’il n’eût point épousé une femme riche, mais une pauvre ouvrière ou une simple marchande ou qu’Adraste lui eût refusé sa fille ou que, s’il la lui eût donnée l’exilé n’eût point cherché à retourner dans sa patrie ou qu’il eût surmonté le désir qu’il en avait ou qu’Adraste eut refusé de lui prêter secours ou que ni Amphiaraüs, ni Tydée, ni aucun des autres chefs n’eussent suivi Adraste ou que s’ils l’eussent suivi, Polynice, en arrivant dans sa patrie, n’en fût pas venu aux mains avec son frère, mais se fût réconcilié pour régner conjointement avec lui ou, si cela était impossible, qu’il lui eût cédé ses droits au trône, selon le conseil d’Euripide :

« Insensé, tu es aussi venu pour dévaster ta patrie ! »

ou si Étéocle au contraire eût abdiqué en faveur de son frère, selon la parole du même d’Euripide :

« le soleil et la nuit s’accordent pour être utiles aux mortels, et toi tu ne peux apporter d’égal dans ta maison »,

je demande alors où serait ce fameux combat entre les deux frères ; où serait ce sang dans lequel devait nager toute la maison de Laïus ? Mais enfin, diras-tu, tous ces faits sont arrivés ? J’en conviens ; mais je demande par quel moyen tu as pu prévoir toutes ces circonstances ? Ne vois-tu pas combien de fois la liberté qui est en nous aurait pu couper le fil de tout ce drame ? Prends tel sujet que tu voudras, et je couperai toujours le fil avec la même facilité, parce qu’il est impossible qu’il tienne contre notre liberté. Mais tu diras peut-être que tu connaissais les dernières parties du drame ; je répondrai que toute la force de mon argument vient de l’interruption de la force de la fatalité. Est-ce que tu ne comprends pas ce que je dis ? Ne sais-tu pas, illustre devin, que, même chez les animaux, chaque sujet contient des éléments plus ou moins nombreux ; si ces principes viennent à rompre le lien qui leur est propre, ils changent la nature de l’être : ils peuvent prendre de l’accroissement jusqu’à ce qu’il s’y joigne d’ailleurs un autre élément qui l’emporte sur les premiers, et force les suivants à faire un tout avec lui. Supposons que l’un de ces éléments soit un âne, un chien, un puceron ; assurément tu n’enlèveras point à ce puceron ses propriétés naturelles : il suivra l’impulsion de ses propres mouvements, se mêlera à certaines affaires des hommes, et se fera le principe d’une certaine voie. Tu ne te souviens donc pas d’avoir été plus d’une fois sur ces animaux.

« Ô Locrien, tu as envahi la ville du divin Hercule, Trachine : aussi Jupiter te réserve encore de plus grands châtiments que ceux auxquels il t’a déjà soumis. »

Que dis-tu, divin oracle ? Quoi ! vos destins ne l’avaient-ils pas condamnée à périr ? Sommes-nous les auteurs de sa ruine ? Ne faut-il pas plutôt l’attribuer, cette ruine, à votre invincible fatalité ? C’est une injustice révoltante, ô Apollon, que de nous punir, nous qui ne sommes point coupables. Et votre Jupiter, cette nécessité de votre nécessité, pourquoi fait-il peser sur nous ses châtiments et non pas sur lui-même, lui qui nous a appris qu’il existait une pareille nécessité ? Pourquoi des menaces contre nous ? Pourquoi sommes-nous consumés par la famine, comme si nous eussions fait quelque chose de nous-mêmes ? Mais je suppose que nous réparions une partie de la ville ou non, quel que soit celui des deux partis que nous prenions, il est déjà écrit dans les destinées : cesse donc ton courroux, Jupiter, auteur de cette famine : car c’était dans les destins ; c’est la fatalité qui nous a imposé son joug ; nous ne sommes rien par rapport à elle. Et toi, Apollon, plus d’oracles : car il arrivera ce qui doit arriver, même quand tu garderais le silence. Quant à nous, grand Jupiter, divin Apollon, quel sort devons-nous attendre, nous qui ne sommes point les auteurs de la loi, c’est-à-dire de la nécessité que vous nous avez imposée ? De quel droit nous infligez-vous de pareils châtiments, pour des actions auxquelles nous avons été forcés ? Ne serait-ce pas sur vous plutôt que devraient peser ces châtiments à bien plus juste titre ?

« Habitants de l’Œta, ne vous laissez point emporter par un mouvement qui vous serait funeste. »

Mais, grand Apollon, nous ne nous laissons point emporter, nous sommes entraînés, non point par notre folie, mais par votre nécessité. Et ton Lycurgue, ô Apollon, quel droit a-t-il à tes louanges, comme s’il était sage et vertueux par son propre choix, et non pas plutôt par l’influence de son étoile, si toutefois on peut supposer qu’un homme soit bon par nécessité et malgré lui ? Vous faites comme ceux qui combleraient d’honneurs et de récompenses la beauté et la grâce des formes corporelles, et qui puniraient et réprimanderaient la laideur et la difformité. Les méchants ne peuvent-ils pas en effet vous objecter avec raison que vous ne leur avez pas permis d’être vertueux, que c’est vous qui êtes cause qu’ils sont méchants. Les bons au contraire, s’ils s’en vont se glorifiant de leur vertu, qui pourra le supporter sans s’écrier : Chrysippe, Cléanthe et vous tous, gens de même sorte, qui vous faites un mérite de la vertu, je loue la vertu, mais je me garderai bien de vous louer, vous hommes vertueux. Et cet Épicure que tu poursuis de tes invectives, toi Chrysippe, si je le juge d’après ton système, je serai loin de le trouver coupable. Que peut-on lui reprocher en effet, si c’est malgré lui qu’il s’est livré à la mollesse et au mal, comme tu lui en as souvent fait un crime ?

« Les dieux répandent leurs faveurs sur les mortels aux mœurs pures ; ils accueillent les vœux et les sacrifices des hommes pieux. »

Vous auriez tort, ce me semble, de vous exprimer de la sorte, si vous n’étiez pas convaincus que ce n’est point par contrainte, mais librement et par choix qu’ils se livrent à la pratique de la vertu. Maintenant pour les choses qui sont voulues librement et par choix, il n’y a ni dieu ni sophiste qui ose sans doute les attribuer à la nécessité, autrement ce ne serait plus de paroles qu’il faudrait user avec lui, mais d’un fouet des plus rudes, comme pour un enfant indocile et entêté. »

Voilà comme Œnomaüs traite notre illustre devin. Si vous n’êtes pas encore content, lisez les autres philosophes sur le même sujet, et vous verrez que leurs arguments détruisent non seulement les oracles que nous venons de citer, mais même tout ce qu’on peut dire en faveur du dogme de la fatalité. Car cette doctrine de la destinée n’étant pas seulement celle des gens simples et peu éclairés, mais comptant parmi ses adeptes un grand nombre de philosophes qui font gloire de leur science et de leur érudition, il me semble indispensable d’exposer les diverses opinions des philosophes qui se combattent mutuellement dans cette matière.

C’est ainsi que la question se trouvera traitée avec l’exactitude qu’elle demande. Empruntons d’abord à Diogénien un passage de son Traité sur le destin, dans lequel il combat les erreurs de Chrysippe.

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