Préparation évangélique

LIVRE VI

CHAPITRE VIII
SUITE DU MÊME SUJET. EXTRAIT DE DIOGÉNIEN LE PÉRIPATÉTICIEN CONTRE CHRYSIPPE QUI, TOUT EN PRÉTENDANT CONSERVER EN NOUS LA CAUSE DES DIVERS ÉVÉNEMENTS, RECONNAISSAIT QUE TOUT ÉTAIT SOUMIS AU DESTIN : PREUVE QU’IL NE COMPRENAIT PAS CE QU’HOMÈRE DIT DU DESTIN

« Je crois devoir ajouter, dit-il, a ce que j’ai dit précédemment, le système de Chrysippe, stoïcien, qui dans son premier livre du Destin, soumet toutes choses aux lois de la destinée et de la fatalité. Il emploie, pour prouver son système, le témoignage d’Homère qui s’exprime de la sorte :

« J’ai été enveloppé par un cruel destin qui s’est emparé de moi dès ma naissance. »

Et encore :

« Il subira le destin que lui ont filé les Parques au temps où sa mère le mit au monde. »

Puis ailleurs :

« Jamais un homme n’échappera à son destin. »

Mais notre philosophe n’a pas vu que le poète a une multitude d’autres vers dont le sens est contraire à celui-ci. Pourtant il en a fait usage dans son second livre, pour prouver qu’il y a beaucoup de choses qui dépendent de notre propre volonté ; par exemple, ce vers :

« Ils se sont perdus par leurs propres fautes. »

Et ceux-ci.

« Hélas ! que de maux les mortels rejettent sur les dieux ! Ils nous attribuent une multitude de malheurs dont ils sont eux-mêmes la cause par leurs folies, et dont ils accusent le destin. »

Ces vers et beaucoup d’autres semblables sont loin de prouver que tout est soumis aux lois du destin. Les premiers vers eux-mêmes ne sont pas favorables au système de Chrysippe ; car le poète n’y défend pas le dogme de la fatalité ; car le sens de ces vers montre que ce n’est pas tout en général, mais seulement certaines choses qui sont soumises à l’empire de la fatalité. Ainsi ce vers :

« J’ai été enveloppé par un cruel destin qui s’est emparé de moi dès ma naissance. »

ne signifie pas que tout arrive d’après les décrets de destin : il ne doit s’entendre que de la nécessité de mourir ; ce qui est vrai. En effet, tout animal apporte en naissant la nécessité de mourir. Ces autres vers :

« Il subira le destin que lui a filé la Parque au temps où sa mère le mit au monde, »

ont exactement le même sens. Ils ne veulent pas dire que tout ce qui lui arrivera sera une conséquence des décrets du destin ; mais seulement que certaines choses qui ont été décidées par le destin lui arriveront infailliblement ; le mot grec dont se sert le poète ne peut signifier autre chose : et cela est vrai, car s’il est certain que tout ne nous est pas imposé par le destin, il ne l’est pas moins que beaucoup de choses nous arrivent en vertu de ces lois du destin. Et cet autre vers :

« Jamais homme n’échappera à son destin. »

présente également un sens très juste. Quel est l’homme en effet qui puisse éviter ce qui est la condition nécessaire de tous les êtres animés ? Bien loin donc qu’Homère soit favorable à Chrysippe, il le réfute au contraire : car on trouve dans une multitude de passages très clairs de ses poésies, que beaucoup de choses dépendent de notre libre arbitre, et on ne trouve nulle part qu’il ait enseigné positivement que tous les événements ont lieu d’après les lois de la nécessité. Au reste un poète ne s’est point engagé à dire toujours l’exacte vérité sur la nature des choses ; il rapporte les passions et les sentiments des hommes, et on peut dire qu’il n’est pas en contradiction avec lui-même, pour avancer quelquefois des choses contraires les unes aux autres. Mais il n’en est pas ainsi d’un philosophe, il ne lui est pas permis d’user du témoignage d’un poète pour affirmer le pour et le contre. »

Plus loin il continue de la sorte :

« La nature même des mots est, selon Chrysippe, une preuve très forte en faveur du système de la fatalité. Ainsi πεπρωμένη, la destinée, est pour πεπρασμένη, c’est-à-dire administration parfaite et achevée : εἰμαρμένη, destin, est pour εἰρομένη, c’est-à-dire un lien résultant de la volonté divine ou de toute autre cause. Μοῖραι, les Parques, sont ainsi appelées, du mot κερεσται, parce que l’une d’elles nous est spécialement assignée en partage. Le destin est appelé dette (χρέων) à cause qu’il nous doit notre sort. Le nombre des Parques est de trois, selon notre philosophe, à cause des trois points du temps dans lesquels tout est renfermé et tout s’accomplit. Lachésis est ainsi appelé de λαγχάνω parce qu’elle fixe à chacun son sort. Atropos vient du verbe ἀτρέπω, parce que le sort est irrévocable et ne change jamais. Clotho vient de συγκέκλωσθαι que toutes choses sont liées ensemble ; et ont une issue particulière. Voilà sur quelles bases ridicules il appuie l’existence de la nécessité ou du destin qui domine tout. Pour moi, ce qui m’étonne, c’est qu’en parlant de la sorte, il ne se soit point aperçu qu’il disait des sottises. Supposons en effet que ceux qui ont eu ce système et qui ont donné à Chrysippe l’idée de ses étymologies, ont employé tous ces noms en ce sens, que tout est enchaîné par le destin, que de toute éternité, les causes de tout ce qui arrive sont immuablement fixées, je vous demanderai alors, Chrysippe, comment vous osez suivre aveuglément toutes les opinions des hommes. Est-ce que vous croyez qu’il n’y en a aucune qui soit fausse ? Pensez-vous donc que la vérité se soit manifestée à tous les hommes, tous qui, à un seul sage près, regardez tous les mortels comme aussi fous et aussi furieux qu’Oreste et Alcméon ; vous qui prétendez qu’il y a dans le monde un très petit nombre de sages, et que tout le reste du genre humain est atteint d’une folie qui ne le cède guère à celle de ces deux hommes ? Pourquoi alors combattez-vous comme des opinions erronées, tout ce qu’ont enseigné les hommes sur les richesses, sur la gloire, sur la puissance, sur tous les genres de volupté, choses dans lesquelles la plupart font consister le bonheur ? Pourquoi soutenez-vous que toutes les lois, toutes les espèces de gouvernements sont mauvaises ? Pourquoi avez-vous tant écrit, si les hommes n’ont pas d’erreurs à dissiper ? car vous ne direz pas sans doute qu’ils sont dans le vrai seulement lorsqu’ils ont les mêmes opinions que vous, et qu’ils ne se trompent que lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec vous. D’abord vous ne vous donnez point à vous-mêmes le titre de sage ; par conséquent nous ne pouvons pas dire que les hommes ont raison lorsqu’ils sont de même avis que vous. Mais supposons qu’il en soit ainsi : il ne fallait pas alors les traiter tous d’insensés indistinctement ; il fallait plutôt donner des éloges à ceux qui auraient professé vos systèmes, et blâmer seulement ceux qui en auraient adopté de différents. Mais prendre leur témoignage pour une preuve infaillible de vérité, si ce n’est pas de la folie, tout le monde avouera que c’est loin d’être de la sagesse. Vous êtes donc vraiment ridicule, lorsque vous invoquez le témoignage d’hommes auxquels vous ne reconnaissez aucune intelligence : pour que leur témoignage sur ces diverses dénominations appliquées à ce qui regarde le destin fût de quelque valeur, il faudrait prouver qu’ils ont été sages et raisonnables en les inventant, ce que vous ne ferez jamais. Mais je vous accorde encore qu’il en soit ainsi, je veux que ces noms aient été donnés aux choses pour exprimer ce qu’elles signifiaient, comme vous le prétendez ; je vous accorde même que ces dénominations n’aient point été le résultat de l’erreur, comment démontrerez-vous par là que toutes choses en général sont soumises au destin, et que ce n’est pas seulement quelques-unes en particulier ? Le nombre des Parques, leur noms, le fuseau de Clotho, le fil qui l’entoure et dont elle forme le tissu de la nécessité, et tout ce qu’on raconte encore des Parques, tout cela désigne un enchaînement immuable et éternel de causes qui font que toutes les choses sont nécessairement ce qu’elles sont, et qu’elles ne sauraient être autrement. J’avoue qu’il est possible que les choses qui sont ainsi soumises à la nécessité soient en très grand nombre ; cependant il en est aussi qui ne sont point dans les mêmes conditions : celles-ci, les hommes ont reconnu qu’elles avaient pour auteurs les dieux ou nous-mêmes, ou la fortune ou la nature. Pour faire connaître l’inconstance et l’instabilité de la fortune, et prouver qu’elle est sujette à des vicissitudes perpétuelles, ils l’ont représentée assise sur une roue. Que serait-ce maintenant si l’on n’admettait pas cette explication ? On sait en effet que les hommes confondent souvent les principes des choses : ainsi celles qui sont produites par le destin ou la fortune, ils les attribuent à une puissance divine ; celles qui sont en notre pouvoir, ils les attribuent à la fatalité ; mais il n’est pas moins vrai qu’ils reconnaissent en toutes un principe et une cause. D’où je conclus que ces communes opinions des hommes, pas plus que les dénominations créées par eux, ne viennent point à l’appui du système de Chrysippe. »

Plus loin Diogénien ajoute :

« Voilà quelles démonstrations Chrysippe emploie dans son premier livre du Destin ; dans le second au contraire, il s’attache à résoudre les absurdités qui paraissent résulter du système qui assujettit tout à la nécessité, absurdité que nous avons fait remarquer au commencement de cette discussion : par exemple, que ce système détruit entièrement l’inclination naturelle que nous avons à louer une chose, à blâmer l’autre, à exhorter à une autre, et en général à faire tous ces actes qui supposent en nous une action libre. Ainsi dans ce second livre, il reconnaît que beaucoup de choses sont dues à notre libre arbitre, et il dit que cela est évident : et cependant il n’en soutient pas moins qu’elles sont liées à la destinée commune et à l’ordre général de l’univers : voici quels exemples il en apporte : qu’un homme ne doive pas perdre son habit, ce n’est pas une chose réglée par le destin simplement et dans toute hypothèse, mais seulement dans la supposition qu’il veillera à le conserver : de même il est dans les décrets du destin qu’un homme échappera à ses ennemis, mais à condition qu’il se mettra en garde contre eux : de même encore, il est statué qu’un homme aura des enfants, mais pourvu qu’il habite avec son épouse. Ce serait en effet une absurdité, parce qu’on aurait entendu que l’athlète Hégésarque devrait sortir sain et sauf d’une lutte, de vouloir qu’il s’y présentât les bras croisés, sous prétexte que le destin a réglé qu’il ne recevrait pas la moindre blessure ; parce qu’en réalité le destin n’a réglé les choses de la sorte, que d’après la connaissance qu’il avait de l’habileté et des précautions de cet athlète pour éviter les coups de son adversaire. Il faut raisonner de même dans tous les autres cas. C’est qu’il y a en effet beaucoup de choses qui ne peuvent avoir lieu, a moins que nous ne les voulions, et que nous ne nous y appliquions avec les plus grands efforts, parce qu’elles n’ont été fixées par le destin que conséquemment à ce zèle de notre part. En vérité on ne saurait s’empêcher d’admirer la logique et le bon sens d’un pareil philosophe, la nouveauté de ses preuves, la liaison de ses raisonnements. Pour moi, en effet, j’avais toujours cru que ce que l’on appelle doux était l’opposé d’amer, le noir, le contraire du blanc, le chaud, l’opposé du froid, et que de même, rien n’était plus opposé aux choses qui dépendent du destin que celles qui dépendent de notre volonté. Car comme nous avons coutume d’attribuer au destin toutes les choses qui arrivent indépendamment de notre volonté, de même il est impossible de ne pas attribuer au libre arbitre celles qui ne se font que conséquemment à notre concours, et qui ne se font jamais si nous y mettons de la négligence. Si donc c’est parce que j’ai conservé avec soin mon habit, que je ne l’ai point perdu ; si c’est parce que j’ai voulu habiter avec mon épouse que j’ai eu des enfants ; si c’est parce que je me suis tenu en garde contre mes ennemis, que j’ai échappé à leurs coups ; si c’est pour avoir combattu vaillamment contre mon antagoniste, et avoir évité habilement les coups qu’il me portait, que je suis sorti du combat sans blessure, où sera dans ces diverses circonstances la part du destin ? Si tout ce qui arrive doit être attribué au destin, il ne faut pas l’attribuer à notre action ; comme aussi, si toutes ces choses sont le résultat de notre liberté, il ne faut pas les attribuer au destin ; car ces deux propositions ne sauraient être vraies à la fois. Mais, dira-t-il, tout cela se fait par notre volonté, mais par notre volonté enchaînée par le destin. Quoi ! enchaînée ! certes, il me semble que s’il est en mon pouvoir de conserver avec soin mon habit ou de ne pas le conserver, je suis par là même le maître de le perdre ou de ne pas le perdre. Mais d’ailleurs la distinction même de Chrysippe suppose que la cause de nos actions qui réside en nous est libre de tout lien. Que dit-il en effet ? que je conserverai mon habit, si j’en prends soin ; que j’aurai des enfants, si je veux habiter avec mon épouse ; qu’autrement je n’obtiendrai ni l’un ni l’autre. Quoi ! Est-ce qu’on peut supposer de telles conditions dans des choses que le destin veut irrévocablement ? Nous ne disons pas qu’un homme mourra, si telle chose a lieu, qu’il ne mourra pas, si elle n’a pas lieu ; nous disons simplement et absolument qu’il mourra, quelque chose qu’il fasse pour éviter la mort. Nous ne disons pas non plus qu’un homme sera à l’abri de toute douleur, s’il fait telle ou telle chose ; car il est certain que tout homme est exposé à souffrir, soit qu’il le veuille, soit qu’il ne le veuille pas. Il en est de même de toutes les autres choses que le destin a arrangées d’une certaine manière, et non d’une autre. Car si une chose doit arriver, supposé que nous le voulions, et ne pas arriver, si nous ne le voulons pas, il est évident qu’il n’y a pas là de cause antérieure à notre vouloir ou à notre non-vouloir, que l’un et l’autre par conséquent dépendent de nous. Que si notre volonté est libre de faire ou de ne pas faire une chose, vous ne trouverez pas dans tous les siècles une autre cause qui l’ait produite, à moins que vous ne disiez que vouloir ou ne pas vouloir conserver mon habit est lui-même l’effet d’une nécessité antérieure, d’une cause extrinsèque. Mais alors vous détruisez entièrement votre libre arbitre ; car la faculté de conserver ou de ne pas conserver mon habit ne serait plus en moi ; par conséquent je ne mériterais ni blâme pour l’avoir perdu, puisque sa perte devrait être attribuée à une cause étrangère, ni louange pour l’avoir conservé, puisque ce n’est point moi qui l’aurai conservé. Voilà cependant comme vous avez raisonné pour concilier ces deux choses. »

Ici s’arrête Diogénien. Ajoutons à ces arguments ceux d’Alexandre d’Aphrodise, homme très versé dans les matières philosophiques. Voici comme il réfute la doctrine de la fatalité dans un Traité qu’il a composé sur ce sujet.

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