Préparation évangélique

LIVRE VI

CHAPITRE XI
RÉFUTATION DE LA DOCTRINE DU DESTIN, D’APRÈS DES COMMENTAIRES ET DES TÉMOIGNAGES DES SAINTES ÉCRITURES. EXTRAIT D’UN OUVRAGE D’ORIGÈNE

« Il est indispensablement nécessaire d’expliquer ce que l’on doit entendre par les luminaires qui ont été établis comme signes, luminaires qui ne sont autres que le soleil, la lune et les autres astres. Ce ne sont pas seulement les nations étrangères à la foi de Jésus-Christ qui se brisèrent contre l’écueil du destin, en attribuant à la conjonction des astres que l’on appelle planètes avec ceux qui résident dans le Zodiaque, tous les événements qui arrivent sur la terre à chaque homme, et peut-être aussi à chaque animal : combien d’hommes qui passent pour chrétiens sont tourmentés par la crainte que les affaires humaines ne soient asservies aux lois de la nécessité, et qu’il ne soit impossible que rien n’arrive autrement que comme les astres l’ont prescrit, d’après leur différentes configurations ? La conséquence de ces doctrines, c’est l’anéantissement total de notre libre arbitre : ainsi plus de louange ni de blâme ; plus d’actions méritoires et répréhensibles, et ensuite, c’en est fait de ce que l’on a tant prôné au sujet du jugement de Dieu, des menaces des châtiments dont on épouvante des pécheurs, des récompenses et du bonheur promis à ceux qui mènent une meilleure vie. Car rien de tout cela ne pourra s’accorder avec la raison, et si l’on veut examiner les résultats d’un pareil dogme, notre foi sera vaine : l’avènement de Jésus-Christ sera sans effet : il en sera de même de l’économie entière basée sur la loi et les prophètes, et des travaux des apôtres pour établir les églises de Jésus-Christ notre Dieu. A moins toutefois que, d’après le système de ces audacieux fatalistes, on ne rejette la nécessité du mouvement des astres, la naissance de Jésus-Christ, tout ce qu’il a fait et souffert, comme si ses vertus extraordinaires avaient été un don des astres, et non de Dieu, Père de l’univers. Il résulte de ces doctrines impies, qui anéantissent la divinité, que ceux qui passent pour croire en Dieu, croient réellement à la toute-puissance des astres. Je leur demanderais volontiers quel but se proposait le Créateur du monde, en faisant que parmi les hommes qui l’habitent, les uns se livrassent à des jouissances contre nature sans qu’on pût leur reprocher ces actions honteuses, et les autres vivant à la manière des animaux sauvages, fussent entraînés par le mouvement aveugle que lui-même imprimait à l’univers, à tous les genres de cruauté et de barbarie, comme le meurtre et le brigandage. Mais qu’est-il besoin que nous insistions sur les événements qui arrivent parmi les hommes, et sur les iniquités innombrables qu’ils commettent ? Il est évident qu’en les excusant de toute faute, les admirables partisans du fatalisme rejettent sur Dieu tous les maux et tous les crimes. Si quelques-uns de ces docteurs prétendent justifier Dieu en supposant que Dieu est un principe bon, étranger à tous les maux et à tous les crimes qui ne doivent être attribués qu’au principe créateur de l’univers, nous leur répondrons qu’ils le justifient mal, car étant le père du principe qui a créé le mal, comment peut-il lui-même être juste ? Ensuite nous leur demanderons ce qu’ils pensent d’eux-mêmes. Se croient-ils sous l’influence du mouvement des astres, ou bien croient-ils que dans aucun temps de leur vie, ce mouvement n’exerce d’influence sur eux ? Dans le premier cas, ce seront les astres qui leur auront donné cette croyance, et par suite ce sera le créateur qui, au moyen du mouvement des astres, leur aura fait connaître le Dieu supérieur, ce qu’ils ne veulent pas. Dans le second cas, ils devront pour appuyer leur assertion et arracher notre assentiment, nous dire quelle différence il y aurait alors entre les âmes soumises à la nécessité du destin et les âmes libres de cette nécessité, ce qu’ils ne pourront jamais faire. Ajoutons à cela qu’il serait alors superflu de recourir aux prières. En effet, si certaines choses se font de toute nécessité, que les astres les produisent, et que sans la mutuelle conjonction de ces astres, rien ne puisse se faire, c’est à tort que nous faisons l’honneur à Dieu de nous avoir accordé telles ou telles faveurs. Mais à quoi bon prolonger ce discours, pour établir l’impitoyable système du destin témérairement rebattu par le vulgaire ? ce que nous venons de dire suffit pour en montrer l’absurdité. Rappelons-nous comment nous sommes tombés sur ce sujet : c’était à propos de ces paroles de la Genèse : « Que les luminaires servent de signes. » Le témoin auriculaire ou oculaire d’un événement mérite toute confiance.

En effet, ou bien il a vu lui-même ce qu’ont fait ou souffert les hommes qui ont eu part à cet événement, ou bien il l’a appris d’hommes à la vérité étrangers à l’événement, mais qui en ont été les spectateurs. Je ne parle point du récit qu’auraient pu lui en faire les premiers, personne ne contestera que ceux qui ont joué dans un drame un rôle actif ou passif, ne puissent en donner une connaissance certaine à d’autres qui n’étaient point présents. Donc, si quelqu’un, étranger à un événement, vous annonce que cet événement est arrivé ou arrivera, n’allez pas vous imaginer que par là même qu’il vous l’a annoncé, il en est la cause véritable ; vous tomberiez dans une étrange erreur. Ce serait le cas d’un homme qui étant tombé sur un livre prophétique prédisant la trahison de Judas, aurait connu par chance toute la série de ce grand événement, et qui le voyant réalisé, en rejetait la cause sur le livre, parce que ce serait d’après ce livre qu’il aurait appris le sort qui attendait Judas, ou s’il n’en rejetait pas la faute sur le livre, s’en prendrait à celui qui l’aurait écrit le premier, ou à celui qui l’aurait inspiré, c’est-à-dire à Dieu. Que l’on examine avec attention les paroles prophétiques qui concernent Judas, on restera convaincu que Dieu n’a point été l’auteur de sa trahison, mais seulement qu’il a prévu les événements qui devaient résulter de la malice de Judas, sans y intervenir en aucune manière. C’est pourquoi si l’on veut approfondir la matière de la prescience de Dieu, et le discours où il en a gravé l’empreinte, on se convaincra que ce n’est point celui qui a prévu qui est l’auteur des événements prévus, non plus que les choses auxquelles il a imprimé les types de sa prévision. Que Dieu ait connu longtemps d’avance chacune des choses qui devaient arriver, indépendamment des notions que nous donne l’Écriture sainte au sujet de la divinité, cela est évident, pour quiconque conçoit l’excellence et la force de l’esprit divin. S’il faut établir cette prénotion d’après des autorités tirées de l’Écriture, les prophéties nous en offriront plusieurs exemples. Voici ce que dit Suzanne, au sujet de cette prescience divine qui connaît toutes choses avant qu’elles n’arrivent :

« Dieu éternel, qui connais les choses cachées, et qui les prévois toutes avant qu’elles arrivent, tu sais qu’ils ont porté un faux témoignage contre moi (Dan., XIII, 14). »

Dans le troisième livre des Rois, le nom et les actions d’un roi sont annoncés plusieurs années avant que les événements arrivent. Voici les termes de cette prophétie :

« Et Jéroboam établit une fête solennelle dans le huitième mois, le quinzième jour de ce mois, pour répondre au jour solennel qui avait lieu dans les contrées de Juda, et il monta sur l’autel qu’il avait érigé à Béthel pour sacrifier en l’honneur du veau d’or qu’il avait fabriqué. »

Et plus loin on lit :

« En même, temps, un homme de Dieu arrive de Juda à Béthel, sur l’ordre du Seigneur, lorsque Jéroboam était assis sur l’autel et offrait de l’encens, et il cria contre l’autel, de la part du Seigneur : Autel, autel, voici ce qu’annonce le Seigneur : Il naîtra dans la maison de David un fils qui s’appellera Josias, et il immolera sur toi les prêtres des hauts lieux qui t’encensent maintenant, et il brûlera sur toi les ossements des hommes.

Et pour donner une preuve de sa mission, il ajouta :

Voici ce qui montrera que le Seigneur a parlé par ma bouche : l’autel va se briser, et la graisse qui est sur lui va se répandre. »

Un peu plus bas il est dit que l’autel se brisa, et que la graisse qui était sur l’autel se répandit, selon le signe que l’homme avait donné dans la parole du Seigneur. Isaïe qui vivait longtemps avant la captivité de Babylone, parlant de Cyrus, roi de Perse, qui vivait longtemps après, puisqu’il contribua à la reconstruction du temple qui fut rebâti du temps d’Esdras, Isaïe appelle Cyrus par son nom.

« Voici ce que dit le Seigneur Dieu à Cyrus, mon Christ, dont j’ai pris la main pour soumettre les nations devant sa face, briser la puissance des rois et ouvrir les portes des villes dont aucune ne pourra lui être fermée. Je marcherai devant toi et j’aplanirai les montagnes, je ferai voler en éclats les portes d’airain et tomber en poudre les gonds de fer. Je te donnerai des trésors cachés, je te découvrirai ceux qui sont ensevelis dans les ténèbres et qui échappent à la vue, afin que tu saches que je suis le Seigneur Dieu, le Dieu d’Israël qui t’appelle par ton nom. En considération de Jacob, mon serviteur, et d’Israël, mon élu, je t’appellerai par ton nom et je te bénirai (Isaïe, XLV, 1). »

Il est évident, d’après ce passage, que c’est en faveur du peuple qu’il avait comblé de bienfaits que le Seigneur Dieu accorda à Cyrus l’empire sur plusieurs nations, bien qu’il ne connût point la religion des Hébreux. C’est ce que vous pouvez encore apprendre des auteurs grecs qui ont écrit les exploits de Cyrus, ainsi que le prophète les avait annoncés. On trouve encore dans Daniel, qu’à l’époque où l’empire de Babylonie florissait, les empires qui devaient être établis après sa destruction furent montrés à Nabuchodonosor. Car l’image d’or signifiait l’empire des Babyloniens, l’image d’argent, celui des Perses, l’image d’airain, celui des Macédoniens, et l’image de fer, celui des Romains. Le même prophète donne les particularités les plus remarquables sur Darius, sur Alexandre, sur les quatre successeurs d’Alexandre, roi de Macédoine, sur Ptolémée, roi d’Égypte, surnommé Lagus :

« alors un bouc vint de l’Occident sur la face de toute la terre, et ce bouc avait une corne entre les yeux, et il arriva jusqu’à ce bélier aux longues cornes que j’avais vu debout devant Ubal, et il s’élança vers lui avec toute l’impétuosité que lui donnait sa force. Lorsqu’il l’eut atteint, il l’attaqua avec furie, le perça de coups, brisa ses deux cornes, sans que le bélier pût lui résister, il le jeta par terre et le foula aux pieds, et personne ne pouvait délivrer le bélier de sa fureur. Le bouc devint excessivement grand, et lorsqu’il croissait, sa grande corne se brisa, et au-dessous de cette corne il en poussa quatre autres vers les quatre vents du ciel. De l’une de ces cornes il en sortit une très forte qui s’agrandit prodigieusement vers le midi et le couchant (Daniel, VIII, 5). »

Qu’est-il besoin de rapporter les prophéties qui concernent Jésus-Christ : la manière dont il naîtrait à Bethléem, dont il serait élevé à Nazareth, sa fuite en Égypte, les miracles qu’il a faits, et la trahison de Judas qu’il avait agrégé au nombre des apôtres ? Toutes ces circonstances sont des signes bien évidents de la prénotion de Dieu : on peut encore citer l’autorité du Sauveur lui-même, quand il dit :

« Quand vous verrez Jérusalem entourée d’armées, sachez que sa désolation est proche (Luc, XXI, 20). »

Car il prédisait la catastrophe qui devait arriver plus tard, celle de la destruction de Jérusalem.

Après avoir démontré que la prénotion existait en Dieu, il ne nous paraît point hors de saison de discourir sur la manière dont les astres deviennent des signes. Il faut savoir que le mouvement a été assigné aux astres de manière que ceux qu’on appelle planètes suivent un cours opposé à celui des étoiles fixes, afin que la configuration des astres offrant des signes de tout ce qui devait arriver tant en particulier qu’en général, ces événements soient connus, je ne dirai pas des hommes (car il est au-dessus de la portée de l’homme de pouvoir saisir, d’après le mouvement des astres, la vérité de ce que chacun sera dans le cas de faire ou de souffrir) ; mais des puissances supérieures que doivent nécessairement avoir ces connaissances, comme nous le ferons voir par la suite, autant qu’il sera en nous. Cependant, les hommes ayant acquis dans ce genre quelques notions imparfaites, ou par leurs propres observations ou par les anges prévaricateurs, qui débitèrent leurs doctrines pour la reine du genre humain, s’imaginèrent que ceux de qui ils pensaient recevoir ces signes, étaient les auteurs des événements qu’ils ont, d’après l’Écriture, la vertu de signifier. Nous allons traiter cette matière en raccourci, mais avec tout le soin qui dépendra de nous. Voici les questions que nous nous proposons d’examiner. Comment, Dieu connaissant de toute éternité les choses qui sont censées devoir être faites par chacun de nous, pouvons-nous conserver notre libre arbitre ? Comment les astres sont-ils simplement les signes et non les causes des événements qui arrivent au genre humain ? Pourquoi les hommes ne peuvent-ils acquérir une connaissance exacte de ces signes, et pourquoi cette connaissance est-elle réservée à des puissances supérieures aux hommes ? Enfin, pourquoi Dieu a-t-il voulu que les signes parvinssent à la connaissance de ces puissances supérieures. Abordons la première question.

« La plupart des Grecs s’imaginant par un excès de circonspection que tout serait asservi aux lois de la nécessité, et que notre libre arbitre serait détruit si Dieu avait la prénotion des événements futurs, aimèrent mieux embrasser une doctrine impie que de s’attacher à une doctrine qui, de leur aveu est glorieuse pour Dieu, mais qu’ils croient destructive de notre libre arbitre, et par conséquent de la louange et du blâme, du vice et de la vertu. Si Dieu, disent-ils, a connu de toute éternité qu’un homme se rendrait coupable et commettrait telle ou telle injustice ; si d’un autre côté la prénotion divine ne peut errer, nécessairement, cet homme se rendra coupable et commettra l’injustice prévue, car il est entraîné, forcé à pécher, n’ayant pas le pouvoir de faire autre chose que ce que Dieu a prévu. Or s’il ne peut faire autre chose, si on ne peut le blâmer de n’avoir pas fait ce qu’il n’a pu faire, avons-nous le droit d’accuser ceux qui commettent des injustices ? Ainsi des autres crimes. Ils appliquent le même raisonnement à ces actions que l’on considère comme vertus, et concluent que si Dieu a la prénotion des événements futurs, c’en est fait de notre libre arbitre ; à quoi il faut répondre que comme rien ne se fait sans cause, Dieu, dans le principe de la création du monde, a parcouru dans son esprit chacun des événements futurs ; il a donc vu que si telle chose arrivait, il en résulterait telle autre, et que si cette autre chose arrivait, elle serait suivie d’une troisième qui en amènerait une quatrième, et procédant ainsi jusqu’à la fin des choses, il connaît celles qui arriveront, sans toutefois être par cette connaissance la cause véritable d’aucune d’elles. Qu’un homme inconsidéré, pétulant, s’engage aveuglément sous vos yeux dans un chemin glissant, vous prononcez qu’il tombera, et pourtant vous n’êtes en aucune manière cause de sa chute. De même Dieu qui a prévu ce que chaque individu serait, voit également les causes pour lesquelles il sera ainsi, et les actions qu’il fera, soit en mal, soit en bien. Tranchons le mot, non seulement la prénotion n’est point cause des événements (car ce n’est pas Dieu qui excite au crime, au moment où il le commet, l’homme qui, dans sa prévision, devait le commettre), mais encore, ce qui semblera peut-être un paradoxe et qui n’en est pas moins selon nous une vérité, l’événement futur est la cause de la prénotion qui le concerne ; une chose n’arrive point parce qu’on sait qu’elle arrivera, mais on sait qu’elle arrivera parce qu’elle doit arriver ; il faut donc bien retenir la distinction suivante ; si l’on entend que la chose arrivera nécessairement parce qu’elle a été prévue, nous ne l’accordons pas. Car nous ne conviendrons jamais que c’est parce que la trahison de Judas a été prévue qu’il a fallu de toute nécessité qu’il fût un traître. En effet, les mêmes prophéties qui annoncent le crime de Judas contiennent des reproches et des griefs contre lui, sa culpabilité y est mise sous les yeux de tout le monde. Or il n’eût point été répréhensible s’il eût dû nécessairement se rendre coupable de trahison, et s’il n’eût point eu le pouvoir d’être semblable aux autres apôtres Voyez donc si c’est là ce que l’on doit entendre par les paroles suivantes :

Qu’il ne se trouve personne qui ait compassion de ses orphelins, puisqu’il ne s’est point souvenu d’être compatissant lui-même. Il a poursuivi jusqu’à la mort un homme pauvre et mendiant, et dont le cœur était touché de componction : il a voulu la malédiction et elle lui arrivera ; il n’a pas voulu la bénédiction et elle sera éloignée de lui (Ps., CIX, 12).

Si par ces mots :

« Ceci arrivera véritablement, »

on entend seulement que certaines choses arriveront infailliblement, mais qu’elles pourraient arriver d’une autre manière, nous conviendrons qu’en cela il n’y a rien que de vrai. Car, comme Dieu ne peut pas tromper, de même à l’égard des choses susceptibles d’arriver et de ne pas arriver, il sait sans pouvoir se tromper qu’elles arriveront ou qu’elles n’arriveront pas. Mais pour jeter plus de jour sur cette discussion, employons les exemples : s’il est possible que l’apôtre Judas soit semblable à Pierre, il est donc possible aussi que Dieu sache au sujet de Judas qu’il restera un apôtre semblable à Pierre. S’il est possible que Judas soit traître, il est possible aussi que Dieu sache qu’il sera un traître. S’il devient traître effectivement, Dieu qui a prévu qu’il pouvait l’être ou ne l’être pas, a prévu qu’il le sera, parce qu’il connaît toute vérité. Mais la connaissance qu’il a au sujet de Judas n’empêche point que Judas ne puisse être autre chose qu’un traître. On peut supposer que la prescience divine fait ce raisonnement :

Il est possible que cet homme fasse telle chose, mais il est possible aussi qu’il fasse le contraire : les deux choses étant possibles, je sais qu’il fera celle-ci.

Car si Dieu peut dire : Il n’est pas possible que tel homme vole dans les airs, il ne peut pas dire d’une manière aussi absolue et avec le ton d’un oracle : Il n’est pas possible que cet homme soit tempérant. En effet, la faculté de voler ne se trouve aucunement dans l’homme, tandis qu’il possède la faculté de se livrer à la tempérance ou à l’intempérance. Ainsi le choix du bien et du mal est en notre pouvoir. Celui qui ne fait pas attention aux exhortations et aux préceptes de la doctrine prend le mauvais parti ; celui qui s’occupe de la recherche de la vérité et veut en faire la règle de sa conduite suit la bonne route. Ce qui empêche le premier de rechercher la vérité, c’est que la volupté l’entraîne ; ce qui fait que le second la recherche, c’est qu’il écoute sa raison et les conseils qu’on lui adresse. En outre, le premier n’est point entraîné vers la volupté par défaut de pouvoir lui opposer de la résistance, mais bien parce qu’il ne veut pas lui résister ; l’autre au contraire la méprise, parce qu’il voit les turpitudes qui le plus souvent l’accompagnent.

Les Écritures s’accordent avec la raison pour démontrer que la prénotion de Dieu n’impose aucune nécessité aux choses qu’il a prévues. Dans plusieurs passages des saintes Écritures, Dieu ordonne aux prophètes de prêcher la pénitence, absolument comme s’il ignorait si ceux qui les écouteront se convertiront, ou s’ils persisteront dans leurs péchés. C’est ainsi qu’il est dit dans Jérémie :

« Peut-être écouteront-ils et se repentiront-ils. »

Ce n’est pas que Dieu ignore s’ils écouteront ou s’ils n’écouteront pas, mais en disant : peut-être écouteront-ils et se convertiront-ils, il avertit qu’ils ont le pouvoir de prendre l’un ou l’autre parti ; dans la crainte que les pécheurs, se croyant nécessités au mal par la prénotion divine, ne tombent dans le découragement et ne s’enfoncent davantage dans leurs habitudes, et que les justes, au lieu de combattre avec zèle leurs passions et d’acquérir tous les jours de nouvelles vertus, ne combattent avec moins d’ardeur, dans la persuasion que la prénotion divine rend nécessaire leur bonheur futur. Ainsi la prénotion du bien à venir serait un obstacle à ce qu’il arrivât. Dieu donc qui gouverne le monde pour le bien général, a voulu avec raison que nous eussions les yeux fermés sur les événements futurs. Car la connaissance que nous en aurions eue aurait ralenti la vigueur de notre lutte contre le mal, de manière que ce mal nous paraissant fixe et certain, nous eussions mis de la mollesse dans nos efforts pour résister au péché, et serions plus tôt tombés sous sa puissance. Il y a même contradiction entre devenir bon et avoir la prénotion qu’on le sera certainement : car outre les penchants qui existent entre nous, nous avons besoin de puissants et constants efforts pour devenir bons et vertueux : mais la prénotion que nous aurions de devenir bons et vertueux serait précisément un obstacle à l’exercice de la vertu : de sorte qu’il est tout à fait avantageux pour nous que nous ignorions si nous serons bons ou mauvais. Mais comme nous avons avancé que Dieu a eu raison de couvrir pour nous l’avenir de ténèbres, voyons si nous ne pourrons point jeter quelque lumière sur cette question de l’Exode :

« Qui a fui le sourd et le muet, l’homme qui voit et l’aveugle ? N’est-ce pas moi qui suis le Seigneur Dieu (Exod., IV, 1) ? »

Question qui nous montre le même individu tout à la fois aveugle et clairvoyant ; clairvoyant dans les choses présentes, aveugle dans les choses futures. Quant à la différence qu’il y a entre le sourd et le muet, ce n’est pas ici le lieu d’en parler. Toutefois nous convenons qu’il existe une grande quantité de choses indépendantes de notre volonté, qui sont les causes d’une foule d’autres qui en dépendent. Si les premières n’existaient point, les secondes ne pourraient avoir lieu. Celles-ci sont la suite de celles-là, sans pourtant être amenées nécessairement par elles. Car nous n’irons pas jusqu’à prétendre que notre libre arbitre ne subit aucune influence extérieure, qu’il n’est jamais déterminé par un événement antérieur à choisir tel ou tel parti ; ce serait oublier que nous faisons partie du monde et que nous vivons dans la société des hommes.

« Je crois avoir passablement démontré dans ce précis, que la prénotion de Dieu n’est aucunement cause nécessitante des événements prévus. Poursuivons notre discussion, et essayons de démontrer, que les astres ne sont jamais cause réelles, mais simplement signes de ce qui arrive parmi les hommes. D’abord, il est clair que, lors même où on regarderait telle ou telle configuration comme cause efficiente de certains événements humains (pesons bien cette raison), on n’admettrait pas qu’une configuration qui a, par exemple, lieu aujourd’hui relativement à un individu, ait été cause efficiente d’événements passés à l’égard d’un autre : car le principe générateur doit être plus ancien que sa production. Or, si l’on consulte les partisans de cette science, ils font remonter l’influence de celle configuration jusqu’à des hommes antérieurs à elle. Sont-ils, en effet, parvenus à découvrir par quelque moyen l’heure de la naissance d’un homme, ils prétendent qu’ils peuvent savoir à quelle hauteur perpendiculaire se trouvait alors chaque planète, quel signe du zodiaque ou même quelle partie de ce signe elle occupait ; quelles étaient les constellations du zodiaque soit à l’orient, soit à l’occident, soit au midi, soit au septentrion. Puis à l’aide de cette prétendue disposition des astres qu’ils s’imaginent avoir aperçus et qu’ils supposent avoir existé au moment de sa naissance, ils devinent non seulement ce qui lui arrivera, mais encore tout ce qui lui est arrivé dans toute sa vie ; bien plus ce qui est arrivé avant sa conception et sa naissance, par exemple, quels était son père ? était-il distingué ou obscur, avait-il tous ses membres ou était-il mutilé, ses mœurs étaient-elles bonnes ou mauvaises, vivait-il dans la pénurie ou dans l’abondance, exerçait-il telle ou telle profession ? De même pour sa mère et ses frères, s’il en a qui soient nés avant lui. Il nous sera aisé ainsi de prouver que personne ne peut savoir la situation véritable des astres ; mais admettons un instant qu’on le puisse, nous demanderons toujours à ces hommes qui soumettent les événements à l’influence des astres, en quoi la configuration d’aujourd’hui peut avoir influé sur les événements antérieurs. S’il est impossible qu’elle ait influé, donc, il est vrai de dire, des choses passées, qu’elles n’ont point été produites par telle ou telle disposition des astres qui leur est postérieure. Répondra-t-on que les astres annonçant la vérité sur les événements futurs, on doit croire qu’ils l’annoncent aussi sur les événements passés ? alors on fait des astres, des signes, non des causes efficientes des événements. Répondra-t-on encore qu’à le vérité la situation actuelle des astres n’est point la cause des événements passés, qu’elle en est seulement le signe, d’autres configurations les ayant produits et annoncés, mais que l’avenir d’un homme est certainement annoncé et produit par l’état du ciel au moment de sa naissance ? alors qu’on donne la raison pourquoi les astres sont tantôt causes, tantôt signes. Comme il est impossible de la donner, il vaut mieux avouer franchement que les astres ne sont point les causes de ce qui arrive aux hommes, qu’ils n’en sont que les signes, si tant est que cela soit, comme nous l’avons dit plus haut. De manière que ce ne serait plus d’après la configuration des astres que l’on acquerrait la compréhension des événements passés et futurs, mais d’après l’esprit de Dieu manifesté par les prophéties. Car, comme nous l’avons déjà démontré, de même que notre libre arbitre n’est aucunement altéré par la prénotion qu’a Dieu des actions que chacun de nous doit faire, de même aussi, notre libre arbitre n’éprouve aucun obstacle, à raison des signes que Dieu a établis pour indiquer les choses. Mais, semblable à un livre qui contient les événements futurs prophétiquement annoncés, le ciel entier qui est le livre de Dieu, peut contenir ces événements. C’est dans ce sens que l’on peut entendre ce qu’a dit Jacob dans la prière de Joseph :

« Il a lu dans les tablettes du ciel les événements qui nous arriveront ainsi qu’à vos fils. »

Peut-être aussi ces paroles :

« le ciel se ploiera comme un livre (Isaïe, XXXIV, 4) »

signifient-elles que les signes des choses futures qui apparaissent au ciel, auront leur entier accomplissement, leur accomplissement parfait, ainsi que les oracles des prophètes sont censés accomplis par l’événement. D’où il suit que les astres ont été créés pour servir uniquement de signes suivant ces paroles :

« Qu’ils soient des signes ! »

Aussi Jérémie, voulant nous faire faire un retour sur nous-mêmes, et nous ôter la peur des événements dont les astres sont considérés comme signes et peut-être aussi comme causes efficientes, a-t-il dit :

« Ne craignez rien des signes du ciel (Jérémie, X, 2) »

« Examinons actuellement le second argument, et voyons comment les astres ne pouvant être causes efficientes, sont cependant causes significatives si tant est que cela soit ; il faudra partir d’un grand nombre de naissances pour concevoir les événements qui arriveront à un seul homme (nous parlons de cela par hypothèse, comme si nous accordions que des hommes pussent acquérir la connaissance de pareilles choses) : par exemple, qu’un individu doive subir tel ou tel accident, comme de tomber entre les mains de brigands qui le feront périr, on découvrira cet événement, disent les astrologues, partie par sa naissance, partie par la naissance de ses frères, si par hasard il en a plusieurs : car, dans la naissance de chacun des frères de la victime, se manifestent quelques circonstances de sa mort tragique, et même dans la naissance de son père, de sa mère, de son épouse, de ses enfants, de ses domestiques, de ses amis, et à plus forte raison dans celle de ses propres assassins. Système ingénieux sans doute ; mais je demanderai pourquoi le destin d’une personne dépend de la naissance de tant d’autres ? pourquoi encore la naissance de ceux-ci influe plutôt que la naissance de ceux-là ? car on ne pourrait dire sans blesser la vraisemblance que la configuration des astres, au moment de la naissance d’un individu, ait produit tels effets, et qu’au moment de la naissance des autres, elle ne les ait pas produits, mais qu’elle en ait seulement donné les signes. Il ne serait pas moins puéril de soutenir que la nativité de chacune des personnes pré-mentionnées renfermait la cause efficiente de la mort d’un seul homme, comme si (je ne fais ici qu’une supposition), comme si, dis-je, le meurtre d’une seule personne était compris dans la nativité de cinquante autres. Je ne sais pas comment on pourra soutenir que, lors de la naissance des Juifs, de presque tous, du moins, la configuration des astres est telle qu’au bout de huit jours ils doivent recevoir la circoncision, être mutilés, tourmentés, éprouver une douleur ardente et une sanglante blessure, et à leur entrée dans la vie, avoir besoin de médecins, tandis que les Israélites de l’Arabie naissent sous une configuration qui ne les oblige à la circoncision que lorsqu’ils ont atteint leur treizième année ; car voilà ce que rapporte l’histoire à leur sujet : Il y a des Éthiopiens qui se coupent les bassins des genoux, comme les Amazones se coupent l’une de leurs mamelles, comment arrive-t-il que ce ne soit que chez ces nations seulement que les astres produisent ces effets ? Pour moi, je pense que ce système ne nous conduit à aucune connaissance certaine sur laquelle nous puissions nous appuyer. Au reste, puisque l’on permet tant de moyens de tirer des pronostics, je ne vois pas pourquoi on ne trouverait que des signes dans les augures et les auspices, tandis que l’on trouve des causes dans l’astrologie et la généalogie. Car si l’on peut connaître l’avenir (et nous accorderons ici que cette connaissance est possible), et si la connaissance de l’événement futur a le même principe que l’événement même, pourquoi attribuer aux astres plutôt qu’aux oiseaux les événements qui doivent arriver ? et pourquoi les attribuer plutôt aux oiseaux qu’aux entrailles des victimes ou aux météores ? Ces observations suffiront pour détruire la force efficiente que l’on attribuait aux astres sur toutes les affaires humaines.

« Passons maintenant à cette concession que nous avons faite (car elle n’était aucunement préjudiciable à notre discussion), qu’il n’est pas au-dessus des forces humaines de comprendre le sens caché dans les diverses configurations des astres, les signes et les événements qu’ils désignent ; et examinons, s’il y a quelque chose de vrai dans ce système. Les maîtres de l’art prétendent que ceux qui aspirent à une connaissance parfaite de la science horoscopique, doivent savoir, non seulement dans quelle douzième partie, mais encore dans quelle particule de cette douzième partie, et même dans quelle soixantième fraction de particule se trouve l’astre indicateur : ceux qui se piquent d’une exactitude encore plus grande, veulent qu’on aille jusqu’à savoir dans quelle soixantième fraction de soixantième fraction. Ils ajoutent qu’il faut faire la même chose à l’égard de chacune des planètes et rechercher leur rapport avec les étoiles fixes. Ils observent aussi qu’à l’égard de l’horizon oriental, il ne faut pas considérer seulement quelle est la douzième partie de cet horizon qui se lève, mais encore quelle est la particule de cette douzième partie, et de cette particule quelle est la soixantième fraction, si c’est la soixante et unième ou la soixante-deuxième ; mais qui pourra se reconnaître dans ce labyrinthe de soixantième fraction ? Admettons largement que l’heure répond à la moitié d’une douzième partie, quel est celui qui pourra découvrir la division de l’heure qui correspond exactement à telle ou telle soixantième particule de cette douzième partie ? Par exemple, qui pourra connaître avec une précision mathématique, qu’un individu est né à quatre heures, ou quatre heures et demie, ou quatre heures et quart, ou quatre heures et demi-quart, ou quatre heures et seize ou trente-deux minutes ? Car on prétend qu’il résulte une grande variété dans les signes, à raison de l’ignorance, non pas seulement d’une heure entière, mais encore d’un trentième d’heure : par exemple, entre la naissance de deux jumeaux, il n’existe souvent qu’un seul instant, et toutefois se rencontre-il de grandes variétés dans les accidents et les faits dont ces jumeaux sont passibles, variétés qui proviennent partie de la situation différente des astres au moment de leur naissance respective, partie de ce que ceux qui croyaient bien avoir observé l’heure, n’avaient pas fixé leur attention sur une certaine particule de la douzième partie du signe qui s’élevait sur l’horizon ; car il est impossible de ne pas se tromper de quelques instants. Mais accordons-leur qu’ils puissent saisir l’heure exacte, il est prouvé que le cercle zodiacal se meut d’occident en orient avec une telle lenteur, que chacune de ses parties n’accomplit son mouvement entier que de cent en cent ans. Quelle variété un mouvement si longtemps prolongé doit jeter dans les douze signes ? Pendant qu’un signe paraît aux regards, l’autre demeure caché et ne peut être conçu que par l’esprit, et cependant ce signe invisible, dont on se forme à peine une idée vague, il est nécessaire de le connaître pour connaître la vérité. Toutefois nous voulons encore accorder que l’esprit puisse saisir le signe invisible, ou que le signe visible suffise pour que l’on découvre la vérité, il faudra bien que nos adversaires conviennent qu’ils ne sont pas capables de défendre sur tous les points ce qu’ils appellent la conjonction des astres, qui présentent une pareille configuration : par exemple, il peut arriver que la puissance d’un astre malfaisant soit plus ou moins neutralisée par l’aspect d’un autre astre d’une plus heureuse influence, comme l’effet de ce dernier astre peut à son tour être neutralisé par l’aspect d’un autre astre malfaisant qui tombe sur lui de manière qu’il résulte de là une autre configuration qui soit de mauvais augure. En vérité, quiconque s’appliquera à l’étude de l’astrologie reconnaîtra qu’elle est au-dessus de la portée des mortels, et qu’au plus elle peut leur présenter quelques signes incertains. L’expérience démontre que les partisans de ce système se sont plus souvent trompés dans les conjectures qu’ils nous ont transmises soit de vive voix, soit par écrit, qu’ils n’ont atteint la vérité. C’est pourquoi Isaïe voyant que les hommes ne pouvaient parvenir à aucun résultat certain au moyen de la divination, dit à une fille des Chaldéens qui se vantaient d’être plus que tous les autres hommes versés dans cette prétendue science ;

« Que les astrologues du ciel se lèvent et te sauvent, qu’ils t’annoncent ce qui doit arriver sur toi : »

nous faisant entendre par ces paroles, que ceux qui font leur étude particulière de l’astrologie ne peuvent point prédire ce que Dieu a résolu d’établir pour chaque nation. »

C’est ainsi que s’exprime le célèbre Origène. Ainsi toute notre dispute se réduit à deux chefs principaux : le premier, qu’ils n’étaient pas dieux ceux qui passaient pour rendre des oracles dans les villes : le second, qu’il n’y a jamais eu de bons génies, mais des charlatans, des séducteurs, des imposteurs, qui, pour miner la véritable religion, ont introduit parmi les hommes entre autres erreurs, celle de la fatalité. Comme personne, excepté Jésus-Christ notre Sauveur, n’a tiré le genre humain de cet abîme, j’ai cru devoir traiter ce sujet avec soin au commencement de la Préparation évangélique, afin d’apprendre par les faits mêmes de quels ancêtres nous sommes issus, et à quelles erreurs ils étaient auparavant asservis, et comment nous, et tout le genre humain, sortant enfin de cet abîme d’aveuglement et d’impiété, avons trouvé, au moyen de la seule doctrine salutaire de l’Évangile, un remède à l’action terrible que les démons exerçaient sur nous depuis si longtemps.

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