Préparation évangélique

LIVRE VIII

CHAPITRE XII
DE MÊME SUR LES MÊMES

« La Palestine syrienne n’est pas stérile en vertu, étant habitée, pour la plus grande partie, par la nation populeuse des Juifs, dont une portion, au nombre de plus de quatre mille, d’après mon calcul, porte le nom d’Esséens, qui rappelle d’une manière éloignée le nom ὁσιότης de la langue grecque. Consacrés au service de Dieu plus que personne, ils n’immolent pas cependant de victimes ; mais ils croient l’adorer d’une manière bien plus digne de lui, en lui dévouant toutes leurs pensées. Pour commencer à les faire connaître, nous dirons qu’ils se fixent dans les bourgades, fuyant la licence à laquelle s’abandonnent trop facilement les habitants des villes. Convaincus que comme les maladies se contractent par l’infection de l’air, de même les âmes deviennent incurables, par la fréquentation des hommes entre eux.

« On en voit cultiver la terre, d’autres se livrent aux arts mécaniques, autant que ceux-ci n’ont pas de connexion avec la guerre ; car ils ne se doivent qu’à la paix et aux arts qui s’en rapprochent. Ils n’amassent ni argent ni or. Ils n’achètent pas de grandes étendues de territoire, dans l’espoir d’en tirer des revenus ; mais ils se procurent ce qui est indispensable pour les nécessités de la vie. Seuls peut-être entre tous les hommes, ils sont sans numéraire et sans propriétés territoriales, plutôt par l’effet de leurs inclinations que par des revers de fortune, et se croient très riches, jugeant que la sobriété et à résignation sont les plus grandes richesses. Vous chercheriez en vain chez eux un fabricant de javelots, de flèches, d’épées, de casques, de cuirasses, de boucliers, en un mot d’armes et de machines de guerre, ni de rien de ce qui dans la paix dégénérerait facilement en action criminelle. Ainsi le commerce en gros ou en détail, la navigation, ils n’en ont pas même l’idée, abjurant, tout ce qui est un principe d’avarice. Il n’existe pas d’esclaves dans leurs rangs, tous sont libres et s’entraident mutuellement. Ils condamnent les maîtres non seulement comme étant injustes, en ce qu’ils portent atteinte à l’égalité ; mais comme impies, en enfreignant la loi de la nature semblable à une mère, a engendré et élevé tous les hommes de la même manière pour qu’ils fussent sincèrement frères et non pas seulement en paroles, puisqu’ils ont des droits égaux.

« C’est l’avarice qui, dans l’ivresse de la prospérité, est venue troubler cette confraternité par ses artifices, ayant substitué l’indifférence à l’amitié, la haine à l’affection. Quant à la philosophie, ils abandonnent aux conversations oiseuses, d’abord la logique qui n’est point nécessaire pour acquérir la vertu, puis la physique qui est au-dessus de la nature humaine. Toute leur philosophie se borne à reconnaître l’existence de Dieu et la création de l’univers. Ils cultivent avec grand soin l’étude de la morale, prenant pour guide les lois qu’ils tiennent de leurs pères ; dans l’opinion qu’il est impossible que l’âme humaine les ail conçues sans l’inspiration divine. Ils les étudient donc pendant tous les temps, mais par excellence, chaque septième jour, qui est à leurs yeux un jour sacré, pendant lequel ils s’abstiennent de tout autre travail, et se rendent dans les lieux saints, qu’on nomme synagogues. Ils s’y assoient en rang d’âge, les plus jeunes après leurs doyens, se tenant décemment et avec dignité, pour entendre à loi. Un d’entre eux prend les livres et lit ; un autre qui est de la classe la plus instruite, montant à la tribune, enseigne aux autres ce qui s’élève au-dessus des notions communes ; car leur philosophie consiste principalement en symboles, par émulation des manières antiques. Ils sont élevés dans la piété, la sainteté, la justice, l’ordre intérieur et politique, la science de ce qui est réellement bon ou mauvais ou indifférent pour embrasser le bien, et pour fuir le mal ; ils font usage pour y parvenir des lois, puis de trois règles qui sont l’amour de Dieu, l’amour de la vertu, l’amour du prochain. L’amour de Dieu se déclare par d’innombrables signes ; la pureté de la vie en général et en particulier ; l’absence de tout jurement, l’éloignement du mensonge, l’opinion que la divinité est à cause de tout ce qui est bien, sans produire aucun mal. Les caractères qui distinguent l’amour de la vertu, sont de n’ambitionner ni les richesses ni les honneurs, de ne point rechercher la volupté, d’être tempérant, persévérant, et de plus, pratiquer la sobriété, la simplicité, la soumission, la modestie, l’obéissance aux lois, à constance dans la conduite, et toutes les autres vertus analogues.

« Quant à l’amour du prochain, il se manifeste par la bienveillance, l’égalité, cette communication intime dont la langue rend mal l’idée, et dont il ne sera pas hors de propos de parler brièvement. Premièrement, il n’y a pas de maison qui soit en propre à l’un d’eux, sans être commune à tous ; car outre qu’ils habitent par chambrée, leur demeure est également ouverte à tous ceux qui, venant du dehors, professent les mêmes doctrines, ils ont un trésor commun qui fournit à toutes les dépenses : leurs vêtements, leurs aliments sont sans distinction de maître ; car ils ont institué des tables communes. Or, cette indivision de demeure, de société, de table, on ne pourra la trouver nulle part ailleurs, non seulement entière et effective ; mais même approximativement : le produit du travail journalier de chacun d’eux n’est pas conservé par lui ; mais est mis en masse pour servir à l’usage commun de tous ceux qui veulent s’en aider. Les malades, par la raison qu’ils ne peuvent rien produire, ne sont pas abandonnés. Mais comme on s’est procuré, sur les fonds communs, les objets nécessaires au traitement des maladies, ils en usent avec largesse comme des choses qu’on a en abondance. Le respect et les attentions pour les vieillards sont tels, que les fils légitimes peuvent en avoir pour leurs parents ; les soins manuels et mille recherches les plus ingénieuses, sont mises en œuvre pour leur procurer une vieillesse heureuse. Voilà comment, sans tous les raffinements de l’éloquence grecque, leur philosophie en a fait de vrais athlètes de vertu, s’étant proposée comme exercice, l’accomplissement de toutes les actions louables, qui assurent à ceux qui les pratiquent, la liberté sans entraves. En voici la preuve. A différentes époques, des souverains, de caractères et d’inclinations divers, ont dévasté ce pays ; les uns rivalisant de cruautés avec les bêtes les plus féroces, n’ont épargné aucun genre d’atrocités, immolant les peuples en masse, ou les mutilant sans leur ôter la vie, à la manière des bouchers, jusqu’à ce que la justice qui préside à toutes les destinées humaines, les ait soumis à la nécessité de supporter des traitements aussi odieux : les autres, avant changé à rage et à fureur de leurs prédécesseurs en une autre espèce de méchanceté, tout en nourrissant dans leur âme un fiel incurable, parlant avec douceur, masquant, sous une voix caressante en apparence, toute la haine qui les dominait, imitaient les flatteries des chiens dont la morsure est envenimée : auteurs de maux sans remède, ils ont laissé dans les villes des monuments de leur impiété et de leur haine, par les infortunes à jamais mémorables de leurs habitants. Cependant aucun d’eux, ni ceux dont la cruauté faisait le caractère dominant, ni ceux dont la fourberie et l’astuce dirigeaient à conduite, n’a eu la force d’attaquer la société dite des Esséens, ou Osiens pieux ὅσιου : tous ont été vaincus par la vertu sublime de ces hommes. Ils les ont traités en peuple libre par nature et se gouvernant perses propres lois, célébrant ses banquets communs, et cette fraternité au-dessus de tout éloge : ce qui est la démonstration la plus frappante de l’excellence de cette institution et du bonheur immense qui en est la suite. »

Terminons ici ce qui concerne la pratique de la philosophie et la forme de gouvernement des Hébreux. Puisque ce qui est de la vie du reste de la nation et de la manière dont les lois divines sont réglés, a été le sujet des discours qui précèdent, que nous reste-t-il à traiter maintenant, sinon de mettre en parallèle avec les actes pieux de leurs ancêtres, les doctrines théologiques des modernes qui en sont l’écho, afin que notre ouvrage complète le thème que nous nous sommes proposé ? Dès lors que les oracles de la Sainte-Écriture ont été exposés dans le livre précédent, il convient que dans celui-ci nous donnions un coup d’œil sur les méditations des sages parmi les juifs, pour comprendre ce qu’étaient les enfants des Hébreux, tant sous le point de vue théologique que sous celui de l’éloquence. C’est encore Philon qui va comparaître dans le premier de ses livres sur la loi.

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