Préparation évangélique

LIVRE IX

CHAPITRE III
DE PORPHYRE SUR LA PHILOSOPHIE QUI A BRILLÉ CHEZ LES JUIFS DÈS LES TEMPS LES PLUS ANCIENS

Dans le quatrième livre du même traité voici ce que Porphyre rapporte concernant les Juifs :

« Il existe une secte de Juifs qu’on nomme les Esséniens, qui accomplissent, plus qu’aucuns autres, les devoirs d’une affection mutuelle. Ces hommes fuient les voluptés, comme le mal par excellence. Ils pratiquent une austère continence, plaçant toute la vertu dans la lutte contre les passions ; dédaignant pour eux-mêmes les liens du mariage, ils adoptent des enfants étrangers, lorsqu’ils sont encore d’un âge tendre et propres à être façonnés aux sciences, les regardant comme leurs propres enfants et les formant à leurs usages ! Ils n’ont pas l’intention d’abolir le mariage, et d’arrêter la succession des races qui en résulte ; ils veulent seulement se mettre en garde contre les passions désordonnées des femmes. Ils méprisent la richesse et pratiquent la communauté des biens d’une manière admirable, en sorte que l’un ne possède pas plus que l’autre. C’est une loi imposée à quiconque veut entrer dans cette société, de lui faire don de toute sa fortune, de sorte qu’aucun d’eux ne peut être ni humilié de sa pauvreté, ni enorgueilli de sa richesse.

Toutes ces fortunes individuelles étant ainsi confondues, forment une masse commune, comme serait celle de frères. Ils considèrent l’huile comme une impureté, et si quelqu’un en reçoit involontairement des taches, il se nettoie aussitôt le corps : l’aridité de la peau étant ce qu’ils apprécient le plus. Ils portent des vêtements entièrement blancs ; les régents de cette congrégation sont désignés par élection, et fournissent indistinctement à tous leurs subordonnés, suivant leurs besoins. Ils ne sont pas concentrés dans une seule ville ; mais ils habitent comme domiciliés et non comme citoyens, dans chaque ville, quoiqu’en grand nombre, tenant leurs maisons constamment ouvertes à ceux de la même secte qui viennent d’ailleurs, elles y admettant, lors même qu’ils les voient pour la première fois, comme s’ils étaient d’anciennes connaissances. Aussi se mettent-ils en route sans se charger d’argent pour les dépenses du voyage ; ils ne quittent ni vêtements ni chaussures à moins qu’ils n’aient été ou déchirés ou usés par vétusté ; ils n’achètent ni ne vendent ; mais chacun donne à celui qui en a besoin les objets en sa possession, et en reçoit également ce qui peut lui être utile, sans qu’il y ait nécessité pour eux de donner afin de recevoir en échange des autres, ce qu’ils veulent en obtenir. Ils se font surtout remarquer par leur piété envers la divinité : avant le lever du soleil, ils ne profèrent aucune parole sur des sujets profanes : mais ils lui adressent certaines prières qu’ils tiennent de leurs ancêtres comme pour le supplier de se lever ; ensuite chacun d’eux se livre aux travaux de l’art qu’il pratique, sous la direction des surveillants, s’y appliquant sans relâche jusqu’à la cinquième heure ; après quoi ils rassemblent de nouveau dans un même lieu, où, s’étant ceints d’un simple caleçon, ils se baignent dans l’eau froide ; puis, après cette lotion, ils se réunissent de nouveau dans un appartement où il n’est permis à aucun de ceux qui ne partagent pas leur croyance, de pénétrer ; s’étant ainsi purifiés, ils se rendent dans le cénacle, comme dans un sanctuaire, où s’étant rangés en silence, le boulanger dépose ses pains dans le même ordre, le cuisinier met devant chacun des convives un plat qui ne contient qu’un seul mets ; le prêtre bénit la nourriture simple et pure qui leur est servie, et personne n’ose y porter la main avant cette bénédiction. Après le repas, la prière se renouvelle, en sorte qu’ils glorifient Dieu en commençant et en terminant. Ils déposent aussitôt leurs vêtements de religion, et se remettent à l’ouvrage jusqu’au soir ; alors ils retournent de la même manière au souper, auquel ils admettent les étrangers qui peuvent se présenter. Aucun cri, aucun bruit tumultueux ne trouble la paix de leur demeure ; ils se cèdent la parole à tour de rôle, de manière que le silence qui règne dans leur intérieur semble aux hommes du dehors comme un imposant mystère ; la raison en est due uniquement à cette sobriété persévérante qui préside à la distribution des aliments et des boissons, qui n’a pas la satiété pour limite.

« Pour ceux qui ambitionnent de faire partie de cette secte, l’admission n’est pas immédiate ; mais pendant un an entier, retenus au-dehors de l’habitation, ils se soumettent au même régime ; on leur donne une hache et un tablier avec un vêtement blanc. Lorsque, pendant ce laps de temps, ils ont donné la preuve d’une grande tempérance, on les reçoit dans une plus parfaite intimité ; on les admet à la participation des bains et des purifications ; mais on ne les admet pas complètement à la communauté de vie : on éprouve encore pendant deux ans leur caractère et leur persévérance, et, si on les en juge dignes, on les reçoit seulement alors dans le sein de la société.

« Avant de porter la main sur les aliments communs, ils doivent se lier par des serments terribles. Ils jurent d’abord de pratiquer la piété envers Dieu, ensuite envers les hommes ; de gardes les règles de la justice ; de ne faire de tort à personne, ni par une intention personnelle, ni pour obéir à un ordre reçu ; de haïr toujours les méchants ; de s’associer aux hommes vertueux qui ont à supporter des injustices ; de garder fidélité à tous les hommes, surtout à ceux qui gouvernent ; car ce n’est pas sans l’intervention de la divinité que la puissance du commandement leur est attribuée. Si c’est à l’un d’eux que l’autorité est déférée, il prend l’engagement de ne jamais en abuser par violence, de ne se distinguer des sujets ni par les vêtements, ni par une plus grande pompe, de chérir toujours la vérité, de repousser les menteurs, de préserver ses mains du vol, de conserver son âme pure de tout gain illicite, de n’avoir aucun secret pour ceux dont il partage la vie, de ne rien révéler aux autres, quand pour l’y contraindre, on le menacerait de mort. Par-dessus tout cela, ils jurent encore de ne point altérer les dogmes qu’ils ont reçus, quand ils les transmettent aux autres, de s’abstenir de rapine, et de conserver avec un égal soin les livres de leur secte et les noms des anges. Tels sont leurs serments.

« Les prévaricateurs sont exclus de leur sein, et périssent misérablement ; enchaînés par leurs serments à une manière de vivre qu’ils ne peuvent déserter et repoussés de la table commune, ils sont réduits à se nourrir d’herbes et succombent d’inanition. Ce qui a fait que, prenant compassion de plusieurs de ces infortunés, ils les ont recueillis lorsqu’ils étaient réduits aux derniers abois, pensant que leur faute était suffisamment expiée, puisqu’ils avaient été aux portes de la mort. Ils donnent un boyau à ceux qui se destinent à embrasser leur genre de vie, afin de se creuser une fosse d’un pied de profondeur ; car il ne leur est pas permis de satisfaire ailleurs aux besoins naturels, et ils doivent s’envelopper de manteaux, pour ne pas faire injure à l’éclat du Dieu. La frugalité et la parcimonie de leur régime, est telle qu’ils n’ont pas besoin de se soulager le jour du sabbat ; ils consacrent habituellement cette journée à chanter des hymnes en l’honneur de Dieu, et à rester dans l’inaction ; ils affilièrent par la pratique constante des privations, une telle force de caractère, que les tortures de toute nature au moyen du fer, du bois et du feu, et de tous les instruments de supplice par lesquels on les a fait passer pour les contraindre à blasphémer le législateur, ou à manger des mets prohibés, n’ont pu vaincre leur résistance, ils en ont donné des preuves dans la guerre contre les Romains, ne s’étant jamais abaissés jusqu’à flatter ceux qui les maltraitaient, ou à répandre des larmes ; souriant au contraire au milieu des souffrances, et employant l’ironie contre ceux qui les appliquaient à la torture, ils se séparaient avec courage de leur âme, dans l’espoir de la recouvrer ; car c’est une croyance enracinée chez eux, que les corps sont périssables et formés d’une nature destructible, mais que les âmes sont immortelles et demeurent éternellement : elles ne sont qu’une agrégation émanée de l’air le plus léger, qui n’est attiré dans les corps que par l’action virtuelle de la nature, lesquelles, une fois dégagées des liens de chair qui les retiennent, semblables à des esclaves affranchis d’une longue servitude, s’élancent avec joie vers les régions supérieures. Avec une pareille manière de vivre, avec un exercice aussi constant de tout ce qui tend à la connaissance de la vérité et à la pratique de la piété, on ne doit pas s’étonner qu’un grand nombre d’entre eux aient eu connaissance des choses futures, y étant préparés dès l’enfance par la méditation des livres saints, par les purifications de toutes natures qu’ils pratiquent, par l’étude des sentences des prophètes ; aussi arrive-il rarement qu’ils se trompent dans leurs prédictions. »

C’est d’après d’anciennes lectures, suivant les apparences, que Porphyre a recueilli ce qu’on vient de lire, qui rend témoignage à la piété et à la philosophie des hommes qu’il fait connaître. Il a inséré ce morceau, dans le quatrième livre de sa composition touchant l’abstinence de la chair des animaux.

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