Préparation évangélique

LIVRE XI

CHAPITRE XI
EXTRAIT DU TRAITÉ DE PLUTARQUE, INTITULÉ DE εἰ, INSCRIT À DELPHES

« Je crois que cette lettre (la cinquième) ne signifie ni un nombre, ni un ordre d’interrogation, ni une conjonction (optative ni dubitative), ni une expression des autres parties elliptiques du discours ; mais que c’est la manière d’aborder et de nommer Dieu, la plus parfaite, qui en même temps qu’elle le désigne par le son proféré, nous met dans la pensée, l’idée de la puissance divine. En effet le Dieu, comme pour saluer chacun de ceux d’entre nous qui s’approchent de lui, leur adresse le γνῶτι σεαυτόν : connais-toi toi-même, qui certes ne le cède en rien au χαῖρε d’usage : réjouissez-vous ; et nous, en échange, en répondant au Dieu, nous prononçons Εῖ, (vous êtes) rendant parce mot le salut le plus vrai, le plus éloigné du mensonge, le seul enfin qui convienne véritablement au Dieu unique, auquel rien ne manque de ce qui constitue la véritable existence. Toute nature mortelle placée intermédiairement à la naissance et à la mort, ne nous donne qu’une image· infidèle, qu’une opinion erronée et incertaine de cette chose ; mais si l’on, veut s’appesantir par la méditation sur l’idée que ce mot : existence, comporte, il arrive qu’elle vous échappe, d’autant plus qu’on la presse davantage : semblable à l’eau qu’on serrerait avec force dans ses mains, dans le but de la comprimer et de la condenser. Ainsi la pensée poursuivant, jusque dans ses derniers retranchements, la faculté propre à chacun des êtres passibles et sujets au changement, s’égare, ne pouvant saisir aucune fixité entre ces deux termes, la naissance et la mort, où l’ou puisse dire qu’il jouit véritablement de l’existence. On ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve, dit Héraclite. On ne peut pas non plus deux fois saisir la substance mortelle dans son essence ; mais par son imperceptible et rapide changement, elle dissipe de nouveau, et de nouveau recompose, ou plutôt ce n’est ni de nouveau, ni postérieurement ; mais c’est en même temps et à la fois qu’elle combine et se décompose ; qu’elle acquiert et dépense ; en sorte que ce qui naît d’elle ne parvient jamais à une existence complète, par la raison que jamais elle ne se repose ni ne s’arrête dans son engendrement. Du germe transformé, elle compose un embryon, de l’embryon elle fait un enfant, puis un adolescent, un jeune homme, un homme, un vieillard, un être décrépit : chaque premier engendrement et chaque âge étant détruit par l’engendrement et l’âge qui le remplace. Et cependant nous sommes assez ridicules pour craindre la mort, lorsque nous sommes déjà morts mille fois et que nous recommençons à mourir. Ce n’est pas seulement, comme le disait Héraclite, la mort du feu qui est la production de l’air, ni la mort de l’air qui donne naissance à l’eau. Cela se prouve encore mieux par nous-mêmes : L’homme fait est tué par le vieillard, comme l’adulte l’avait été par l’homme fait, et l’enfant avait succombé sous l’adolescent, après avoir lui-même donné la mort au nourrisson. Le jour d’hier est mort dans aujourd’hui, qui, à son tour, cessera d’être demain. L’un ne dure pas, l’autre n’est pas. Nous sommes plusieurs autour d’un fantôme d’existence, autour de la matrice commune d’une matière qui afflue et s’échappe. En effet, comment, si nous demeurions les mêmes, pourrions-nous nous complaire dans d’autres occupations que celles qui nous charmaient autrefois ? Comment aurions-nous, ou des penchants ou des aversions contraires a ce que nous avions précédemment ? Pourquoi admirer ce que nous condamnions, condamner ce que nous admirions ? Pourquoi changeons-nous de langage ? Pourquoi avons-nous d’autres sentiments, sans conserver ni la même figure, ni la même tournure, ni la même manière de penser. Il est impossible que, sans changement, on puisse être aussi diversement affecté ; et l’homme qui change n’est plus lui-même. S’il n’est plus lui-même, il n’est donc pas du tout ; mais par le fait de son changement, il est devenu autre, d’autre qu’il était déjà. La sensation, par l’ignorance où elle est de l’être, ment quand elle donne ce nom à l’apparence. Qu’est-ce donc que l’Etre véritable ? C’est l’éternel, l’ingénéré, l’impérissable, ce en quoi aucun temps n’apporte de changement. Le temps est quelque chose d’essentiellement mobile qui, s’unissant à la matière mue dont il prend l’apparence, ressemble à un vase de perdition et de régénération, qui laisse tout écouler sans rien retenir ; pour qui ces locutions : ensuite, auparavant, sera, a été, attestent surabondamment le défaut d’existence. Ce dont on peut dire, que ce qui n’a pas encore été, que ce qui a déjà cessé d’être, font partie intégrante, n’est-ce pas une stupidité et une absurdité de prononcer qu’il soit quelque chose ? Et c’est sur cela que nous fondons surtout la notion du temps. Lorsque nous proférons dans ce moment, à présent, maintenant, le discours qui soit immédiatement vient l’anéantir et le dissoudre, il vient le morceler entre l’avenir et le passé ; comme on est forcé de faire lorsqu’on veut voir le rayon solaire. Si la chose mesurée et l’étalon de mesure sont soumis aux mêmes accidents, sans conserver aucune stabilité, ce n’est plus rien qu’une annexe de la matière qui naît et périt ainsi que toute chose dans le calcul des temps. En conséquence, on ne peut rien dire qui soit pareil à l’égard de l’Etre, savoir : qu’il était ou qu’il sera. Ces expressions n’indiquent que des nuances variées, des modifications, des illusions de stabilité dans ce qui, par sa nature, n’a point d’existence.

« Au lieu de cela, on peut dire que Dieu existe, car il n’est aucunement soumis au temps, mais à l’éternité qui est immuable, indivisible quant à la durée, invariable dans ses positions, et dont on ne peut dire ni d’abord, ni après, ni futur, ni passé, ni plus ancien ni plus nouveau. Etant un, Dieu remplit, par le seul maintenant, toute l’éternité ; il est le seul dont on puisse affirmer qu’étant réellement, il n’a point été, qu’il ne sera pas, qu’il n’a point commencé, qu’il ne finira pas. C’est ainsi que, dans une profonde piété, nous devons le saluer en l’abordant comme l’ont fait quelques anciens, par ces mots εἶ ἔν (vous êtes un). En effet, la divinité n’est point multiple comme chacun de nous, assemblage étrange, artistement combiné, de mille oppositions de sentiments et de penchants. Au lieu de cela, l’Un doit être l’Etre, et l’Etre doit être l’Un ; toute diversité étrangère à l’Etre, finit par donner naissance au néant. »

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