Préparation évangélique

LIVRE XII

CHAPITRE XXIX
DU PUR PHILOSOPHE TIRÉ DU THÉÆTÈTE

L’écriture des Hébreux nous ayant signalé l’homme sérieusement philosophe, lorsqu’elle dit : « Il est avantageux à l’homme de porter son joug dès sa jeunesse. Il s’assoira dans l’isolement et il gardera le silence, parce qu’il le porte de plein gré. » Puis, nous ayant montré que les prophètes aimés de Dieu, par l’excellence de leur philosophie, vivaient dans les déserts, sur les montagnes, au fond des cavernes, ayant l’esprit uniquement occupé de Dieu, écoutons Platon ; et voyez de quelle manière il déifie, en quelque sorte, ce genre de vie, lorsqu’il dépeint, en ces termes, le philosophe consommé :

« Parlons donc, comme cela convient et comme vous le désirez, des plus éminents entre les philosophes. (Qui voudrait, en elle, s’entretenir de ceux qui se traînent honteusement dans cette carrière) ? Ceux dont je parle ignorent, dès leur enfance, le chemin qui mène à la place publique, aux tribunaux, au sénat ou à tout autre réunion publique d’administration. Ils ne voient, n’entendent, ni les lois ni les décrets, soit qu’on les proclame ou qu’on les affiche. Les brigues des factions dans l’élection des magistrats, les conciliabules, les banquets où l’on introduit des joueuses de flûtes, sont des choses qui ne leur apparaissent pas même en songes. Qu’un citoyen soit d’une naissance illustre ou non, qu’il ait quelques souillures dans sa famille, du côté des ascendants paternels ou maternels ; c’est ce qu’il ignore plus complètement que ce qu’on nomme les choës de la mer : et il ne se rend pas compte de son ignorance à cet égard. Car ce n’est pas pour s’en faire un mérite qu’il se met à l’écart ; mais parce que, dans la réalité, il n’y a de présent et d’habitant, dans la ville, que son corps. Son esprit, considérant, toutes ces choses comme petites, n’en faisant aucune estime, voltige de tout côté, suivant Impression de Pindare, en mesurant géométriquement les espaces placés tant au-dessous qu’au-dessus de la terre, et astronomiquement les régions du ciel, en scrutant toute la nature dans toutes ses parties et dans chaque universalité, sans se renfermer dans le cercle des objets placés près de lui.

« Comment dites-vous donc cela, ô Socrate !

« Voici comment, ô Théodore. De même qu’on rapporte qu’une servante spirituelle et joviale, sortie de la Thrace, railla un jour Thalès qui, en examinant les astres, tandis qu’il avait les yeux dirigés vers le ciel, se laissa choir dans un puits, elle lui dit que, lorsqu’il désirait connaître ce qui se passait au ciel, il ne s’apercevait pas de ce qui était devant lui et à ses pieds ; bette même raillerie s’appliquera parfaitement à tous ceux qui ne vivent que pour la philosophie. Dans la réalité, le voisin d’un pareil homme ignore complètement, non seulement ce qu’il fait, mais presque s’il est homme ou bétail ; tant il est entièrement consacré à la recherche de l’homme, pris dans son essence, à ce qu’il convient à sa nature de faire on de subir. Contrairement aux autres, cette grande affaire l’occupe uniquement.

« Comprenez-vous, ou non, ô Théodore ?

« Je comprends parfaitement, et je trouve que vous êtes dans le vrai.

« Ainsi donc, mon ami, un semblable homme dans les relations publiques ou privées ainsi que je l’ai dit en commençant, s’il est forcé de parler ; soit en plein tribunal ou partout ailleurs, sur des sujets les plus vulgaires, excitera le rire, non seulement des servantes de Thrace, mais de toute autre réunion de gens du peuple, en se précipitant dans les puits et dans toute espèce d’embarras, par son inexpérience et-cette gaucherie de manières qui est capable de donner de lui l’idée d’ineptie. Dans les invectives, il aura cette particularité, que jamais il n’en proférera aucune contre qui que ce soit, par la raison qu’il ne sait aucun nul de personne, ne s’étant jamais livré à l’examen des actions du prochain. Il y paraîtra donc ridicule par son incertitude. Dans les éloges et les autres discours d’apparat, ce sera sans affectation, mais sincèrement, que, se prenant à rire, il donnera de lui l’opinion d’imbécillité. En effet, le tyran ou le roi dont on entreprendra le panégyrique en sa présence, ne paraît pas plus à ses yeux qu’un pasteur de bétail, soit porcher, soit vacher ou autre, qu’il entendrait féliciter sur ce qu’ils obtiennent une grande abondance de lait de leurs troupeaux ; à cette seule différence qu’ayant à conduire une race d’animaux plus indociles et plus rusés, ils se persuadent qu’ils les guident et qu’ils peuvent les traire. Il est nécessaire que, par l’effet de sa préoccupation, il ne paraisse, ni moins grossier, ni moins mal élevé que tel de ces pasteurs qui n’a pour tout abri qu’un chalet au sommet des montagnes. S’il entend donc dire d’un citoyen qu’il possède dix mille plèthres de terre et plus encore, au lieu d’admirer l’immensité de ce domaine, il lui semblera extrêmement borné par l’habitude qu’il a de considérer la terre dans son ensemble. Si l’on célèbre devant lui la noblesse d’un homme qui peut montrer dans sa généalogie sept aïeux appartenant aux classes riches, cet éloge lui paraît équivoque et ne provenir que de gens à vue courte, qui, par leur défaut d’éducation, ne peuvent saisir le point de vue général et sont incapables de réfléchir que chaque homme a des myriades innombrables d’ancêtres, parmi lesquels ont été des riches, des mendiants, des rois, des esclaves, des barbares et des Grecs, et souvent plusieurs de chaque espèce. Ceux même qui peuvent se glorifier d’énumérer vingt-cinq générations successives, qui les font remonter jusqu’à Hercule, fils d’Amphitryon, lui semblent atteints de stupidité, en ce que le vingt-cinquième depuis Amphitryon, dût-il même remonter a son cinquantième ancêtre, n’est après tout son descendant que par l’effet du hasard. Et il se rit de ceux qui, ne pouvant faire un calcul si simple, n’ont pas la force de secouer cette faiblesse d’une âme sans intelligence. Dans toutes ces occasions un tel homme est la risée de la multitude, aux yeux de laquelle il semble s’arroger une science transcendante, tandis qu’il ignore ce qui est à ses pieds et ne sait quel parti prendre dans les moindres conjonctures.

« Vous dites exactement, ô Socrate, ce qui a lieu.

« Mais en revanche, ô mon ami, quand ce même homme veut attirer quelqu’un, vers les hautes régions de la pensée et le faire sortir de cette série de questions : En quoi vous ai-je fait tort ? En quoi m’avez-vous fait tort ? pour l’amener à la considération du juste et de l’injuste, à l’examen de la différence qui règne entre eux, collectivement opposés au reste, ci entre eux respectivement ; quand de cette question, de savoir si un roi est heureux, en possédant beaucoup d’or, il vous transporte dans la recherche de ce qu’est la royauté, de ce qui constitue le bonheur ou le malheur des hommes, de ce qui forme leur essence, de quelle manière il peut convenir à la nature humaine de les rechercher ou de les fuir ; lorsque son interlocuteur, à l’âme étroite, au langage acerbe et aux formes juridiques, doit donner son opinion sur ces choses, alors les rôles sont intervertis. Sa tête se trouble, et se trouvant comme suspendu sur un sommet abrupte ; il voit mal les objets, étant placé si haut, il se tourmente par le défaut d’habitude, il hésite et parle une langue barbare qui donnerait à rire, non plus aux servantes Thraces, ni à la tourbe ignorante et sans instruction, car ils n’en ont pas le discernement ; mais à tous ceux qui ont reçu une éducation au-dessus de celle des esclaves. Voici, ô Théodore, la manière d’être de l’un et de l’autre. L’un élevé dans la liberté et le calme, c’est celui que vous nommez philosophe, ne conçoit aucun ressentiment de passer pour un idiot et de n’être compté pour rien, lorsqu’il s’agit d’occupations serviles ; ne connaissant rien, à faire des malles, à préparer des mets savoureux, à tenir des discours flatteurs. L’autre, au contraire, habile en toutes ces choses, capable de les exécuter promptement et soigneusement, et d’une manière peu convenable à quiconque sait rejeter, avec dextérité et la dignité d’un homme libre, son manteau sur son épaule, ne sait pas user d’un langage harmonieux pour célébrer l’existence, véritablement fortunée, des Dieux et des hommes heureux.

« Si vos discours, ô Socrate, avaient la même force de persuasion sur tous les hommes qu’ils exercent sur moi, il y aurait bien plus de paix et bien moins de maux parmi les hommes.

« Cependant, ô Théodore, il n’est pas possible d’anéantir le mal ; car il est de nécessité que le bien ait toujours son contraire. Cela ne se rencontre pas même dans le sein des dieux : il doit donc envelopper inévitablement cette nature mortelle et cette demeure terrestre. Aussi devons-nous faire tous nos efforts pour fuir au plus vite de ce lieu dans l’autre : cette fuite est la ressemblance à Dieu, autant que nous pouvons l’acquérir : cette ressemblance consiste à être juste et saint avec prudence. Mais, ô mon bon, ce qu’on aura une peine infinie à persuader, c’est qu’on ne doive nullement s’appliquer à fuir le mal, et à rechercher la vertu par les motifs qu’en donne la masse des hommes ; c’est-à-dire pour ne pas passer pour méchant, mais afin de passer pour bon ; c’est là, à ce qu’il me semble, pour user du proverbe, un conte de vieilles femmes. Voici ce qu’on peut dire de vrai à ce sujet. Dieu n’est injuste en aucun temps ni d’aucune manière ; au contraire, il est le plus juste qu’il se puisse. Or, rien ne ressemble plus à Dieu que celui d’entre nous qui est te plus juste qu’il puisse être. C’est en quoi consiste véritablement la supériorité de l’homme, sa noblesse et sa vraie valeur : la connaissance de cette justice s’obtient par la sagesse et la vertu réelle ; tandis que l’ignorance n’est que le manque d’instruction et la dépravation essentielle à l’homme. Toutes les autres prétendues dignités et sagesses, telles que celles qui appartiennent à la politique et au commandement, ne sont que vulgaires ; celles qui ont les arts manuels pour principe, sont abjectes. Il vaut beaucoup mieux, pour l’homme injuste qui tient des discours ou fait des actions impies, qu’il soit privé des moyens de se perfectionner dans sa perversité ; car ils tirent vanité de leur déshonneur ; ils se persuadent qu’on dit d’eux, qu’ils ne sont pas des sots ou d’inutiles fardeaux de la terre ; mais, au contraire, des hommes précieux à conserver dans une république. Et, pour dire la vérité, nous soutiendrons qu’ils sont d’autant plus ce qu’ils croient ne pas être, qu’ils en sont moins convaincus. Ils ignorent le châtiment réservé à l’injustice : ce qu’il n’est pas permis d’ignorer. Ce châtiment n’est pas ce qu’ils se figurent, les sévices et la mort ; car on voit infliger les premiers à des gens qui n’ont commis aucune injustice. Quant à la mort, on ne saurait s’y soustraire.

« Quel est-il donc ?

« Puisque, dans la nature des êtres, il existe deux paradigmes, l’un divin, qui est souverainement heureux, l’autre de l’athéisme : celui-là est souverainement malheureux ; dès qu’ils ne s’aperçoivent pas que les choses sont telles, par l’effet de leur sottise et de leur extrême déraison, ils ne sentent pas non plus que, par leur injuste conduite, ils s’assimilent au dernier et s’éloignent du premier. Voilà leur châtiment ; c’est de vivre en conformité avec un pareil modèle. Si nous venons à leur dire, qu’à moins qu’ils ne se déprennent de leur prétendue habileté, à leur mort ils ne seront pas admis dans le séjour qui est pur de toute iniquité, mais que méchants eux-mêmes, ils auront les méchants pour éternelle société ; confiants dans leur habileté et dans toute leur duplicité, ils n’écouteront ces avis que comme des contes absurdes.

« Cela est bien vrai, ô Socrate.

« Je le sais, ô mon ami ; mais voici ensuite ce qui leur arrive. Lorsqu’ils doivent entrer en discussion sur ce qu’il y a de blâmable dans leur conduite, s’ils veulent soutenir courageusement et longuement cette lutte, au lieu de faire honteusement défaut ; ils finissent par tomber dans des raisonnements tellement absurdes, qu’ils ne sauraient en être satisfaits, et leur rhétorique dégénère, au point de ne pas paraître raisonner mieux que des enfants. »

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