Préparation évangélique

LIVRE XIII

CHAPITRE XVI
PLATON N’A PAS TOUJOURS EU DES IDÉES TRÈS SAINES NI CONFORMES À CELLES DES HÉBREUX, SUR LA NATURE DE L’ÂME

En établissant, pareillement aux Hébreux, que l’âme est immortelle et qu’elle est semblable à Dieu, Platon s’éloigne d’eux, lorsqu’il affirme que sa substance est composée de telle sorte, qu’une partie appartiendrait à une cause indivisible et qui se maintient toujours la même, et l’autre partie serait issue de la nature divisible des corps. Voilà ce qu’il dit en propres termes dans le Timée :

« Il a donc formé, de ces éléments, et de la manière que je viens de dire, l’âme qui a précédé le corps dans l’ordre d’engendrement et qui le prime, sous le rapport de la vertu ; pour être sa souveraine et la gouvernante à laquelle il devra obéir. Elle est combinée d’une substance indivisible, et qui se maintient toujours la même, puis d’une matière divisible qui habite dans les corps. Il a donc mélangé une troisième espèce de substance, formée des deux autres, et qui leur sert d’intermédiaire, participant à la nature immuable de l’une, et à la nature variable de l’autre ; en sorte que, de la partie indivisible des deux, et de la partie divisible, à la manière des corps, il a fait un tiers qu’il a placé au milieu de l’une et de l’autre ; et prenant ces trois substances telles qu’elles sont, il les a toutes confondues dans une même généralité (ἰδέα) qui renferme, par force, dans le même sujet, les natures des deux autres, si peu conciliables entre elles (Platon, Timée, p. 526 de Ficin, 34 de H. Et.) »

Il est vraisemblable par-là, que pour lui, la partie qui reçoit en nous l’influence des passions, est réunie dans une même, substance avec la partie rationnelle. Mais tandis qu’ici il a établi, dans la substance de l’âme, les divisions de parties que nous venons de lire, ailleurs il attribue une inconvenance bien plus révoltante à cette essence divine, céleste, incorporelle, raisonnable, semblable à Dieu qui, par la sublimité de la vertu, s’élève au-dessus des voûtes éthérées, lorsque de ce séjour, qui plane sur les mondes, il la précipite dans les loups, les fourmis et les abeilles ; nous prescrivant de le croire sur sa seule parole, sans recourir à aucune démonstration.

Voici ce qu’il dit à ce sujet dans le traité de l’âme :

« Et jusque-là elles sont errantes, tant que, par le désir des formes corporelles, qui les poursuit sans relâche elles ne se sorti pas enchaînées dans un corps. Elles se renferment, comme cela est naturel, dans ceux qui participent aux inclinations que, pendant la durée de leur vie, elles avaient manifestées.

« Quelles sont-elles, ô Socrate ?

« Ainsi les âmes de ceux qui, n’ayant eu d’autres applications d’esprit que celles de la gourmandise, de la débauche ou de l’ivrognerie, sans jamais les refréner, vont dans le corps des ânes et des animaux semblables. Ne le pensez-vous pas ?

« Assurément, ce que vous me dites là me paraît très vraisemblable.

« Quant à ceux qui ont préféré les injustices, les usurpations de pouvoir, les spoliations violentes, ils vont dans le corps des loups, des éperviers et des milans. Dans quels autres que ceux-ci, pourrions-nous dire que vont de pareilles âmes ?

« Évidemment, dit Cébès, dans ceux-là.

« Dans ce cas, dit celui-ci, vous voyez clairement quels sont ta hôtes dans lesquels chacune des âmes doit aller suivant la ressemblance de ses occupations.

« Cela se comprend. Et comment en serait-il autrement ?

« En conséquence les plus heureux de tous qui vont dans le lieu le meilleur, sont ceux qui ayant toujours pratiqué les vertus sociales et politiques, que nous nommerons la tempérance et la justice, s’y sont exercés par l’habitude et la méditation, sans avoir besoin de recourir à la philosophie et aux efforts de l’intelligence,

« En quoi sont-ils les plus heureux ?

« Parce qu’il est vraisemblable qu’ils parviendront à quelque race éminemment civilisée, telle que celle des abeilles, des guêpes et des fourmis, et peut-être même feront-ils retour à celle des hommes (Platon, Phédon, p. 386 de Ficin, 81 de H. Et.). »

Écoutez maintenant comment il s’explique sur ce sujet dans le Phèdre.

« Chaque âme est dix mille ans à revenir dans le corps d’où elle est sortie ; car ses ailes ne lui reviennent pas avant ce temps, si ce n’est l’âme d’un philosophe sincère, ou de celui qui a su unir la philosophie à l’amour vertueux des jeunes gens. Ces âmes, après la troisième période de mille ans, si elles ont repris trois fois de suite la même vie, recouvrent leurs ailes dans le troisième millénaire et s’envolent ; mais les autres, après le terme de leur première vie, subissent un jugement après lequel, les unes vont dans les cachots qui sont sous terre, pour y recevoir leur châtiment ; tandis que les autres vont dans un lien quelconque du ciel ; soutenues par la justice, elles y ont une existence conforme à celle qu’elles avaient eue dans les rangs de l’humanité. Les unes et les autres, après l’expiration des mille années, arrivent au tirage et au choix du genre de la seconde vie. Chacune choisit celui qui lui plaît. Là, lorsque l’âme humaine est descendue dans une existence d’animal, d’animal elle redevient homme, tel qu’elle (Platon, Phèdre, p. 345 de Ficin, 348 de H. Et.) avait été auparavant. »

Ce passage est emprunté au Phèdre.

Écoutez les termes dans lesquels il s’exprime dans la République.

« Il dit qu’il avait vu l’âme qui autrefois avait appartenu à Orphée, laquelle avait choisi l’existence du cygne par sa haine pour le sexe féminin. A cause qu’il lui devait la mort, elle n’avait pas voulu renaître d’une femme. Il dit qu’il avait vu l’âme de Thamyris ayant opté pour l’existence du rossignol, et Cycnus ayant fait choix de la vie d’un homme, et d’antres animaux doués d’une voix sonore, pareillement. Cette âme qui, dans le partage, avait choisi la vie d’un lion, était celle d’Ajax, fils de Télamon, qui avait fui l’idée de redevenir homme par le souvenir du jugement des armes d’Achille. Après celle-ci venait celle d’Agamemnon, qui, par l’inimitié qu’elle portait au génie hautain à cause de ses malheurs, avait échangé son existence pour celle d’un aigle. Au milieu des hommes coureurs se trouvait l’âme d’Atalante qui, voyant qu’elle ne pouvait obtenir, à moins de cette existence, les honneurs du Stade, l’avait adoptée. Après elle, je vis l’âme d’Epéus, fils de Panopée, transformée en femme, habile dans les arts. Loin, et parmi les dernières, se voyait l’âme du personnage ridicule Thersite, métamorphosée en singe. L’âme d’Ulysse acceptait le dernier rang dans l’élection qui leur avait été donnée, soit par l’effet du hasard, soit que, par le souvenir des travaux qu’elle avait endurés, elle cherchât une existence qui fût exempte d’ambition : et qu’après avoir erré pendant un long temps, elle optât pour la vie d’un homme du peuple sans occupation, tellement cachée qu’on eût peine à le découvrir : aucun des autres ne lui donnait la moindre attention. Elle semblait dire que, quand bien même elle eût été la première à choisir, elle aurait agi de même et aurait préféré cette condition à toutes les autres. Quant aux autres bêtes, elles revenaient de la même manière parmi les hommes ou permutaient entre elles ; les injustes se changeaient en bêtes féroces, les justes en animaux doux ; et là s’opéraient des mélanges de toute espèce (Platon. Dixième livre de la République, page 521. de Ficin, 620 de H. Et.). »

Dans tout ce que nous venons de citer de Platon, on voit qu’il suit les doctrines égyptiennes et nullement celles des Hébreux. Quant à ce qu’il n’est point, en cela, l’ami de la vérité, ce n’est pas maintenant le lieu de le prouver, non plus que de faire voir qu’il n’a appuyé d’aucune démonstration le problème qu’il a entrepris de résoudre. Qu’il me suffise de faire remarquer qu’il n’y a aucun accord entre déclarer qu’à la mort les âmes des impies, en quittant cette terre, vont dans l’enfer rendre justice de leurs fautes, et qu’elles y sont châtiées pendant l’éternité ; puis ensuite, venir dire qu’elles font choix, suivant leur propre détermination, entre toutes les vies de cette terre. Ainsi, dit-il, elles entrent dans les corps d’après le désir qui s’associe à leurs formes ; celles qui ont été nourries dans la débauche et la gourmandise deviennent ânes, et en général elles revêtissent les corps des autres bêtes d’après leur choix et non d’après la justice. Les injustes et les spoliateurs deviennent loups ou milans, entrant de plein gré dans ces corps. Ensuite l’âme d’Orphée veut être cygne, celle de Thamyris rossignol ; Thersite choisit la vie du singe. Que devient, dans ce système, le jugement qui doit suivre la séparation de l’âme d’avec le corps qu’il nous dépeint dans ces termes au dialogue de l’âme ?

« Lorsque, après être morts, ils sont venus dans ce lieu où le démon les conduit individuellement, ceux qui auront paru mener une vie moyenne, étant arrivés au bord de l’Achéron, montent sur des chars qui leur sont préparés, sur lesquels ils viennent au marais, ils y demeurent après s’être purifiés, en payant la peine des injustices qu’ils ont commises : s’ils en ont commises, ils en sont déchargés, ou bien ils obtiennent la récompense des bonnes actions qu’ils ont faites, chacun dans la proportion de son mérite. Cependant, si l’on découvre, par l’énormité de leurs fautes, qu’ils sont incorrigibles, coupables de nombreux et considérables sacrilèges, d’assassinats répétés, d’injustices et d’illégalités, enfin de tous les autres crimes qui vont de pair avec ceux-là, la Parque les jette dans le Tartare d’où ils ne sortent plus (Platon ; Phédon, page 400 de Ficin, 113 de H. Et.). »

Voici la peinture qu’il nous fait du sort des impies. Quant aux hommes pieux, écoutez comme il en parle :

« Ceux qui sont purifiés suffisamment par la philosophie vivent sans aucune peine pendant tout le temps à venir ; ils arrivent dans des demeures beaucoup plus belles que celles-ci, qu’il n’est pas facile de décrive, et que le temps qui me reste encore à vivre ne suffirait pas pour faire connaître (Ididem, de Ficin. 114 de M. Et.). »

Faites attention à la manière dont il s’en exprime dans le Gorgias (Platon, Gorgias, p. 318. de Ficin, 323 de H. Et.) :

« Celui qui a passé sa vie justement et pieusement, après sa mort va dans les îles des bienheureux pour y demeurer dans une félicité sans mesure, exempt de tous maux. Celui, au contraire, qui a été injuste et athée est enfermé dans la prison de la vengeance et de la justice qu’on appelle Tartare. Ceux qui se sont portés aux derniers excès du crime et qui, par l’effet de cette odieuse conduite, sont devenus incurables, servent d’exemples aux autres, et s’ils ne peuvent rien faire qui leur soit utile, étant sans espoir de guérison, ils peuvent du moins rendre service à ceux qui les contemplent, en ce que, à cause des forfaits les plus signalés, ils souffrent les punitions les plus douloureuses et les plus formidables, et cela pour l’éternité ; complètement suspendus là, dans l’enfer et dans les prisons, ils demeurent à jamais comme exemple, comme spectacle et comme avertissement à ceux des hommes injustes qui y viennent successivement (Platon, Gorgias, p. 313. de Ficin. 525 de H. ET.). »

Comment ces paroles peuvent-elles concorder avec l’échange des corps qu’il nous enseigne, dans les passages où il admet que l’âme brigue le choix des corps dans lesquels elle veut entrer ? Comment la même âme serait-elle soumise à ces châtiments, à ces prisons, à cette justice pendant l’éternité, à la suite de la mort corporelle ; puis après, débarrassée de ses chaînes, comment choisira-t-elle le genre d’existence qui lui convient ? Mais si elle devait plus tard choisir ce qui flattait sa volonté, à quoi bon cette prison de vengeance et de justice ? Il y aurait bien d’autres choses à dire, si l’on voulait poursuivre ce sujet à loisir ; mais le temps nous manque pour prolonger davantage cette discussion.

Nous avons signalé sommairement, dans ce qui précède, le premier défaut de l’opinion de Platon sur cette matière. Quant à l’autre, qui tient à l’arrangement intérieur du dogme par lequel une portion de l’âme serait définie comme divine et raisonnable, l’autre portion le serait comme irraisonnable et soumise aux impressions du dehors, elle a déjà été condamnée par ses propres disciples, en sorte qu’il est à propos d’entendre la réfutation qu’ils en ont faite.

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