Préparation évangélique

LIVRE XIV

CHAPITRE VI
D’ARCÉSILAS FONDATEUR DE LA SECONDE ACADÉMIE. TIRÉ DU MÊME

« Semblable au fils de Tydée dans Homère, qui ne laissait pas discerner à quelle armée il appartenait, s’il combattait avec les Troyens ou avec les Grecs (Iliad. E, v 35) Arcésilas faisait naître la même indécision à son égard : il n’était pas en son pouvoir de se renfermer dans un seul et même langage, et il jugeait qu’il était indigne d’un homme de cœur et doué de sa dextérité, de le faire. Aussi avait-il le nom de sophiste, habile à égorger ceux qui ne s’étaient pas formés à cette escrime. De même que les Empuses (vampires), par les prestiges de ses discours, par l’artifice et le soin avec lesquels il les disposait, il fascinait ses auditeurs ; et tout en disant qu’il ne savait rien, il ne permettait pas aux autres de savoir. Il répandait la crainte et le trouble ; et comme on lui reprochait d’exceller dans les sophismes et dans l’abus des termes, il se réjouissait de ce blâme et en tirait une excessive vanité, ne sachant, disait-il, s’il existait quelque chose de honteux ou de vertueux, de bien ou de mal ; mais parlant au hasard, il changeait ensuite ce qu’il avait dit d’abord : il avait coutume de le détruire, et avec plus de développements qu’il n’en avait mis à le prouver. En voulant frapper l’hydre, il se frappait lui-même, et ressentant ses propres atteintes, il passait à l’opinion contraire sans discernement et sans décence, pourvu qu’il captivât ses auditeurs. Il devait ses succès non moins à sa belle figure qu’aux charmes de son élocution : il était, en effet, très agréable à voir et à entendre ; et c’est ce qui fit qu’on s’accoutuma à écouter ses leçons ; car elles partaient d’une belle bouche, d’un beau visage, non sans le concours d’un regard bienveillant. Au reste, il ne suffit pas d’entendre sans preuve ce que je viens d’en dire ; mais voici comme les choses étaient dès le principe. S’étant, dès ses premières années, attaché à Théophraste, homme de mœurs douces et qui avait du penchant à aimer les jeunes gens, parce qu’il était beau lui-même, étant encore d’un âge à garder des traces de beauté, il fit accidentellement la connaissance de Crantor l’académicien qui s’en éprit : il s’y attacha donc : et comme son caractère était très versatile, cédant à son entraînement et à son ardeur de dispute, il prit part dans toutes les jongleries de Diodore qui avait le talent de persuader et de plaire : il fréquenta Pyrrhon (ce Pyrrhon sortait on ne sait comment de Démocrite ; s’étant donc assaisonné de toute sorte, il resta fidèle à Pyrrhon à la dénomination près, ne reconnaissant de réalité à quoi que ce soit : aussi Mnaséas, Philomèle, et Timon, les sceptiques, l’ont-ils déclaré de leur secte, anéantissant toute vérité, tout mensonge, toute persuasion. Étant, non sans fondement, nommé Pyrrhonien par les Pyrrhoniens, il continua à se qualifier d’Académicien par respect pour Crantor qui l’aimait. Il était donc réellement Pyrrhonien au nom près, et nullement Académicien, quoiqu’il s’annonçât pour tel ; car je ne puis accorder aucune foi à Dioclès de Cnide qui dit, dans l’écrit intitulé Diatribes, que par la crainte des Théodoriens et celle de Bion le sophiste, la terreur des philosophes, et qui n’avaient aucune retenue, lorsqu’il s’agissait d’accuser, Arcésilas évitant d’avoir affaire à eux, n’osait avouer aucune opinion dogmatique, et semblable à la sépia qui se cache sous le noir qu’elle répand, il poussait au-devant de lui l’ἐποχή, l’hésitation, en disant :

« Quant à moi je n’ai aucune conviction. »

« Cependant Arcésilas et Zénon, sortis d’une même école, soutenus par de tels auxiliaires, armés de raisonnements contraires, quoique tous les deux disciples de Polémon, semblèrent oublier cette origine commune, et se séparèrent en deux camps, se fortifiant de leur mieux.

« Les boucliers se heurtent, les lances se croisent, les respirations haletantes des combattants couverts de fer se rencontrent, les boucliers circulaires sont serrés, un bruit de voix confuses s’élève, le bouclier s’appuie sur le bouclier, le casque sur le casque, l’homme sur l’homme ; chacun s’agite ; on entend à la fois les gémissements et les cris de joie de ceux qui tuent et de ceux qui sont frappés : » (Homère, Iliad. IV, 447. -XIII, 131 – VIII, 65)

ces derniers furent les Stoïciens ; car les Académiciens n’étaient pas attaqués par eux, attendu qu’on ne pouvait découvrir le point par lequel ils seraient plus vulnérables. Ils auraient été vaincus en effet, si on avait pu ébranler une seule fois leur principe, en prouvant qu’ils ne parlaient pas dans les idées de Platon. Leur manière de combattre manquait de réalité ; car la seule base qu’ils eussent, leur faisait faute, du moment où ils déviaient de leur définition sur la conception imaginaire, καταληπτικὴ φαντασία. Mais le moment n’est pas venu pour moi de traiter cette question : j’y reviendrai plus tard, lorsque j’aurai lieu d’examiner à fond cette doctrine. Étant donc partagés en deux camps, ostensiblement, ils se lançaient des attaques, non pas tous les deux, mais Arcesilas à Zénon. Quant à Zénon, il conservait sa gravité et son flegme dans le combat, sans en tirer meilleur parti que le rhéteur Céphisodore. Ce Céphisodore voyant son maître Isocrate attaqué par Aristote, et n’ayant rien appris concernant Aristote, qu’il n’avait jamais eu lieu de fréquenter, il supposa, d’après ce qu’il voyait de la philosophie de Platon, qui était alors dans toute sa gloire, il supposa, dis-je, qu’Aristote partageait les notions philosophiques de Platon : il déclara à Aristote une guerre dont tous les coups portaient sur Platon. Il commença à l’attaquer sur les idées, il finit sur d’autres sujets qu’il ne connaissait en aucune sorte ; mais qu’il se figurait entendre, d’après le sens qu’il croyait applicable aux termes avec lesquels on les exprimait ; en sorte que ce Céphisodore n’attaquant pas celui auquel il avait déclaré la guerre, était agresseur de celui qu’il ne voulait pas attaquer. De même, si Zénon au lieu de laisser en paix Arcésilas, n’avait pas attaqué Platon, il aurait, à mon sens, fait un meilleur usage de ses moyens d’attaque. Comme philosophe, au moins il aurait pu vivre en paix ; mais n’ignorant peut-être pas ce qu’était Arcésilas, et ignorant complètement ce qu’était Platon, (comme cela résulte évidemment des attaques dirigées contre lui, telles qu’on les trouve dans ses ouvrages, sans quoi il eut exactement fait le contraire de ce qu’il a fait, et ne frappant pas celui qu’il connaissait, il n’aurait pas employé contre celui avec qui il n’avait rien à démêler, les formes les plus dures, les plus avilissantes et les plus honteuses, et cela dans des termes qui dépassent même la licence d’un cynique) ; il aurait démontré que c’était par pure grandeur d’âme qu’il ménageait Arcésilas. Tandis que, soit par ignorance de ses doctrines, soit par crainte des Stoïciens, il a détourné ailleurs, c’est-à-dire contre Platon, la grande bouche d’une guerre pleine d’amertume (Homère, Il. X, v. 8.). »

Toutefois je pourrai bien plus tard, revenir sur les accusations injustes et indécentes de Zénon contre Platon, si j’ai le loisir de me livrer à la philosophie, et plaise à Dieu que je ne sois pas réduit à n’avoir loisir de m’en occuper que par forme de récréation. Arcésilas voyant dans Zénon un rival de métier digne de faire honneur à son vainqueur, renverse de fond en comble tous ses raisonnements, sans hésiter. Quant aux autres doctrines sur lesquelles il avait combattu contre lui, je ne serais peut-être pas en état d’en rendre un compte fidèle, et quand même je l’aurais pu, je ne devrais pas en faire mention maintenant ; mais cette doctrine dont Xénon était l’inventeur et dont le nom jouissait de la plus grande faveur dans Athènes : je veux dire la καταληπτικὴ φαντασία, il l’attaquait en toute occasion et de toute manière. Si Zénon, vu son infériorité, s’était tenu en repos, il n’aurait pu être victime d’une injustice ; mais sans rien répondre à Arcésilas, auquel il aurait eu tant de choses à dire, soit qu’il ne le voulût pas, ou par un autre motif que je ne puis deviner, il se livra à une apparence de polémique avec Platon qui avait cessé de vivre. Et comme s’il eût monté sur un char, il l’accablait d’invectives, sachant bien qu’il ne pourrait pas se défendre et que nul autre ne prendrait le soin de le venger, qu’Arcésilas, s’il en formait le projet. Zénon croyait y trouver son profit, ayant attiré son ennemi hors de son camp, à la manière du stratagème dont Agathocle de Syracuse fit usage contre les Carthaginois.

« Les Stoïciens suivaient ce débat avec perplexité : leur muse n’était pas encore versée dans une érudition variée, et n’avait pas l’art de charmer par les grâces, à l’aide desquelles Arcésilas les enlaçant, leur coupant la retraite, leur donnant des croc-en-jambe, leur fermant la bouche, trouvait le moyen de persuader. En sorte que ceux qu’il réfutait étant vaincus, ceux devant lesquels il parlait étant frappés d’admiration, il semblait démontré aux hommes, qui vivaient alors, qu’il n’y avait ni parole, ni sentiment exalté, ni entreprise, quelque minime qu’elle fût, qui ne dût, contre toute apparence, réussir, s’il plaisait à Arcésilas, le Pitanéen, de s’y appliquer ; tandis qu’au contraire, tout ce qui n’avait pas son suffrage, ne pouvait sembler rien de plus que de vaines paroles et un son inarticulé. »

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant